Paris, le 6 avril 2018
Rares sont les pianistes qui se sont tellement dévoués à Beethoven comme François Frédéric Guy qui a non seulement joué et enregistré l'ensemble des concertos et sonates pour piano, mais aussi toutes les sonates pour violon et piano, violoncelle et piano et les trios avec piano. Il n'y a que les noms de Wilhelm Kempff et Vladimir Ashkenazy qui me viennent à l'esprit. J'en ai donc profité pour parler surtout de ce compositeur quand j'ai parlé à François Frédéric Guy dans un café parisien.
François Frédéric Guy (FFG) : Oui, c’est sûr, c’est mon côté atypique : j’aime la musique allemande et j’ai voulu être chef, c’est doublement atypique ! Mon répertoire c’est surtout Beethoven et Brahms, Liszt ; Mozart bien-sûr, un peu de Schubert et de Schumann de temps en temps... en y réfléchissant, c’est difficile de faire coexister Beethoven et Schubert !
FFG : Absolument, c’est un cliché idiot, et qui a la vie dure! Surtout qu’on vit une époque d’échange où l’on va à Tokyo en 12 heures.. Cela dit, j’adore Debussy et aussi la musique création contemporaine française: Marc Monnet, Bruno Mantovani, Hugues Dufourt; c’est ma manière de faire de la musique française! J’aime aussi les pionniers comme Messiaen et Boulez! J’ai fait également beaucoup de créations. Le merveilleux compositeur Tristan Murail va m’écrire un concerto pour 2020. Et j’ai commandé au jeune compositeur Aurelien Dumont, actuellement pensionnaire de la Villa Médicis, un concerto pour la double fonction chef/soliste, un peu comme chez Mozart..
FFG : Bavouzet est un ami qui a un immense répertoire et avec qui j’ai enregistré un disque à deux pianos. Autour du Sacre du Printemps. Vous avez raison, c’est assez rare parmi les pianistes français. Dans mon répertoire, Beethoven est présent de façon permanente, à peu près à chaque concert et sous toute ses formes!! Sonates, variations , musique de chambre , concertos ! C’est également avec lui que j’ai fait mes débuts officiels de chef d’orchestre au Théâtre des Champs-Élysées à Paris , la semaine dernière, avec le Triple concerto et la cinquième symphonie !
FFG : Un très grand succès et un moment très important et émouvant dans ma vie d’artiste. A 25 ans, je voulais être chef d’orchestre, j’ai failli arrêter le piano, j’avais déjà une invitation d’aller étudier auprès de Seiji Osawa ! Et la vie a pris un autre chemin et je suis devenu pianiste. Maintenant, c’est un grand bonheur de diriger et surtout Beethoven, le compositeur que je connais le mieux. L’année prochaine, j’aborderai L’Héroïque et en 2022 Fidelio.
FFG : Ah oui, je ne m’en lasse pas, Beethoven est comme Shakespeare pour les acteurs, même après avoir joué Macbeth plus de 500 fois, on n’en a pas assez ! C’est la même chose avec l’opus 111 ou le cinquième concerto!
FFG : Oui, je dirais exactement l’alpha et l’oméga de ma vie musicale ..je parcours inlassablement son œuvre pour découvrir de nouvelles choses, et c’est pour toute la vie !
FFG : L’universalité de son langage qui parle de l’être humain dans toutes ses caractéristiques, il peut être romantique, fou, passionné, mystique, panthéiste, fatal, conquérant, tout cela à la fois. Il a beaucoup d’humour, c’est le reflet de l’être humain avec un grand « E ». Il n’est pas divin comme Mozart, ou même inaccessiblement divin comme Bach; non, il est totalement et si désespérément humain!! Et c’est ce dialogue avec l’humanité, qui touche les gens et ça me touche aussi.
FFG : Oui, en effet, plus les cellules sont banales, plus ça lui donne la possibilité d’exploiter son potentiel ! Glenn Gould a comparé une fois les Variations Sérieuses de Mendelssohn et les Variations Eroique de Beethoven, pour Mendelssohn, il a dit que le thème est sublime, mais qu’après les variations tournent à la paraphrase et qu’elles en sont presque décevantes. Avec celles de Beethoven, c’est le contraire : elles commencent avec presque rien et ce qu’il en fait dans les variations devient épique et magistral d’inventivité . Pour les variations Diabelli, c’est la même chose , il s’agit au départ d’un thème trivial d’un compositeur moyen-Diabelli- et les variations sont un sommet d’inventivité et probablement le sommet de l’œuvre pianistique de Beethoven . C’est un grand inventeur, comme vous dites. Tous les compositeurs ont pris dans Beethoven après lui : Brahms dont la première symphonie regorge de citations de la 5ème symphonie, de l’Héroïque et surtout de la 9ème! Mais aussi Schumann, Mendelssohn, Bruckner, Liszt, Bartok. Mahler le cite souvent . Boulez disait que sa deuxième sonate était sa sonate Hammerklavier, et quand Bavouzet lui jouait sa première sonate, il a dit que son modèle était la Sonate à Thérèse opus 78 de Beethoven.
FFG : La sonate à Thérèse justement, dont le thème du premier mouvement ressemble à la
musique de Schubert.
FFG : Oui, en effet. Chez Beethoven, il y a souvent le motif de la cellule, c’est peut-être unique.
FFG : Oui, mais ce n’est peut-être pas le même niveau ! Bien que ce fut un immense compositeur ! Il a écrit à mon sens un pur chef d’œuvre : sa sonate pour violon que j’aime beaucoup jouer notamment avec mon partenaire, le merveilleux violoniste Tedi Papavrami . Prokofiev, grand admirateur de Beethoven, à utilise aussi ce principe de la cellule courte et basique, notamment dans sa 6ème sonate pour piano
FFG : Avec plaisir !
FFG : C’est dommage que les sonates de l’opus 2 n’aient pas de nom, le public les connaît mal, alors qu’elles sont très ambitieuses ! Il y a beaucoup d’humour, comme dans le final d’opus 2/1. Le début du premier mouvement fait penser à un personnage d’opéra qui entrerait sur scène l’air malicieux sur les pointes des pieds; quant au mouvement lent on y ressent encore l’heritage de Mozart, sans en atteindre malgré tout la perfection ...
Par contre, dans la sonate opus 2/2, le mouvement est d’une profondeur presque wagnérienne ! On voit dans ce même opus l’évolution de la virtuosité. Beethoven avait de grandes mains, jusqu’à une dixième dans la main gauche. On constate aussi que les sonates deviennent de plus en plus longues et ambitieuse à tous les niveaux.
La virtuosité est encore plus brillante dans l’opus 2/3, c’est sa sonate « commerciale » de génie. Et il faut encore mentionner l’exceptionnel mouvement lent douloureux et tragique .. C’est une œuvre très difficile, bien que moins difficile cependant que son opus 7.
FFG : Le mouvement lent- encore lui! est pourtant l’un des plus beaux mouvements de Beethoven, le final est également d’une grande beauté, très original dans son énoncé . Voilà un exemple de mélodie magnifique ! j’aime beaucoup. C’est la sonate la plus longue après la Hammerklavier.
FFG : On l’appelle la petite Pathétique de Beethoven. Dans les sonates d’opus 10, il change de style. Il délaisse le style hérité de Haydn. Dans le troisième mouvement, on dirait presque qu’il a pris de la cocaïne, tellement les événements musicaux sont courts et s’enchaînent rapidement. Il préfigure déjà sa cinquième symphonie, on y entend fugitivement le célèbre motif du premier mouvement!
FFG : C’est vrai ! Il y a un côté schubertien avec des tonalités pas si habituelles. Beethoven est très orchestral dans la fugue du dernier mouvement (presto)où il se souvient à nouveau de Haydn avec beaucoup d’humour et de virtuosité !
FFG : Radu est mon pianiste préféré ! Cependant je ne pense pas que ce mouvement lent préfigure les dernières sonates; simplement il cherche un style plus personnel, aussi dans la durée et comme on l’a dit Beethoven n’attend pas les dernières sonates pour être profond et métaphysique ! Il l’est dès les premières œuvres. Il est déjà au-dessus de tout dans cette 7ème sonate. Il y a beaucoup d’humour aussi, par exemple dans le final, où le thème se réduit à une cellule répétée de trois notes ascendantes et un silence comme une question en suspens. C’est perturbant et drôle à la fois.
FFG : C’est la révolution, le mai ’68 de Beethoven ! Il dit : « Maintenant, je suis LE grand compositeur ! » Le piano explose, il y a beaucoup de violence. C’est Beethoven qui a par exemple inventés les trémolos, qui vont plus tard faire le bonheur de Liszt. L’introduction préfigure la sonate d’opus 111.
FFG : Oui, on pourrait le dire, mais ce n’est pas le même caractère. Dans la Pathétique, il y a une introduction funèbre, puis une course à l’abîme, dans la sonate de Schubert, nous avons plutôt affaire à une grande architecture.
FFG : Ah oui, la sonate d’opus 14/1, c’est merveilleux, comme si Beethoven disait : « Quoi faire après la Pathétique ? » Il change complètement de style, le propos est beaucoup moins révolutionnaire et plus discret et fluide. C’est encore comme s’il voulait dire : « J’ai épaté tout le monde, maintenant je vais vous surprendre ! »Dans le dernier mouvement de la première le ton est schubertien, il y invente littéralement Schubert. C’est profond et « semplice ». Dans la sonate d’opus 14/2, le ton est extrêmement lyrique, et il y a encore beaucoup d’humour notamment dans la marche grotesque qui tient lieu de second mouvement, et le finale qui ressemble à un scherzo !!
FFG : Non, c’était une erreur monumentale ! Je rappellerai la phrase du grand Alfred Brendel à propos des variations Diabelli: « l’humour est l’envers du sublime »..
L’opus 22 quant à elle est très démonstrative et virtuose, par exemple le début du premier mouvement avec sa cellule interrogative et mordante qui se résout dans une montée extrêmement virtuose est particulièrement difficile. Par contre, le mouvement final est très lyrique.
FFG : Dans la facture, oui. Il y a de l’humour et du lyrisme dans le premier mouvement, le deuxième mouvement est comme une mélodie d’opéra, ce qui est très particulier. Il y a un côté « sain »dans cette sonate, comme si on faisait un régime, un peu comme dans l’opus 2/3. Richter adorait l’opus 22 et il en était l’un des grands interprètes.
FFG : Oui, il invente, encore et encore ! les variations sont un peu dans un style d’impromptu schubertien, le scherzo est violent, presque pré-brucknérien.
FFG : Oui, Chopin aimait cette sonate et l’a prise comme modèle pour sa deuxième sonate « funèbre ». Le final de Beethoven lui a servi de modèle, aussi pour certaines de ses études.
FFG : Probablement Bonaparte, Beethoven aimait Bonaparte, mais il détestait Napoleon qui a fait la guerre. Le dernier mouvement est très fuyant, il y applique une nouvelle technique : celle des basses Alberti inversées, comme il le fait aussi dans l’opus 27/1
FFG : Je ne suis pas d’accord, ce n’est pas la même fantaisie ! L’opus 27/1 est fantasque, abrupte, change tout le temps, le style est très libre, dans la « Clair de lune »Beethoven franchit une étape supplémentaire, il n’y a pas de thème, mais une couleur. C’est révolutionnaire et presqu’impressionniste. Le deuxième mouvement est un transition de climat et d’harmonie entre deux abîmes. Le troisième mouvement est une course pour échapper à quelque chose d’inévitable.
FFG : C’est écrit à la blanche et non pas à la noire !Les différences sont probablement dues à de mauvaises éditions, c’est aussi le cas dans le premier mouvement de l’opus 106 écrit à la blanche et que certains pianistes des plus illustres jouent inexplicablement à la noire, changeant ainsi radicalement le sens et le tempo de cette œuvre. Dans le mouvement initial de la « Claire de lune », l’interprète ne doit pas cependant pas accélérer. On doit créer une atmosphère immobile et hypnotique .
FFG : C’est l’une des plus belles, un grand voyage naturaliste, un peu comme dans une symphonie. Le premier mouvement commence de manière assez bizarre : avec un effet de timbales pianissimo sur laquelle se développe un thème élégiaque de dix mesures!! Totalement inouï! C’est très intérieur aussi et assez malaisé à jouer : par exemple le tempo du final qui n’est ni rapide. C’est très romantique.
Pour la sonate d’opus 31/1, Schnabel a noté dans sa merveilleuse édition « sano » (sain ). C’est une sonate qui n’est, en apparence pas compliquée ni métaphysique. Beethoven a la tête haute, on respire et de nouveau, il y a beaucoup d’humour. Il y a un énorme mouvement lent, qui est une parodie de Rossini d’un humour décapant dont le tempo est noté « adagio grazioso » ce qui est en général contradictoire! À noter que le finale a servi de modèle à Schubert pour le final de sa sonate D 959. . Je vais jouer un programme à Madrid en 2009, où je jouerai ces deux sonates pour montrer la correspondance.
Dans l’opus 31, il y a à nouveau trois opus et à nouveau, le propos change. Le début de la « Tempête » est très audacieux. Un peu comme une obsession :« stubborn » comme le disent les Anglais. Le mouvement perpétuel du final est aussi une tempête mais intérieur comme un vent qui fait s’envoler les dernières illusions de la vie...
FFG : Oui, bien sûr ! Dans l’opus 31/3, encore, l’écriture n’est pas commune, par exemple dans les interrogations au début De toute la sonate émane une énergie vitale. La chasse du scherzo est extrêmement violente: on entend les sonneries des cors de chasse et on imagine presque la meute des chiens courant après le gibier! Le menuet est lumineux, alors que le final préfigure par certains côté le pianiste de la Waldstein, très démonstratif. Les croisement de mains rapides de la coda en sont un exemple flagrant.
FFG : Non, pas du tout ! « Leicht’ en allemand signifie aussi « léger ». Elles ont été écrites plus tôt, à la fin du 18ème siècle. Ce sont des œuvres laboratoires destinées aux élèves de Beethoven, un peu comme le livre d’Ana Magdalena Bach. Ce sont deux petits bijoux. Le deuxième mouvement d’opus 49/1 rappelle le rondo du deuxième concerto. J’aime les jouer enchaînées, comme une grande sonate.
FFG : C’est sa sonate pré-romantique, il y a une excellence, un côté grand piano. Le mouvement lent est crépusculaire et s’enchaîne au finale véritable hymne à la joie et à la vie cependant son début mystérieux pianissimo baigné dans la pédale rappelle un paysage vu à travers la brume lorsque l’aube arrive, d’où le surnom « Aurore » en français. C’est un hymne à la nature, panthéiste.
FFG : Je ne suis pas d’accord, c’est un grand élan romantique, une tempête. Dans le dernier mouvement, il y a d’autres nouveautés, comme des glissandos et l’utilisation de la pédale sur plusieurs mesures.
L’opus 54 est aussi une œuvre laboratoire, Beethoven commence avec un ménuet et finit avec une toccata avec beaucoup de finesse, qui annonce les études de Chopin. Il y a dans ce dernier mouvement un aspect « études » au sens chopinien du terme, extrêmement technique et difficile.
FFG : Pas du tout !! Beethoven au contraire n’est jamais sans style, mais il cherche de nouveaux styles ! L’Appassionata est la grande sœur d’opus 54, le premier a été écrit en fa mineur, le second en fa majeur. L’opus 57 est contemporain de l’Héroique. Le début est un simple arpège. Comme souvent il pose une question qui ne trouve sa réponse que plus tard dans le mouvement .. À noter que dans le premier mouvement, Beethoven surprend encore et supprime la reprise traditionnelle de l’exposition. Par contre il introduit une reprise dans le finale comme il l’avait d’ailleurs fait dans l’opus 54!!!
FFG : Vraiment? Mais il le faut, sinon c’est comme si on déchirait plusieurs pages de la partition !
La sonate d’opus 78 est l’une des plus poétiques avec l’opus 26, la tonalité de fa dièse majeur est très rare. L’introduction rappelle Mahler et le premier thème celui du premier mouvement de la sonate en la majeur D 664 de Schubert.
FFG : Parce qu’elle a été dédiée à Thérèse von Brunswick, on dit que « die ferne Geliebte », c’était elle, mais c’est controversé maintenant.
La sonate opus 79 est délicieuse, écrite dans un style populaire (« völkisch » en allemand), il y a beaucoup d’humour. Le mouvement lent annonce les ballades de Brahms, le dernier mouvement rappelle les bagatelles de Beethoven lui-même.
La sonate « les Adieux » est une sonate presque cinématographique! Avec un programme dramatique allant des adieux au retour en passant par l’absence ... Elle est romantique dans le propos. C’est la première fois que Beethoven note les tempi en allemand et non en italien affirmant ainsi sa volonté d’exprimer plus finement et précisément sa pensée musicale, dans sa langue maternelle.Le finale est difficile techniquement, il rappelle le cinquième concerto.
Cette sonate exceptionnelle montre comment Beethoven réussit à traduire musicalement le récit d’un drame humain près qu’à la manière d’un opéra..
La sonate opus 90 est la plus « schubertienne » , il y a encore quelques nouveautés : la concision du propos, le nombre de changements brusques de caractères qui donne l’impression d’une personne en proie à des doutes et des pensées qu’il exprimerait soudainement. Cette sonate inaugure la série des grandes sonates de la fin, elle est proche de
l’opus 101, à laquelle elle pourrait servir de grand prélude. À la toute fin du finale, on reste en effet en suspendu à une question sans réponse et j’ai toujours l’impression que le début de la 28ème sonate donne la réponse tant espérée.
La sonate opus 101 est la première écrite pour un « Hammerklavier » c’est-à-dire un grand piano à marteaux ( qui frappent les cordes au lieu d’avoir un système de cordes pincées comme au clavecin ou clavicorde.) il y a plus également de notes dans les basses.
Le second mouvement en forme de marche rappelle le quatuor à corde opus 132. Le caractère de cette sonate est très contrasté proche dans l’ensemble de la 4ème sonate pour violoncelle et piano opus 102 écrite simultanément .
La Hammerklavier quant à elle n’a pas d’’équivalent, ni avant, ni après. Le propos, la force, la variété et la difficulté de l’œuvre sont uniques. Beethoven a dit qu’elle donnerait du mal aux pianistes pour 50 ans, moi je dirais pour 150 ans!!Je l’ai jouée plus de 100 fois et je l’ai enregistrée trois fois, c’est mon œuvre de chevet. C’est la sonate qui contient peut-être le plus beau mouvement lent, et dont les proportions, comme celles de tous les autres mouvements, sont gigantesques. La fugue finale repousse tous les paramètres du genre à l’extrême et exige de l’interprète des prouesses techniques et mentales hors du commun .
FFG : Peut être… si on prend l’introduction du finale par exemple, on peut dire que de rien émerge quelque chose, c'est une introduction cosmique, un Big Bang musical..
FFG : Mais elle suit toutes les règles ! Le plan est très clair, c’est une espèce de Veni Creator comme dans la huitième symphonie de Mahler. Vous avez raison pourtant, qu’elle est difficile à mener !
FFG : Ces trois sonates ont chacune un caractère différent, l’opus 109 est une sonate qui frappe par sa brièveté : les deux premiers mouvements durent à peine plus que cinq minutes, le dernier est plus long en forme de variations qui annoncent le dernier style de Beethoven en s’affranchissant des dernières références au passé classique, et se développant à partir d’un magnifique choral. Comme dans l’opus 106, il y a aussi des silences éloquents qui deviennent un des caractéristiques de l’écriture de Beethoven .
L’opus 110 est peut-être la plus belle de toutes les sonates, en ce qui me concerne. Le propos est christique. La reprise de la fugue symbolise un retour à la vie et rappelle les passions de Bach, c’est une résurrection grandiose.
FFG : Oui, mais peut-être aussi par quelqu’un qui finalement veut croire à la résurrection après la mort .... La reprise du thème du dernier mouvement noté « Klagend » c’est à dire plaintif, est entrecoupé de silences, comme quelqu’un qui aurait du mal à respirer C’est rare que Beethoven soit à ce point religieux. a joué cette sonate, on a beaucoup de mal à s’en remettre après…
FFG : C’est dans la sonate le mouvement qui symbolise la vie! Survolté et abrupte!
FFG : Oui, Beethoven a déjà utilisé ce procédé dans la sonate pour violoncelle opus 69, il faut répéter une note comme si la seconde note n’était pas vraiment rejoué mais induite ..om en résulte un effet vocal irréel et sublime .. Dans l’opus 110, on l’entend très explicitement, comme la voix d’un évangéliste, il faut que ça soit induit, comme un écho.
Enfin l’opus 111 commence un peu comme la Pathétique, mais avec le poids des années. Un saut d’octaves périlleux, presque fatal tel un destin vers lequel Beethoven-et finalement l’humanité entière- se dirige inexorablement...
FFG : Oui, notamment la fin de l’étude révolutionnaire. Il y a un côté élévation qui prépare déjà l’arietta, la musique commence à flotter au-dessus-de la terre.
FFG : Il n’était pas vieux, il avait 50 ans, comme moi , mais c’est un aboutissement. La musique qu’il a écrite après, les Variations Diabelli et les Bagatelles, est très différente de style. Pour le deuxième mouvement, il n’écrit pas explicitement « variations », ce sont des transformations ou des mutations, cette technique trouve son apogée dans les variations Diabelli, . Ça commence comme de vraies variations sur un thème, mais ce sont de moins en moins des variations quand on avance. La 31ème est une immense méditation quis’est éloignée du thème originel ..
FFG : Peut être .. je trouve cette variation beaucoup plus tragique que ce rythme laisse penser..
Puis sans transition on quitte la terre, le monde des vivants pour rejoindre un cosmos, des régions inconnues c’est sans fin et pour l’éternité. Terra incognita. Alles ist Verbracht: tout est accompli.
FFG : Ce sont deux mouvements d’apparence opposée. Mais reliés secrètement . C’est ce que doit réussir l’interprète ...
FFG : C’est difficile à dire. Schnabel reste inégalé, c’est une incarnation surnaturelle.. On peut trouver son bonheur chez différents pianistes, Brendel reste un modèle aussi.
FFG : On se basait sur des disques, sa nervosité était sans doute due au 27 tours, mais personne ne jouait les mouvements lents comme lui. Et puis trop vite par rapport à quel critère?
FFG : Brendel et Lupu. Jai également été frappé par la projection sonore de Pollini, ce dernier a une énergie rythmique qui est la base absolue dans la musique de beethoven
Amsterdam, le 19 février 2005
Frank Braley (FB) : Nous avons eu quelques problèmes de règlage, car l’acoustique de l’église était assez étrange et sèche.
FB : Oui, c’était un Fazioli demi queue qu’on utiliserait pour un salon, mais par pour un concert. Sinon, le concert a été bon !
FB : On est habitué et souvent, on a de bonnes surprises ! Il m’est arrivé d’avoir rejoué dans une certaine salle et d’avoir redemandé un certain piano, que je n’ai ensuite plus reconnu... Je comprends l’exigence qui pousse Krystian Zimerman à voyager avec son piano, mais un instrument réagit différemment à chaque salle de concert, et j’aime le défi de devoir s’adapter au piano et à l’acoustique de la salle. J’aime bien trouver le contact avec un instrument,cela fait partie du jeu.
FB : Impossible, non. Nous vivons dans une société de luxe. Prenez un artiste comme Richter, qui faisait des tournées en Sibérie, dont il subsiste des rapports. Il jouait parfois sur des piano droits ou sur des pianos auxquels il manquait des touches et il était bien un des plus grands artistes qui arrivait à jouer de la musique. J’y pense toujours. Il ne faut pas jouer les divas !
FB : Non, cela a été la surprise totale jusqu’au dernier moment. C’était un coup d’essai, j’y allais pour me situer un peu. Beaucoup de gens me disaient que ce que je faisais était formidable, mais que je n’allais pas gagner, car je n’avais pas le profil d’un lauréat ! Et c’était ma grande chance que je d’y être allé avec l’attitude inverse : c’est-à-dire pas pour gagner. Puis j’avais une expérience quasi nulle de l’orchestre. Il y avait une chance sur 100 que j’allais au final, mais je me suis dit : « Si jamais, l’idéal serait de jouer le 4ème concerto de Beethoven ».
Je n’avais pas du tout choisi de programme pour un concours (sauf le concerto, j’ai joué une sonate de Schubert) et cela m’a sauvé. J’arrivais à la fin de la semaine et le jury a levé la tête après tant de Rachmaninov 3, Tschaikofsky 1 ou Brahms 2... Ils ont eu envie d’écouter le Beethoven et les premiers accords du concerto ont presque été un soulagement !
FB : Berman, Davidovich, Firkusny, Fou Tsong, Magaloff, El Bacha...
FB : Oui, c’était un de plus grands chocs de ma vie. Je n’avais pas dormi la veille et je sentais la fatigue de toute une semaine. Au début, dans cette salle surpeuplée qui ressemblait à un stade de foot, j’ai été dans un état second. Ensuite, je sentais le poids de la responsabilité. J’ai su que ma vie allait basculer avec au moins 60 concerts après le concours. C’était vraiment un moment charnière de ma vie. Dans les dix minutes qui suivaient, je me suis repris. Le regard des gens a changé aussi ; d’abord, j’etais un étudiant de conservatoire et des gens qui ne m’auraient pas salué autrement sont venus me dire qu’ils étaient honorés de me rencontrer. C’était comme si j’avais enfilé un costume... et c’était brutal !
FB : Je me serais sans doute présenté à trois ou quatre autres concours. J’étais allé à Bruxelles pour prendre ma température ! Sinon, je serais retourné à mes études, je n’étais pas déterminé de devenir musicien, mais j’aimais beaucoup la musique.
FB : On était enfermé dans la chapelle, cela ressemblait à une sorte de stage. Il y avait beaucoup de contacts et c’était bien cordial. On jouait beaucoup les uns pour les autres. Et puis, je n’étais pas un danger pour les autres de par le choix des oeuvres que j’ai jouées !
FB : Oui, j’ai revu Alexander Melnikov l’autre jour. On se suit, on a parfois des amis communs...
FB : Il m’est impossible de répondre à cette question. Cela revient à demander : « Comment faire un tube ? « Il n’y a pas de recette. Je peux seulement réussir à faire de bons concerts et me montrer digne de l’attente du public. Il faut aussi une solidité physique et psychique. Puis il y a la chance des rencontres, que ce soit avec un agent, un chef, d’autres musiciens ou un représentant d’une maison de disques. Après, c’est une synergie. Pour moi, les choses se sont faits de façon empirique. Il faut être au bon endroit au bon moment.
FB : Non, les quatre premières années, je n’en ai pas eu. Il y a eu la bouche à l’oreille et comme je disais, la chance de certaines rencontres, comme avec Renaud et Gautier Capuçon. Il n’y a pas eu de grandes envolées et cela a été une chance. Cela m’aurait bien handicapé.... Le vrai métier, c’est les concerts et cela ne s’apprend qu’en jouant. Finalement,il y a ceux qui tiennent et ceux qui tombent !
FB : Non, je n’ai pas expérimenté cela. Je n’ai pas non plus été catalogué « musicien français », étant donné que je m’étais présenté avec le 4eme de Beethoven.
FB : Le cas de Lang Lang est récent. Et on peut bien échapper à cela ! On peut avoir une vie musicale passionnante et très riche sans faire partie de ceux qui sont mis en lumière. On peut rester anonyme et faire une belle carrière. Il y a tellement de festivals et de concerts, ces quelque quartre ou cinq stars ne peuvent pas tout jouer !
Dans la musique classique, on « gagne »avec des concerts et moins avec des disques, alors que dans la popmusique, c’est le contraire.
FB : J’ai entendu parler de cela. On a besoin de disques intelligents, pourtant la tâche d’un directeur de maison de disques est de ne pas mettre en faillite sa maison ! Ce n’est pas un mécène !
FB : Ma maison de disques, Harmonia Mundi, est l’une des peu qui gagne encore de l’argent avec leurs disques... J’ai une passion pour la musique de Richard Strauss, j’avais déjà joué toutes ses transcriptions et la Burlesque. Personne ne s’y était mis, sauf Gould dans deux pièces,c’est pour cela que j’ai voulu faire le disque ! Il est un grand compositeur et dans ses oeuvres pour piano, on devinait déjà le grand compositeur qu’il allait devenir. Sa progression a été très rapide. C’est touchant de voir ce qu’il avait écrit entre 16 et 18 ans.
FB : Non, je ne trouve pas. C’est une oeuvre claire et agréable, il faut de grandes mains, ça oui..
FB : Oui, Bach, que je joue tous les matins ! Puis Beethoven et Schubert, parfois Mozart. Pour ce dernier, il faut se sentir à la hauteur. Il est un bon baromètre ! Et Debussy, que je joue beaucoup aussi.
FB : C’était mon premier disque que j’ai fait à 23 ans. Schubert est comme une langue, on la parle ou pas. Il y a ce sentiment de communion et d’intimité qui n’est qu’à lui. Avec Beethoven, on peut lutter, on s’attaque parfois comme à une ascension d’une grande montagne. Mozart est comme Schubert, c’est le naturel absolu...
FB : Je ne sais pas, je répondrais par une métaphore osée, peut être brutale.. Jouer de la musique est parfois comme un acte d’amour... Cela devient une performance. Si on sait qu’à telle et telle heure qu’’on va faire de l’amour, c’est une forme de prostitution. Une prostituée n’embrasse jamais... c’est bien ce qu’il faut faire avec la musique de Schubert, il faut l’embrasser. On ne peut pas faire semblant. Il y a un niveau, où il n’y a plus de théâtre et où on est nu.
FB : C’est une espèce de proximité avec la mort, une intimité.... mais aussi un dialogue avec la mort. La tonalité exprime une grande sérénité et tendresse, qui est cependant entremêlé avec la mort. Pour moi, c’est un privilège de la jouer et d’arriver à ce contact serein, qui est très sensible dans cette sonate. Dans le mouvement lent, il y a des choses douloureuses, mais elles sont résolues dans une extrème tendresse. C’est particulier à Schubert. Parfois, le majeur est encore plus poignant et apaisé que le mineur... Cela me rappelle la fin du poème L’invitation au voyage de Baudelaire « le monde s’endort dans une chaude lumière »,l’image d’une mort qui n’est pas triste..
FB : C’est un seul journaliste qui l’écrit ! Oui bien sûr que cela me flatte et me fait plaisir, mais au fond, cela n’a pas d’importance. Enrégistrer cette sonate à côté de toutes les références a évidemment constitué un risque, mais je crois que ma version a sa place à côté, c’était une manière de m’installer et cela, c’était important.
FB : J’ ai un problème avec le disque... Parfois, je n’ai pas envie d’en faire, quand j’entre dans un magasin de disques et vois tout ce qui a été fait, je me dis bien : « A quoi bon enrégistrer ? » C’est sans doute un orgueil mal placé. Pour moi, il est important de pratiquer certaines musiques, mais les graver, pas spécialement.. Par contre, j’ai eu envie de faire un disque Gerschwin, qui sortira bientôt, c’est une musique que j’aimerais donner à des amis. Cette incursion dans ce monde de music-hall, cette musique positive m’a fait plaisir...
FB : Ah, je ne touche presque pas... bien que je l’aie beaucoup joué comme étudiant. J’admire sa musique, mais elle est difficile et pleine de pièges. Je ne me sens pas d’affinité avec l’esthétique romantique en général, ce côté douloureux et souffreteux ne me va pas bien... Chopin est une musique tellement délicate qu’elle peut facilement être démolie.. C’est presque trop beau et c’est un piège. Les préludes et les nocturnes sont très beaux, mais j’avais besoin d’une cure de classicisme pour revenir à Chopin. Pour l’instant, je n’ai pas encore trouvé le ton juste. Sa musique se crée sur le moment même,elle doit être joué comme si elle était improvisée. J’adore d’ailleurs les disques de Samson François !
FB : Non, je ne le joue pas en solo. C’est une musique qui sent la névrose et cela ne me fait pas de bien. Je joue pourtant son concerto et sa musique de chambre et j’adore les Scènes d’enfants. Mais ce côté malade du romantisme....
FB : C’est un romantisme débridé de pleine santé. C’était quelqu’un de vivant. C’est aussi le romatisme de la démesure !
FB : Non, même si je joue souvent du Debussy. Mais, je joue le plus souvent la musique « classique ». En ce qui concerne la musique du Xxieme siècle, j’ai fait plus de Falla et d’Albeniz que de musique française. Ce que j’aime, ce sont des programmes qui représentent une sorte de voyage à travers le temps.
FB : Oui, et c’est une chance que le récital de piano a décliné lors des derniers 20 ans. La musique de chambre me relie à l’origine, qui est de partager. C’est naturel et c’est loin de la performance. Cela me connecte aux sources. Les rencontres sont nourissantes.
FB : J’ai d’abord joué beaucoup de sonates avec Renaud quand il était encore bien jeune. A ce moment-là, Gautier était encore étudiant. Ils sont tous les deux la capacité de s’intégrer.
FB : Je réponds par une boutade : il y aura de plus en plus de vieux dans 30 ans, le réservoir est inépuisable ! Mais sérieux, c’est effectivement un questionnement. C’est la forme du concert qui pose problème. Bien sûr,pour les jeunes, un clip vidéo de Robbie Williams avec des filles à moitié nues est plus attrayant qu’une symphonie de Mahler... La matière est exigeante. Quand j’avais 13 ans, je n’écoutais pas de classique, mais du punk et du hard rock. Il y aura cependant des phases, où on a besoin de se nourrir ou quand il faut de l’intériorité . Il faut parfois autre chose. C’est la forme qui décourage parfois et qui est fossilisé... et c’était beaucoup moins le cas aux théâtres du 18eme siécle, où il se passait bien des choses... Quand je vois de la musique classique à la télé, je me rends compte à quel point il est difficile de filmer de façon dynamique !
FB : Oui, Monsaingeon est exceptionnel, tout comme Sokolov. Il y aussi les concerts/commentaires de Bernstein qui passaient à la télé et qui sont devenus mythiques. Mais là, on ne pouvait pas parler seulement d’un concert filmé ! En fin de compte, je ne suis pas pessimiste. La musique classique possède une puissance émotionnelle très forte. Et pensez au cinéma ou aux films, la musique classique y est souvent capable de toucher beaucoup de gens !
© 2005
Eijsden, le 6 septembre 2020
Ida Pelliccioli (IP) : Il s’agit d’une nouvelle expérience pour moi et c’est un exercice très intéressant, parce que l’énergie d’un concert est à chaque fois différente: nous-mêmes, nous nous sentons différemment, et l’énergie du public change aussi. C’est une très bonne expérience, qui nous apprend des choses sur notre endurance, qui nous permet de repousser certaines de nos limites, physiques mais aussi mentales, au-delà du fait que chaque expérience de concert permet de grandir dans l’interprétation. Lorsque je suis sur scène, je me donne entièrement, c’est le moment pour moi aussi de prendre des risques, d’essayer de nouvelles choses, c’est ce qui est intéressant dans la performance en public, on apprend toujours à chaque concert. Avec deux concerts dans la même journée, j’ai la possibilité de vivre tout cela avec encore plus d’intensité, dans un laps de temps concentré.
IP : Pas forcément, une fois par rapport à l’autre – comme je vous disais, sur scène je me donne entièrement à chaque fois, il ne faut pas qu’il y ait une quelconque retenue - mais c’est vrai que durant la journée, il y a tout un processus physique et mental que je suis afin de me ménager.
IP : Oui, évidemment, notre esprit critique est toujours en éveil dès le moment que l’on appuie sur une touche, on sait par conséquent ce qui a bien marché une fois plutôt qu’une autre. Quand on enchaine deux fois le même programme le même jour, on fait un bilan à la fin du premier concert – on revisualise mentalement notre prestation - et on essaye de rectifier ce qui n’a pas marché, pour l’améliorer ou essayer de nouvelles choses la deuxième fois.
IP : Absolument, oui ! Je dirai même que parfois le moment du concert nous permet de nous dépasser, d’atteindre une qualité d’interprétation ou une qualité sonore qui va au-delà de ce que l’on avait visé, et c’est là toute la magie de la scène, qui est un endroit unique où l’interprète a les conditions idéales pour créer cette « bulle » créative et inspirée. En un sens, dans cet échange entre l’interprète et la scène, il y a toujours un moment du concert que l’on ne contrôle pas, où on est comme porté. Au-delà de ça, il reste toujours cependant des marges d’amélioration possibles. C’est peut-être pour cela que je ne suis jamais satisfaite de ma prestation. Il ne faut pas non plus aller dans le perfectionnisme extrême, mais disons qu’on s’attache toujours à ce qui peut être amélioré. En parlant de la sensation physique, des deux concerts que j’ai joués hier, j’étais un peu plus fatiguée le soir. C’était notamment par rapport à la concentration : il y a l’aspect mécanique, des mains et du physique, mais il y a aussi l’aspect mental. La concentration en concert est démultipliée et donc on apporte beaucoup plus d’énergie, c’est ça qui fatigue plus qu’autre chose.
IP : Oui, parce que finalement on peut travailler dix, douze heures par jour sans problème physique, alors qu’à l’issu d’un concert d’une heure, on peut être aussi fatigué qu’après une journée de travail. C’est l’investissement qui est différent.
IP : Absolument! Comme je le disais, la scène est un lieu unique et vital pour l’interprète. C’est un lieu d’échange, de partage entre l’artiste et le public. Tous deux sont acteurs de la création, le public nous donne beaucoup d’énergie, le public nous porte et il est aussi la raison pour laquelle nous faisons ce que nous faisons. Un « interprète », de part son étymologie inter-pretare, désigne celui qui révèle, traduit un message : cette notion de transmission rend donc la présence d’un destinataire essentielle. Je suis ravie de pouvoir revenir à la musique avec du vrai public, après ces six mois d’arrêt.
IP : Six mois, j’ai repris il y a dix jours avec quelques concerts en France.
IP : C’était très agréable. J’ai profité de l’arrêt de ces derniers mois pour travailler du nouveau répertoire et lors de ces concerts, j’ai présenté trois programmes différents : les deux programmes que j’ai joués ici, plus un programme tout frais que je viens d’apprendre.
IP : C’est un programme qui s’intitule « Introspections », avec la Sonate opus 109 de Beethoven, un prélude choral de Brahms, transcrit par Busoni, une pièce de Busoni – Fantaisie d’après Bach, très peu jouée - Dans les brumes de Janáček, et l’Elégie de Rachmaninov.
IP : C’était en prévision, mais c’était prévu pour plus tard, l’année prochaine.
IP : C’est vrai que le premier mois, en mars, je n’ai pas du tout touché le piano, pour tout le monde cela a été une période difficile. Je ne travaille pas avec un agent, c’est moi qui organise tous les concerts, donc les annulations me sont parvenues directement. Evidemment, il y a la déception d’être annulée, mais ensuite je me suis aussi sentie désorientée, parce qu’il est difficile de planifier son travail dans ces conditions. J’avais un programme de travail, un planning de tournées prévues et cela n’a pas été facile de se retrouver avec tout ce temps, sans savoir quelle serait la prochaine échéance.
IP : Petit à petit, je suis revenue à l’instrument avec un rythme de travail différent, et avec de nouvelles échéances, de nouvelles dates de concerts, que j’ai pu confirmer après l’été, j’ai retrouvé la motivation pour un travail quotidien.
IP : Absolument ! C’est ce que je disais à Didier Castell Jacomin hier : après avoir obtenu mon diplôme, j’ai complètement arrêté la musique pendant trois ans, parce que, entre autres, je ne prenais plus de plaisir. Après les études, en tant que soliste, on se trouve confronté à ce monde professionnel qui est rude et n’ayant pas de soutien, de mentor ni professeur, on est un peu livré à soi-même. Il n’y a pas beaucoup d’alternatives, soit des concours, soit l’enseignement. Je n’ai pas trouvé ma place après les études, j’ai senti que faire de la musique ne me procurait plus de plaisir et donc je n’étais plus satisfaite de ce que je produisais et plutôt que de continuer à moitié, j’ai décidé d’arrêter et de me réorienter vers une autre carrière - le droit aux Etats Unis. La vie a fait que je suis revenue à la musique, cette fois-ci avec beaucoup plus de recul et un esprit plus serein, sachant exactement ce que je voulais accomplir, en prenant toujours soin à ce que la passion, le plaisir, restent au centre de mon travail.
IP : Mon père est tombé malade et j’ai décidé à l’époque de ne pas partir loin de ma famille, parce que je m’apprêtais à partir aux Etats Unis. Mon père était artiste peintre, donc un autre artiste. Ce sont ces expériences de la vie qui nous font prendre conscience que le temps passe vite et qu’il ne faut pas avoir de regrets. A ce moment là, j’ai pris le temps de réfléchir à ce qu’il me tenait le plus à cœur de faire, et c’était toujours de la musique.
IP : Oui, absolument, c’était une question de maturité et de timing pour moi je pense. Il fallait que j’arrête pour pouvoir prendre ce recul, que je fasse un pas en arrière pour reprendre mon chemin plus sereinement ensuite.
IP : Oui, je pense. A l’époque, quand j’ai repris, j’ai regretté la perte de temps, parce qu’évidemment ce sont des années-clé entre 20 et 30 ans - il faut commencer sa carrière, agrandir son répertoire - mais au final, j’ai compris que toute expérience de la vie enrichit l’expression d’un artiste. Le vécu de chacun, c’est finalement cela qui rend chacun de nous unique, c’est aussi cela qui forge la vision de chaque interprète. J’ai aussi souvent dit que même si j’ai arrêté d’être pianiste pendant quelques années, je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir arrêté d’être artiste. L’art et la vie pour moi sont deux choses intrinsèquement liées. C’est pour cela que l’apprentissage de la musique est tellement important à mes yeux pour les enfants : c’est une richesse qui ne vous quitte jamais, même lorsque vous arrêtez de jouer. C’est aussi pour cela qu’il m’a été plus facile de revenir à l’instrument après ces années d’interruption je pense. Le reste n’est que technique.
IP : Non, j’ai préféré, parce qu’au début, j’ai joué un peu, mais je voyais que je perdais beaucoup techniquement. C’était trop frustrant et j’ai dit : « Il vaut mieux couper. »
IP : J’ai mis deux bonnes années pendant lesquelles je suis allée me perfectionner chez certains professeurs, parce que j’avais aussi besoin de regagner confiance en moi. J’ai participé à quelques petits concours - ce que je n’avais jamais fait auparavant - pour m’obliger à monter un répertoire en temps limité, pour me confronter aussi à d’autres collègues et reprendre pied un peu dans ce monde-là.
IP : Dans mon cas, oui. Evidemment, c’est revenu progressivement, je n’ai pas commencé tout de suite à travailler de longues œuvres tous les jours, mais oui, ça revient. Je dirais même que le temps de pause est bénéfique. Même aujourd’hui, je me réserve toujours une période de « vacances », quelques semaines, deux ou trois semaines, un mois à l’année, où je ne joue pas, parce que je pense que mettre de côté certaines œuvres, les reprendre ensuite est un procédé bénéfique. Le cerveau humain est un mécanisme assez fascinant, il continue à travailler même lorsqu’on ne joue pas et lorsqu’on revient à l’instrument, il y a des choses qui se résolvent d’elles-mêmes.
IP : Je suis d’accord avec vous, je préfère aussi écouter un interprète qui bouge peu..
IP : Même parfois dans le cas de bons interprètes, qui a l’écoute sont très qualitatifs, c’est vrai que leur présence scénique peut déranger. Je suis contre la prédominance de l’image, surtout en musique classique et c’est de plus en plus le cas dans notre monde moderne actuel. Je pense que nous ne devons pas oublier que l’essentiel, c’est la musique, le son, plus que tout autre chose. L’interprète n’est qu’un intermédiaire, porteur du message du compositeur. Je pense donc que l’interprète doit faire preuve d’une certaine modestie, qui se traduit entre autres par un minimalisme gestuel. Et puis au-delà de ça, je dirais que les mouvements n’apportent rien à la qualité du son, au contraire, trop de gestes peuvent inutilement fatiguer l’interprète et distraire sa concentration.
IP : Plus ou moins. Cela dépend de mon état. Parfois, lorsque je suis fatiguée ou nerveuse, il y a des gestes que je contrôle moins. Autrement, je suis absolument consciente de ce que je fais.
IP : A mon avis, ce sont trois choses qui ne peuvent pas être séparées. Pour moi, mes mouvements sont assez innés et intuitifs, donc on ne me les a pas appris. Il m’est parfois difficile d’expliquer pourquoi je fais telle chose plutôt qu’une autre : je m’en remets au son, et j’adapte le geste à ce que j’entends. Une des principales difficultés du pianiste est la manière de transmettre le poids sur l’instrument. Une des choses que l’on m’a apprise, c’était de veiller à transférer le poids en utilisant le dos et d’avoir une position la plus relâchée possible afin de faire « sonner » davantage l’instrument.
IP : Le poids, tout le poids vient du dos.
IP : Non, le bras est dans la prolongation en fait. Si on veut porter le son très loin, il faut appuyer sur les touches comme si on voulait pousser l’instrument. Et si on pousse un objet, encore une fois, notre force vient du dos.
IP : Tout dépend de quel type de son on cherche à produire. Chacun a ses termes pour expliquer, parfois, ce sont des choses difficiles à mettre en paroles, et puis, évidemment, chaque pianiste a aussi sa technique personnelle. Par exemple, il n’y a pas une position de main meilleure qu’une autre. En fin de compte, c’est la position qui vous convient le mieux et celle qui vous permet d’obtenir le son le plus qualitatif qu’il faut adopter. Mais pour cela, il est important de connaitre les outils physiques qui nous mènerons au résultat que l’on veut obtenir.
IP : Evidemment - et de l’instrument !
IP : Oui, les aigus sont un peu secs, métalliques, mais l’acoustique de la pièce est tellement bonne que cela passe très bien.
IP : Assez souvent ! Mais on s’adapte. Je pars du principe que tout instrument est bon dans le sens qu’il me fait évoluer, un instrument médiocre représente un challenge qui nous pousse à nous dépasser. Quand on doit s’adapter, notre attention est décuplée, ce qui nous porte à produire une nouvelle interprétation, à trouver et développer de nouvelles subtilités dans notre articulation. Du point du son, j’ai souvent exploré de nouveaux royaumes sonores, j’ai souvent trouvé des résonances que je ne soupçonnais pas sur des instruments qui avaient peut-être des défauts, mais qui avaient chacun une âme différente. L’instrument doit être abordé comme un vecteur d’inspiration.
IP : Il est indéniable de dire qu’il est plus facile de jouer sur un bon piano, mais je suis assez d’accord avec l’idée qui est derrière cette affirmation. L’émotion que peut transmettre un vrai artiste sur scène transcende l’instrument ! Je dis toujours que dans l’art, le plus important, c’est l’émotion, même si c’est une émotion négative - on peut ne pas aimer – on ne doit pas rester indifférent en art, ça ne peut pas être plat. Les gens me disent parfois qu’ils ont peur d’aller à un concert classique, parce qu’ils ne sont pas connaisseurs, mais le plus important, ce ne sont pas les connaissances. Evidemment, cela apporte une autre dimension à l’écoute, mais le rôle et la mission de l’art est avant tout de vous toucher, c’est en cela que son langage est universel.
IP : Mes premières découvertes musicales ont eu lieu dans le studio de mon père, qui était peintre surréaliste et qui peignait en écoutant de la musique classique. Il aimait beaucoup les grandes symphonies et l’un de mes premiers souvenirs, c’est Karelia de Sibelius. Quand il peignait, il avait pour habitude de diriger comme un chef d’orchestre de sa main libre. Ce sont des souvenirs qui m’ont beaucoup marqués.
IP : Je dois dire Arcadi Volodos au Théâtre des Champs Elysées, cela a été une très belle découverte, et l’un de mes mentors, le pianiste cubain Jorge Luis Prats, qui a fait une tournée européenne il y a quelques années - je l’ai entendu à la Salle Pleyel. Je ne le connaissais pas à l’époque et il a donné deux concerts lors desquels il a joué le troisième concerto de Rachmaninov avec une série de bis à n’en plus finir. C’est un très bon musicien et une personne très généreuse, il communique très bien sa passion à son public et cela a vraiment été une très belle découverte.
IP : Oui, tout à fait. Il n’a pas d’élèves, mais il m’a accepté un peu comme..
IP : Il est un peu à l’écart de tout ce milieu concertiste, il prend vraiment plaisir à jouer, c’est peut-être aussi du à son éducation, il joue aussi bien la musique populaire que classique, mais en le rencontrant au-delà de la personne et du concertiste, j’ai appris que c’est quelqu’un de très raffiné, qui a étudié avec Paul Badura-Skoda à Vienne et il a été lauréat du concours Long-Thibaud à 18 ans, mais étant cubain…
IP : Oui, il a disparu, parce qu’étant cubain, il n’a pas pu faire la carrière internationale qu’il aurait du.
IP : Je ne suis pas toujours d’accord avec son interprétation, qui est souvent très libre et personnelle. C’est vrai que je suis très attachée au texte et en citant Richter, je pense qu’ « Il n’y a qu’une manière de jouer la partition et on ne fait que s’approcher de cette manière idéale. » Probablement on ne l’atteindra jamais, mais s’il suit scrupuleusement les indications de la partition, l’interprète n’a pas besoin de prendre tant de libertés que ça.
IP : Il est vrai que pour certains compositeurs, certaines époques, nous disposons de moins d’indications interprétatives, mais dans ces cas, c’est l’écriture elle-même qui nous renseigne sur la manière de jouer. L’éducation musicale permet de développer cette faculté à tirer des informations de l’écriture seule. Par exemple, le chiffrage de mesure fournit indirectement des informations sur le tempo à adopter : pourquoi le compositeur a-t-il noté 2/2 plutôt que 4/4 ? Un autre exemple est de considérer que le registre aigu doit toujours sonner plus que le registre grave : lorsqu’il y aura un mouvement mélodique ascendant, l’interprète fera donc naturellement un crescendo. Il y a de petits indices comme ceux-là, dans la partition, qui permettent de savoir comment il faut interpréter.
IP : C’est un travail différent, mais j’apprécie aussi quand il y a plus d’indications, comme dans la musique contemporaine, en général c’est très détaillé. Cela ne me dérange pas, ni dans un sens, ni dans l’autre. Encore une fois, quand j’applique les indications du texte, je m’en remets à comment cela sonne, c’est-à-dire, si je prends le tempo indiqué sur la partition et qu’il est trop rapide, qu’on n’a pas le temps d’apprécier toutes les notes, et que la résonance n’a pas le temps d’exister, et bien, je vais ralentir.
IP : Oui, on a l’oreille pour entendre la hauteur du son, et on a cette autre oreille qui nous permet de disséquer en quelque sorte le son, l’équilibre entre la main gauche et la main droite, l’usage de la pédale aussi, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup et c’est quelque chose sans lequel je ne peux pas déchiffrer une partition. Je sais qu’il y a des artistes qui lisent une partition et qui la déchiffrent la première fois en entier avant de commencer à travailler, qui en font une première lecture complète. Je ne peux pas. Quand j’ouvre une partition, je m’attache à la première ligne et tant qu’elle ne sonne pas comme je veux, je ne peux pas avancer.
IP : J’ai commencé mes études au Conservatoire de Nice et puis ensuite l’Ecole Normale Alfred Cortot à Paris.
IP : Avec plusieurs personnes, parce que je n’étais pas satisfaite. Je savais qu’il me manquait quelque chose et que j’avais besoin d’un certain type de conseil, et les personnes que j’ai rencontrées ne pouvaient pas m’apporter cela. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté après avoir eu mon diplôme. Je n’avais pas trouvé ce mentor, cette personne avec qui je me serais trouvée sur le plan musical.
IP : L’école Normale est une école assez internationale, donc je ne sais pas si on peut vraiment parler de l’école « française », mais certainement, il y a une sensibilité particulière au répertoire français. Cependant ce qui m’a gêné - c’est délicat, l’enseignement... – c’est que beaucoup de personnes ont leur propre vision de cette musique et cherchent à vous l’imposer alors que vous n’avez pas forcément le même ressenti qu’eux…
IP : Oui, il y a des FF, qui sont bien écrits, comme dans Masques que j’ai interprété hier...
IP : Pas forcément un thème, mais j’essaye toujours de construire mes programmes avec une ligne directrice et une logique, ça aide le public à cheminer avec moi à travers les différentes pièces. Dans le public, il y a des mélomanes bien sûr, mais aussi des gens qui viennent pour la première fois, de jeunes gens, et je pense qu’on peut parfois être noyé par toutes ces notes. Moi-même, lorsque j’écoute une œuvre pour la première fois, je ne l’apprécie pas autant que lorsque je la réécoute, donc je pense que la construction d’un programme réfléchi apporte une aide à l’écoute.
IP : Tous les programmes sont construits de manière différente et parfois aléatoire, mais en général, cela part d’une pièce que j’ai envie de travailler. Je fais beaucoup de recherches et parfois au cours de celles-ci surgissent d’autres œuvres auxquelles je n’avais pas pensé, que je ne connaissais pas. Des liens, des résonances se créent, à moi ensuite de les mettre en évidence en les assemblant. Debussy, je l’ai pas mal étudié dans mes jeunes années, je n’ai pas beaucoup travaillé de répertoire français, mais Debussy est quelqu’un d’à part qui m’a toujours intéressée.
IP : Evidemment, c’était une période où les artistes se côtoyaient beaucoup et où les influences et les inspirations venaient des deux côtés, il s’agissait d’un contexte d’échange d’idées permanent, mais en l’occurrence, Debussy a écouté Albeniz - qui était un très bon pianiste et qui a notamment fait connaitre son œuvre en faisant des tournées. Il a joué à Paris devant Debussy qui a pu avoir ce contact direct avec sa musique. L’Espagne a inspiré Debussy dans plusieurs œuvres.
IP : Apparemment !
IP : Absolument, à propos de La soirée à Grenade que j’ai jouée hier soir, de Falla disait de la composition que « sans utiliser le moindre élément folklorique espagnol, toute la pièce arrivait pourtant admirablement à nous transporter en Espagne», de même que pour le prélude La puerta del vino , « la puerta » en question, c’est la porte du palais de l’Alhambra de Grenade, et apparemment Debussy ne l’a connue qu’à travers une carte postale qui lui avait été envoyée par un ami ! Et sur la base de cette image, il y a eu l’inspiration d’écrire ce prélude..
IP : C’est l’une des pièces les plus longues qu’il ait écrites pour piano seul, qui annonce Iberia en effet. Son deuxième titre est Suite n°1 de l’Alhambra parce qu’il prévoyait d’écrire une suite et même de l’orchestrer. Il ne l’a jamais fait, mais c’est une œuvre clef dans son parcours de compositeur, qu’il a écrite après être revenu à Paris de Londres où il avait trouvé un mécène, ce qui lui a permis d’avoir une plus grande liberté et plus de temps pour se consacrer à la composition. C’est à ce moment-là qu’il a délaissé l’écriture de pièces de salon, plus légères, pour trouver une signature propre, une écriture plus personnelle, donc oui, la difficulté est vraiment là !
IP : C’est vrai, pour l’apprendre, il faut beaucoup de temps !
IP : Oui.
IP : Beethoven, c’est un grand, oui. En tant que pianiste, c’est une musique très délicate à jouer. Je pense que chaque interprète a des périodes de sa vie, de sa carrière plus propices pour aborder certains répertoires. Beethoven, on l’étudie beaucoup lors des années d’études évidemment, mais il y a aussi différents Beethoven : il y a des œuvres de jeunesse, il y a les dernières sonates... Dans un autre programme, je joue la Sonate opus 109, c’est une musique qui m’accompagne depuis toujours, que je sens très proche, et pourtant Beethoven c’est toujours une musique que j’appréhende.
IP : C’est exactement ça !
IP : Il a beaucoup écrit et des choses différentes. Je pense que son écriture résulte aussi de l’expérimentation qu’il opérait, parce qu’à son époque, les instruments évoluaient, les nouveaux instruments qu’il a eu à disposition offraient de nouvelles possibilités, aux interprètes comme aux compositeurs, donc son œuvre est aussi le résultat de cela. Et évidemment, il voulait complètement se détacher de la figure paternelle.
IP : Oui, c’est une musique assez déroutante, pleine de contrastes, mais justement c’est cela qui a inspiré Beethoven, parce que c’était un tempérament qui lui correspondait.
IP : Absolument, mais il a reçu son éducation à travers l’œuvre de Carl Philip. Tout le monde à cette époque connaissait son œuvre et l’étudiait, mais c’est intéressant de voir qu’il a moins marqué Haydn et Mozart que Beethoven.
IP : C’était les deux, mais Carl Philip était assez important et c’était un grand pédagogue aussi, et un théoricien.
IP : Je ne pense pas..Beethoven a appris le Clavier Bien Tempéré par le biais de copies transmises à travers l’Europe par les deux plus jeunes fils de Bach et certains de leurs élèves, puis qui ont continué à être transmises de maître à élève.
IP : Tout à fait, là aussi il y a un lien entre la sonate choisie de Beethoven et l’impromptu opus 142/2, le lien est direct, parce que Schubert cite le thème de Beethoven directement, c’est la même tonalité, c’est pratiquement le même thème. Je continue avec l’impromptu no 3, parce que la forme thème et variations qu’utilise Schubert, la manière de développer les variations est héritée directement en quelque sorte des variations de Beethoven.
IP : Effectivement, complètement atypique avec un premier mouvement relativement long, un thème avec des variations, donc une forme pas du tout classique. C’est la seule sonate que Chopin ait aimé avec la marche funèbre. Sa deuxième sonate est basée sur cette sonate. Même le finale qui est très léger, comme un souffle, on le retrouve chez Chopin.
IP : C’est ça, c’est une réconciliation après la marche funèbre, c’est une sorte de cheminement de l’esprit, quelque chose d’impalpable qui, comme vous dites, fuit un peu. Ce qui est très intéressant dans cette sonate, qui est construite de manière admirable, c’est que tout le premier mouvement reprend la forme entière de la sonate. La deuxième variation est dans le même esprit que le deuxième mouvement, la troisième variation est dans le même esprit que la marche funèbre et puis la cinquième qui a le même esprit que le finale. C’est un jeu de miroirs. Dans le premier mouvement de la sonate, Beethoven avait déjà tout dit, il préannonce ce qu’il va dire dans les trois autres mouvements.
IP : Il n’y a de la réelle certitude par rapport à cela.
IP : Oui.
IP : Pour ce parallèle, j’ai choisi une pièce courte de Prokofiev, parce qu’il s’agit juste d’un clin d’œil. En effet, on retrouve l’influence de Beethoven davantage dans l’œuvre symphonique de Prokofiev que dans son œuvre pianistique. Prokofiev était un très bon pianiste et il a notamment transcrit les symphonies de Beethoven pour quatre mains. Il programmait aussi beaucoup de sonates de Beethoven, notamment aux Etats Unis lorsqu’il est parti en tournée. Dans ses programmes, il jouait ses œuvres à lui, mais comme il ne voulait pas faire peur au public, il cherchait toujours à créer un équilibre avec quelque chose de plus classique et c’était souvent du Beethoven. Cette pièce, Dumka, c’est une œuvre qui a été découverte il y a quelques années dans les archives de Moscou, très récemment. On n’a pas de date exacte la concernant, on imagine qu’il s’agit d’une œuvre de jeunesse et je l’ai choisie justement parce qu’elle a une écriture orchestrale. Il avait noté en début de partition « cor » ce qui laisse penser qu’il comptait l’orchestrer.
IP : Oui, une tarentelle…
IP : Oui, cela fait partie des Juvinalia , un recueil de ses œuvres de jeunesse, ce sont des œuvres courtes, de style, d’esprit, de caractère très concis qui préannoncent déjà son écriture. Il y a vraiment de tout et c’est intéressant.
IP : Absolument ! C’est un répertoire que je n’ai pas encore eu l’occasion d’aborder, mais je pense que cela correspond très bien à mon tempérament.
IP : C’est un répertoire qui est difficile à aborder, parce qu’évidemment il a été écrit pour un autre instrument, donc nous l’écoutons sur clavecin, mais on ne peut pas s’empêcher de s’en éloigner. J’essaye tout de même de ne pas le « romanticiser », comme vous avez du remarquer, je n’utilise pas du tout de pédale. Je pense que cette musique se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’ajouts. Je ne réfléchis pas tant que cela au fait de jouer à la manière dont on le jouerait sur clavecin ou pas..
IP : Il a une autre dimension au piano, très certainement.
IP : Je commence à le jouer.
IP : Absolument.
IP : Oui et certaines sonates sont aussi imprégnées d’influences espagnoles.
IP : C’est difficile de parler des autres interprètes, parce qu’en étant interprète, je suis très critique envers moi-même avant tout. Donc c’est très délicat de se positionner par rapport à d’autres musiciens. Chacun a sa propre sensibilité. Et puis selon le moment dans lequel on découvre un musicien, son jeu peut grandement varier. J’ai découvert le premier concerto de Brahms par Pollini à 16 ans et j’en suis tombée amoureuse. Je l’ai ensuite écouté en live il y a quelques années et j’ai été déçue. Il y a aussi des musiciens qui sont meilleurs dans certains répertoires plus que dans d’autres, il y a des interprètes qui se révèlent dans certaines œuvres plus que d’en d’autres
IP : Pas vraiment, j’essaye de ne pas en avoir, parce que pour garder une certaine authenticité, l’artiste doit essayer de se trouver lui-même et de ne pas être influencé. La notion de modèle cache pour moi le risque de la copie. Après bien évidemment, j’ai des affinités et j’apprécie plusieurs interprètes pour des raisons différentes et des répertoires différents, je prends chaque fois ce qui peut me servir.
IP : Là aussi, l’écoute des pièces que je joue se passe lorsque je fais mon programme et ensuite, j’arrête d’écouter, je n’écoute plus pour la même raison : pour ne pas être influencée et garder mon authenticité, mon interprétation propre parce que notre inconscient fait qu’il y a certaines choses que l’on a écouté qui vont ressortir dans notre jeu. Il m’arrive en fin de travail, lorsque par exemple j’ai un doute ou je n’arrive pas à trouver une solution à un problème, de revenir à l’écoute, et d’ailleurs je procède à plusieurs écoutes d’interprètes différents et en général je sélectionne celle qui me paraît la plus juste. En général, c’est très facile, parfois il suffit de prendre la partition et de suivre et de voir qui suit strictement le texte et qui prend plus de libertés, c’est très simple de faire un choix d’écoute. De même pour les concerts, je vais écouter de la musique de chambre, vocale, orchestrale, plutôt que de la musique pour piano solo et ce n’est pas parce que je n’apprécie pas, c’est encore une fois pour garder cette authenticité.
IP : J’ai regretté d’avoir entendu ces propos, et on en revient exactement à ce que je disais tout à l’heure, l’art et l’éducation, ce sont deux choses différentes. On peut ne peut être « éduqué » comme lui l’entend, musicalement, et quand même apprécier la musique ! Et même parfois, le fait d’avoir beaucoup de connaissances peut être distrayant : l’écoute est différente lorsqu’on connaît les choses, elle est plus analytique et moins émotive. Le plus grand succès d’un interprète, c’est d’avoir apporté quelque chose aux spectateurs, c’est-à-dire d’avoir transmis de la joie et de la sérénité, de l’avoir fait voyager, d’avoir développé son imaginaire et de l’avoir fait rêver, et pour atteindre cela, il faut une communion directe, du cœur de l’interprète au cœur de l’auditeur.
IP : Qu’est-ce que ces qualificatifs signifient-ils ? Et est-ce qu’un public plus cultivé apprécie plus parce qu’il connaît l’œuvre ?
IP : Ce que l’on ressent quand on joue, c’est la concentration du public, c’est le silence. Je dis que le silence est le plus beau compliment à un artiste et j’ai souvent entendu dire « Ce public tousse, il fait du bruit, ils sont terribles », mais moi je dis : « Ce n’est pas que la faute du public, c’est aussi la faute de l’artiste », parce qu’il n’a pas su captiver assez…c’est un peu extrême, mais je prends conscience quand je suis sur scène ou quand j’écoute lors d’un concert, lorsque le musicien captive l’attention du public, et bien, on n’entend pas un bruit.
IP : Bien sûr, c’est un peu extrême comme affirmation, mais pour dire que c’est comme cela que l’on éduque le public, par le son, pas avec des livres. C’est l’artiste qui doit guider le spectateur par la construction d’un programme réfléchi, par une interprétation fidèle, par une haute qualité du son. La musique classique traverse les âges, les nations, elle parle à tout le monde, donc si l’on est authentique et fidèle au texte, si on respecte l’œuvre, et bien automatiquement, il y aura communion avec le public. Et n’oublions pas qu’il s’agit là de notre rôle d’interprète, d’ « interpréter » l’œuvre, c’est-à-dire de la rendre compréhensible, limpide, de la traduire pour la rendre accessible à quiconque. C’est ça, l’éducation ! Elle se passe de mots, c’est quelque chose d’impalpable, mais c’est là que l’éducation se fait.
IP : Je suis très honorée de faire ce métier, vraiment j’apprécie tous les jours.
IP : Cela en vaut la peine, c’est tellement riche et beau, spirituel aussi..
IP : C’est différent !
IP : André Fraats (l’organisateur de ces concerts) m’a demandé : « Est-ce que tu es sûre de vouloir jouer ? On laisse tomber, on le refait à un moment meilleur ? » et j’ai dit : « Non, je viens, s’il y cinq personnes, il y aura cinq personnes, c’est un réel plaisir et c’est vital d’être sur scène, devant un public, d’échanger, de rencontrer de nouvelles personnes, et puis de s’entrainer. De jouer en concert, c’est quelque chose qui nous a terriblement manqué ! »
Ida Pelliccioli a interprété les programmes suivants:
(le 5 septembre 2020)
Rameau: Suite en la
Debussy: Hommage à Rameau
Albeniz: La Vega
Debussy: La puerta del Vino
Soirée à Grenade
Masques
(le 6 septembre 2020)
C.Ph.E Bach: Sonate en mi mineur Wq S2/6,HI29
Beethoven: Sonate no 12 en la bémol majeur opus 26
Schubert:Impromptu opus 142/2 et Impromptu opus 142/3
Prokofiev: Dumka
It is my plan to publish all interviews in English, however some of these were done in French. Since I haven’t had time yet to translate the latter in English, I will for the time being publish them in French. As soon as I have time, I will provide translations in English.
Please note that this website is maintained by an admirer, it is not possible to contact the artists through this website.
Eindhoven, le 6 mars 2004
Avec Jean Philippe Collard, j’ai fait quelque chose que je n’ai encore jamais fait et qui m’a fait peur.... lui demander s’il pouvait m’accorder du temps pour une interview avant qu’il ait joué. Un responsable du Brabants Orkest m’a persuadé qu’on pouvait bien aller le voir avant qu’il ait interprété les deux concertos pour piano de Ravel. Heureusement, Collard l’a bien pris et était prêt à avoir l’interview à condition que je vienne le voir dans son hotel à Eindhoven, quelques heures avant le concert suivant....
Jean Philippe Collard (JPC) : Il y aurait beaucoup à dire : la salle a une importance particulière. C’est evidemment l’une des quatre salles mythiques du monde où on est obligatoirement transformé. Quand on descend les escaliers, on est comme un enfant qui lève les yeux au ciel. La salle était pleine pour un programme de musique française, ce qui me touche beaucoup, ensuite un piano d’une qualité rare, cela fait que l’ambiance a été exceptionnelle. Pourtant, je ne suis pas complètement à l’aise avec l’acoustique. Il est difficile de trouver une unité rythmique et il y a parfois des petits décalages, on n’entend pas toujours les vents. Puis il y a beaucoup de couleurs dans la salle. Cela donne l’effet que la sonorité gagne en couleurs. Cette distraction de concentration est due à la richesse de couleurs. On se dit que c’est trop beau ou trop fort. C’est vrai que la salle est unique. Vous jouez une note, elle est déjà entourée d’une bulle de couleurs. La maitrise de dynamique sonore est plus difficile au Concertgebouw.
JPC : Au Carnegie Hall, la sonorité est plus réelle, elle n’apporte pas de surprises au moment de jouer. L’accoustique n’est pas surprenante, il n’y a pas de mystère.
JPC : Oui, pour des raisons sonores. Il y a l’atmosphère de la salle, l’électricité est contenue dans l’immeuble. Amsterdam est une grande ville, l’inconscient se fait des histoires, vous jouez différemment.
JPC : Oui, je joue régulièrement du Ravel ou du Saint Seans, mais il y a un changement d’attitude. Il n’y a plus d’obligation de jouer de la musique française. Il n’est pas certain que les Russes n’aient pas l’âme de jouer la musique des compositeurs français. Cela appartient à tout le monde.
JPC : Non. Il y a une mondialisation du monde musical. Il y a un réservoir énorme, on choisit selon des critères auxquels je n’adhère pas. On demande de jouer une oeuvre à quelqu’un qui n’a pas forcément de l’affinité avec, ça ne va pas et on applaudit. Le conservatoire de Paris était tenu par des maitres qui jouaient à la française, Long, Doyen, Ciccolini en quelque sorte, ils soulignaient l’importance des doigts et des poignets. Mon maitre, Pierre Sancan, a dit que c’était beau et léger, mais comment jouer de la musique russe par exemple ? Cela fait appel à la puissance des bras. Il l’a intégré dans son enseignement, ce qui était merveilleux. Le problème aujourd’hui est que tout le monde fait la même chose. Actuellement, il n’y a plus aucune faille. La culture de son est négligé, elle n’a plus aucune importance. Les producteurs de disques s’en moquent, le son est toujours pareil. Les professeurs devraient dire : « Ecoutez-vous, fabriquez votre son à vous ! ».
Rubinstein, Horowitz, François, Cziffra, ils étaient singuliers, Pollini, Argerich, Brendel et Perahia aussi, mais à cause de cette standardisation, je ne reconnais plus à la radio qui joue.
JPC : J’espère que vous avez raison.
JPC : Oui, je suis reconnaissable, c’est le but de ma démarche musicale. Je suis artisan et j’ai des outils, pour que j’aie les moyens. Ce qui me préoccupe, c’est comment ça va sonner. Il faut présenter les compositeurs de façon digne.
JPC : Je ne le connais pas.
JPC : Pas très bien. C’est quelqu’un qui est resté dans son époque. Il n’y pas assez de matière musicale pour que cela évolue. J’ai joué son 2eme et 4eme concerto une fois à Paris, pas les autres. Il n’est pas du tout à la mode. Saviez-vous que la pianiste Jean Marie Darré a joué tous les cinq concertos en un seul concert ? Cela m’a laissé sur terre, elle l’a fait quand je faisais mes études à Paris, j’aurais bien voulu l’entendre.
JPC : Non. J’ai peu joué ce concerto-là. Les Anglais s’intéressent beaucoup a Saint Seans. Je ne dirais pas qu’il est démodé, mais parfois un peu académique.
On n’aime pas beaucoup Rachmaninov en général, pour moi, c’est l’inverse, cela me tire des larmes incroyables, c’est génial. Les péréfériques de la musique crachent sur lui. C’est vrai qu’il y a des modes. Fauré n’est pas non plus à la mode. Sa musique est démodée et très difficile. Elle parait fluide. La ligne harmonique est tres complexe. Il n’y a pas beaucoup de fortissimos. J’en joue quand je peux le jouer. Cela ne vient pas naturellement à l’oreille. C’est particulier comme construction. L’auditeur ne peut probablement pas comprendre comment sa musique a été construite. Elle est raffinée au troisième degré, mais pas attirante comme celle de Ravel ou de Debussy. On peut très vite lâcher le fil du discours. Horowitz adorait Fauré, il était tres francophile. Il m’a demandé : « Comment faites-vous pour mémoriser par exemple la 6eme Nocturne ? Je ne peux pas entrer sa musique dans mon système analytique ». J’ai de la chance, car j’ai grandi avec.
JPC : Je fais des essais. Au conservatoire, sa musique était la bible, comme Chopin, par contre, pas une note de Mozart ! Je me suis heurté à des difficultés. J’admire ceux jouent bien Beethoven. Schnabel, Nat et Brendel sont des références. Cela a créé un fossé. Même chez Barenboim, il y avait des moments qui m’ont accroché quand il les a jouées live à Pleyel dans les années ’80. J’ai des complexes au plan du son. Je n’arrive pas à la sonorité qu’il faut... C’est tres intime ce que je dis... Les sonates d’opus 106, 109, 110 et 111 me font tres peur. Il est difficile de trouver ma voix personnelle. Les sonates et concertos de jeunesse me font moins peur cependant. Je fais des tentatives, j’ai pour unique juge moi même, j’espère trouver mon chemin. Je les joue pour mon plaisir quand je suis en vacances. Enfin, l’inverse est que Brendel ne joue pas Ravel ni Debussy !
JPC : La première sensation a été la sonorité. La main gauche était prédominante. Chez Errol Gardener et Horowitz, il y a eu des décalages imperceptibles entre la main droite et la main gauche. Quand j’ai joué sur son piano, il a ressemblé à tous les autres, mais l’acoustique dans son appartement était la pire possible, à cause de la moquette. Il avait une manière d’attaquer le son avec une économie de moyens incroyable. C’est un mystère. Il a refusé de m’expliquer les raisons de ce mystère. Il ne voulait jouer devant les autres. Une fois, je l’avais fait écouter quelques jeunes pianistes et l’un d’eux lui a demandé s’il ne pouvait pas se mettre au piano pour dévoiler quelques-uns de ses secrets. Cela l’a beuacoup embarrassé, il se braquait. Il ne voulait pas.
Il avait des disques de tout le monde et m’a dit : « J’aime ceux qui ne m’imitent pas ». Il détestait qu’on lui demande des détails sur ses transcriptions.
JPC : Si, il l’a fait, chez lui. Il a joué la sonate de Liszt à deux mètres de moi et c’était un tonnerre ! J’ai passé son disque de 16 tours du 1er Scherzo de Chopin et j’ai constaté qu’il jouait certaines notes ensemble pour gagner du temps, mais la matière sonore n’en était pas déformée. Je lui ai demandé : « Votre art pianistique, doit-il être poursuivi ou doit-il s’éteindre après votre mort ? »Il a répondu : « Si c’est authentique, je ne pourrais rien dire, si c’est quelqu’un qui recherche et qui joue comme moi, non ». Argerich est aux yeux de beaucoup l ‘héritière de Horowitz, dans ce contexte, son nom avait été évoqué, mais non prononcé. Horowitz savait que je n’avais pas les compétences ni le désir de l’imiter et il a été intrigué par ma dualité, mes disques Fauré et Rachmaninov.
JPC : Sur un plan musical, ce n’est pas ce que je préconise. Il connaissait la musique de Fauré de ses visites à Paris dans les années 30. Il a fait ce qu’il a pu. C’était un francophile. Je me souviens qu’il m’a demandé une fois : « X (Il a nommé un pianiste français) est-il un ami à vous ? Je l’ai entendu dans l’Isle joyeuse et à la 3eme page, il joue comme c’est écrit, mais cela ne fait pas très français ! ».
JPC : Son rubato était unique, c’est son âme transporté, l’âme d’un vagabond, plein de doutes et d’incertitudes. Il n’avait aucune sécurité par rapport à lui même ni à ce qu’il faisait. Il s’est toujours mis au piano pour se rassurer. Il disait à la fin de sa vie qu’il ne pouvait rien jouer et qu’il avait peur. Pour son concert aux Champs Elysées en 1985, il a fallu le pousser sur scène, il voulait annuler.. Il était trop nerveux, je lui ai dit : « Mais on vous entend ».. Il y avait une fragilité immense.
JPC : Des choses particulières.. Ma femme, qui me connait relativement bien, me dit toujours quand je lui téléphone pour dire que je suis nerveux : « Jean Philippe, fais-toi plaisir ! » J’ai ressenti une grande émotion musicale quand j’ai joué dans des endroits en France ou au Mexique où il n’y a jamais eu de musique et où personne n’avait jamais entendu un concert de piano. Le transfer de la phrase musicale à l’âme de l’auditeur est devenué aisé. J’ai joué des oeuvres courtes, comme Jésus que ma joie demeure ou les Variations « A vous dirai-je Maman », la 2eme Impromptu de Fauré ou encore des valses de Chopin. Il y avait a peu pres 200 ou 300 personnes, j’ai revu certaines d’entre eux apres le concert. L’air musical était tres pur. Les gens étaient d’une grande disponibilité. Les plus fortes émotions musicales ont été les contacts avec des gens de tous les jours, ce qui me manque normalement après un concert.
L’interview a encore continué de façon informelle, quand on a découvert que tous les deux , on est de grands admirateurs d’Argerich. Collard avoue qu’il y a longtemps, il est assis devant son poste avec une caméra pour prendre des photos d’Argerich quand elle jouait à la télé....
© 2004
Ede, le 15 octobre 2022
Willem Boone (WB) : Ma première question est peut-être très prévisible, mais est-ce que c’est vrai que pour le concours Reine Elisabeth, qu’il y a un avant et un après ?
Jonathan Fournel (JF) ; (rires) Oui, après le concours, on ne sait pas exactement comment cela va se passer, on ne peut pas le prévoir. Pendant le concours, on est très focalisé sur ce qu’on va faire, musicalement pour le travail qu’on va fournir pour chaque épreuve. C’était ma manière de voir les choses, une épreuve après l’autre et ne pas penser à la finale. Et même pour la finale, lorsqu’on se préparait, on était tous enfermé à la chapelle. On avait tous envie que ça finisse, parce que c’était long, ça durait un mois, mais on gardait quand même bien notre esprit ouvert sur l’actualité du moment, qui était de s’inspirer pour la dernière ligne droite. Dès les résultats de la finale, on avait l’impression que sa vie basculait en moins de cinq minutes après une attente de deux ou trois heures. C’est beaucoup moins qu’après la première épreuve, où il faut attendre une semaine. Il y a eu directement après la rencontre avec les reine et des interviews avec des journalistes et la télé. Il y a directement après beaucoup de concerts, cela arrive assez rapidement.
WB : C’est un tourbillon qui commence ?
JF : Oui, c’est un vrai tourbillon qui est difficile. Je ne vais pas me plaindre non plus, mais c’est difficile à gérer au début. Il faut trouver de bonnes personnes à vous aider à faire les choses au début. Il y a beaucoup de choses qui arrivent, cela foisonne dans tous les sens. De toute façon, il faut s’accrocher.
WB : Et vous avez eu un bon agent après ?
JF : C’est l’agent que j’ai maintenant et que j’ai rencontré après le concours, Roman Blandel de Solea. Cela se passe très bien, je suis très content, cela a changé ma vie. C’est bien qu’il y ait une agence comme Solea pour s’occuper de gérer des concerts, je n’y arrivais vraiment pas après le concours. Je passais plus de temps à l’ordinateur et au téléphone que sur le piano. En même temps il fallait que je le fasse à ce moment-là, car il n’y avait pas que les concerts, mais aussi le label Alpha qui attendait que je leur fournisse l’enregistrement que j’avais réalisé au mois de février, avant le concours. Il fallait tout réécouter, cela prenait du temps aussi.
WB : J’ai parlé à Frank Braley il y a longtemps, il m’a dit qu’il savait que sa vie allait changer d’une minute à l’autre quand il a appris qu’il avait gagné le concours. C’était la même chose pour vous ?
JF:Sur le moment, on sait que cela va changer la vie, je pense qu’il ne s’y attendait pas lorsqu’il a remporté la victoire. Il y avait des gens qui lui avaient dit qu’il n’avait pas beaucoup de chance de gagner. Je crois qu’il supportait aussi l’un de ses deux autres amis pour gagner le premier prix et il pensait que c’était l’un de ces amis qui allait gagner. En même temps, au moment des résultats, on a envie d’entendre son nom très vite, parce qu’on a envie que cela finisse. Pour le concours Reine Elisabeth, ils commencent par le premier prix. Il y en a qui commencent par le sixième prix et il y a une tension incroyable..
WB : C’est cruel !
JF : C’est cruel dans les deux cas !
WB : Et est-ce que c’est vrai que vous êtes sollicité par des personnes qui ne vous auraient pas approchées si vous n’aviez pas gagné ?
JF : Oui, je pense. Il y avait des endroits qui m’avaient peut-être oublié pendant un moment et qui ont réalisé que j’existais (rires), ils ont profité de cette occasion pour m’inviter. Cela arrive partout.
WB : Et comment c’était de jouer pour une salle quasiment vide, c’était d’un tel triste à voir, avec des gens qui portaient des masques…
JF : C’était ce qu’il y avait de plus anti-musical..
WB : Est-ce que la présence du public vous a manqué ?
JF : Mais oui, beaucoup, cela rappelait un peu les examens au conservatoire .C’était un peu spécial de se donner à fond pour un public qui n’était pas là. Il fallait s’imaginer qu’il y avait des gens..
WB : Vous avez eu une semaine pour apprendre le concerto imposé de Montovani, pourriez-vous normalement apprendre une pièce dans une semaine ou était-ce stressant ?
JF : Non, je n’ai pas ressenti de stress, j’ai fait la classe d’accompagnement à Paris, on apprend à déchiffrer des partitions d’orchestre et de quatuors à cordes. J’adore ce travail et j’arrive à le faire très vite. Ce n’était pas du tout le stress, cela ne me faisait pas peur du tout. Une semaine pour l’apprendre, c’était excitant.
WB : Concernant le second concerto de Brahms, comme Braley dans le temps avec le 4ème concerto de Beethoven, vous avez joué un concerto un peu atypique, comparé aux concertos de Rachmaninov. Est-ce que vous étiez le premier à gagner ce concours avec une œuvre de Brahms ?
JF : Pour ce concours, oui. Je me sens mal à l’aise dans les concertos de Rachmaninov. Je voulais jouer ce concerto de Brahms depuis longtemps et je ne me voyais pas faire autre chose.
WB : Pourtant, c’était un choix avisé, même si le second de Brahms n’est pas un cheval de bataille virtuose, c’est un concerto qui demande énormément de force et d’endurance ?
JF : Il est extrêmement difficile, sur la longueur, il y a des choses embêtantes à faire au milieu. C’est une œuvre qui dure presque cinquante minutes et qui demande un souffle. C’est une symphonie avec orchestre et un boulot a deux. Je ne me voyais pas faire autre chose, j’adore trop ce concerto.
WB : Dans le premier mouvement, il y a des choses impossibles !
JF : Ah oui, il y a des choses embêtantes (rires).
WB : J’ai vu un petit film sur YouTube et il y a un passage, on voit les déplacements des mains au début et on se dit que c’est impossible !
JF : Cela ne montre pas que c’est difficile, cela ne se voit pas. C’est moins impressionnant qu’un 2ème de Prokofiev par exemple.
WB : Est-ce que le second est plus difficile que le premier concerto de Brahms, je crois qu’il y a des choses moins impossibles ?
JF : Je joue aussi le premier, c’est d’une difficulté différente. Dans le second concerto, il y a beaucoup d’éléments différents, ne serait-ce dans un seul mouvement. Dans le premier concerto, il y a beaucoup de polyphonie, surtout dans le premier mouvement. Peut-être il y a deux ou trois passages, surtout avec des octaves qui sont très durs et qu’il faut travailler énormément. Il y a d’autres difficultés, mais c’est vrai qu’il a l’air plus facile.
WB : Les trilles en octaves ne sont pas faciles non plus ?
JF : Ils ne sont pas faciles, mais il y a des choses plus embêtantes. Avec des octaves et des déplacements, on ne peut pas regarder ses deux mains en même temps ! Ce n’est pas assez de jouer des octaves, il faut avoir le son qui va avec.
WB : Voyez-vous le second concerto comme un combat ?
JF : Non, c’est trop généreux pour être un combat, peut-être seulement dans le deuxième mouvement.
WB : Pourtant il est éprouvant…
JF : C’est vrai, mais le troisième et le quatrième mouvement sont là pour nous rassurer !
WB : J’imagine qu’à la fin du deuxième mouvement on est déjà fatigué !
JF : Oui, en effet, à la fin du scherzo, le troisième mouvement fait du bien.
WB : Et clairement, Brahms est l’un de vos compositeurs de chevet ?
JF : Oui, j’aime beaucoup Brahms.
WB : Et vous ne serez donc pas d’accord avec Samson François qui disait : « Rien que d’y penser me donne mal aux mains ! »
JF : (rires) Je n’ai pas de tension dans mes mains à cause de Brahms, au contraire ! Je prends plaisir à l’étudier et à le jouer.
WB : Je pense que techniquement il est très ingrat, non ?
JF : Oui, il y a des choses impossibles à jouer, par exemple dans les Variations Paganini et dans les variations Haendel. Mais en même temps sa musique est trop belle pour être freiné par deux ou trois problèmes techniques. Il y a d’autres compositeurs qui ont fait des choses complètement impossibles à jouer, mais qui sont moins intéressants et on a moins envie de travailler. Cela donne moins de plaisir, c’est moins généreux musicalement.
WB : A propos, je ne peux pas dire à quel point cela m’ait fait plaisir que vous ayez joué les Variations Haendel, quel caléidoscope !
JF : Quelle belle œuvre !
WB : Une des plus belles séries de variations aussi !
JF : Et en plus, quelle bonne idée de finir une série de variation avec une fugue. On commence dans le style de Haendel et puis on finit dans le style de Bach, mais en ayant fait un voyage dépaysant.
WB : Mon père aime beaucoup la musique, il joue de l’orgue et il m’a dit : « Cette fugue n’est pas bonne, celles de Bach sont bien meilleures, cela ne dure pas assez longtemps ! »
JF : Celle de Brahms dure quand même six minutes ! (rires), si cela fait penser à quelques fugues, c’est celle en ré mineur de Bach pour orgue (fredonne), c’est un peu le même esprit que celle qui clôt les variations Haendel. Mais ce qui compte, c’est cet espèce de cérémonie après toutes ces variations, c’est une célébration. Il y a toute cette série de variations juste avant, à partir de la 20ème variation, il y a aussi la boite à musique qui nous sort un peu du temps, elle nous fait oublier un peu qu’on est dans quelque chose de sérieux. Les trois dernières variations sont des ouvertures qui nous préparent petit à petit à la fin. Quand on arrive sur le thème de la fugue, on sent qu’on en avait besoin. C’est un souffle qui continue. On ne peut pas avoir de meilleure manière que de finir par cette fugue, qui n’est pas toujours forcément une vraie fugue, parce que cela devient du Brahms, de l’orchestre. On est bien au-delà des difficultés pianistiques, Brahms pense à la meilleure façon de faire sonner le piano. A la fin, cela fait penser à une partition d’orchestre.
WB : A propos, votre disque est très réussi, j’ai été frappé par votre approche presque symphonique de la troisième sonate, est-ce que vous la voyez en effet comme une symphonie déguisée ?
JF : Oui, c’est ainsi qu’elle a été présentée, je ne pense pas qu’on puisse la voir d’une autre manière que comme une œuvre orchestrale, pour 90% il est possible d’imaginer quel instrument ou quelle orchestration Brahms aurait voulu utiliser. C’est intéressant d’ailleurs de voir qu’il y a beaucoup d’œuvres qu’il a écrites à la fois pour orchestre et pour piano seul, comme les variations Haydn. Même la 1ère sonate est une symphonie qu’il a peut-être du écrire dans sa tête pour orchestre. Après il l’a retranscrite pour piano, c’est un orchestre au piano.
WB : Et quels sont les mérites de la 1ère sonate que l’on entend beaucoup moins souvent ?
JF : C’est un peu une sonate mal-aimée, même si c’est son opus 1, ce n’est pas sa première œuvre, car il avait écrit d’autres compositions avant. Si cela avait été son opus 30, on aurait probablement dit que c’est une œuvre magnifique.. Maintenant on dit que sa première œuvre et qu’il y a beaucoup de choses à faire. Il peut y avoir dans les transitions des choses un peu abruptes, mais il y a beaucoup de magie à l’intérieur. Quelle bonne idée aussi de commencer sa première sonate éditée en do majeur, c’est une tonalité très basique. Il l’a choisi vraiment pour ouvrir cela comme la porte de Kiev de Moussorgsky et aussi pour sa 1ère symphonie. Il a voulu montrer aussi qu’il était capable d'écrire techniquement pour un pianiste. L’écriture est variée : le 3ème mouvement est une danse, le 4ème est un rondo qui avance et qui s’emballe complètement, et dans le 2ème mouvement il y a un choral auquel on ne s’attendait pas du tout.
WB : Est-ce que vous voyez dans le 1er mouvement un renvoi à la sonate Hammerklavier ?
JF : Ah oui, il peut y avoir des similarités, même si c’est une autre tonalité (fredonne début de la sonate Hammerklavier), il peut y avoir quelque chose !
WB : Claudio Arrau qui était un grand brahmsien et qui jouait pas mal d’œuvres pour piano seul de Brahms a dit à propos de cette sonate qu’il la trouvait faible et qu’il n’aimait que le mouvement lent. Est-ce que vous lui donnez tort ?
JF (rires) : Oui, c’est loin d’être une faiblesse de Brahms d’avoir écrit cette sonate!
WB : Est-ce qu’il n’y a pas un peu trop d’octaves pourtant par ci, par là ?
JF : Il y en a beaucoup plus dans Liszt, hein ! (rires)
WB : Oui, d’accord, dans la Dante sonate…
JF : Là-dedans, il y en a beaucoup plus !
WB : Vous avez dit que dans le piano, il se cache tout un orchestre. Je me suis dit si c’est vrai, parce que pour moi, c’est un instrument au son un peu neutre, est-ce qu’il n’est pas plus difficile d’y rechercher différents timbres que sur un instrument à cordes, où un peut modeler le son ?
JF : En classe d’accompagnement on faisait beaucoup de travail sur la manière d’imaginer au plus profond de nous de ce qui peut sonner, ce qui peut se rapprocher de la sonorité d’orchestre lorsqu’on travaillait sur les partitions d’orchestre. On a par exemple déchiffré la 2ème symphonie de Sibelius où il y a beaucoup de timbres différents. On sait comment cela sonne à l’orchestre, comment les trombones sonnent, on sait qu’on ne peut pas faire une attaque de la même manière pour deux trompettes en do qui sont là-haut et qui sont un peu perçantes, puis les cors qui ont quelque chose d’un peu plus noble. Cette approche aussi du hautbois et de la flute, on essaye d’imiter au maximum. On ne sait qu’on n’arrivera pas avec ce clavier qui est mécanique, avec des marteaux qui frappent les cordes. C’est difficile, mais on doit garder à l’esprit quand on essaye d’imiter des instruments avec un piano que chaque voix est l’imitation d’une voix pour avoir la longueur du son ou la respiration, ou à quel moment on aurait besoin de ralentir. Après, quand on a compris au point de vue de chaque voix, comment on arrive à les mettre ensemble pour pas que ce ne soit pas complètement déconnecté et que ça fasse un tout, plutôt que de le prendre comme un tout avec des choses à l’intérieur. C’est une identité de dix personnes différentes qui essayent de jouer ensemble. C’est peut-être décortiqué, mais je trouve ce travail excitant !
WB : Je me dis que rechercher des sons différents au piano est le privilège de quelques très grands, comme Radu Lupu par exemple ?
JF : (rires)
WB : Il y arrivait, n’est-ce pas ?
JF : Oui, c’est Radu Lupu, il était magnifique. Lupu, Lipatti, Kempff, ces anciens qui recherchent les sons, aussi à l’intérieur, mais je pense que la volonté n’était pas premièrement de fixer sur le piano la technique du piano, il y avait quelque chose derrière la tête qui était plus grand : certainement le chant de l’opéra.
WB : Votre professeur Gisèle Magnan vous a montré comment on peut jouer tout un opéra sur un piano, je me suis dit : comment le fait-on ? Certes, c’est possible de jouer les notes, mais comment incarner des caractères sur un piano ?
JF : Justement, en s’imaginant qu’on peut y mettre des paroles. Pour les caractères, le plus facile est de prendre Mozart. Dans la sonate en do mineur, c’est tellement évident d’avoir un caractère différent pour les premières mesures. Il faut y croire, à l’intérieur du début pour le premier et le second thème, on essaye d’imaginer les conversations que pourraient avoir différents personnages. Quand on veut que l’autre comprenne vraiment, on essaye d’insister au maximum pour que ce soit compréhensible. Avec le piano, c’est un peu la même chose, on peut insister au point de vue phrasé aussi.
WB : Dans la Fantaisie en do mineur, il se passe quelque chose de pareil. C’est Perahia qui a expliqué une fois lors d’une masterclass qu’il y a un dialogue entre une soprano et un ténor.
JF : Il y a des thèmes qui sont aussi utilisés dans certains opéras, dans des lieder, qu’on retrouve partout et qui sont assimilées à la voix, surtout chez Mozart. Il était un précurseur, Chopin s’inspirait aussi du bel-canto italien et de Bellini.
WB : Et est-ce Gisèle Magnan qui vous a, en quelque sorte, dissuadé de la virtuosité ?
JF : (rires) : Lorsque je l’ai rencontrée, j’avais beaucoup de volonté à jouer beaucoup de Rachmaninov, Prokofiev et Liszt. Je suis arrivé chez elle et travaillais la sonate de Liszt à ce moment-là. Elle est un peu à part, car il y a tellement de choses à l’intérieur avec l’opéra, Faust, etc. Je jouais aussi la Dante sonate, c’est un peu un passage obligé de repasser par les classiques avant de griller les étapes. Elle m’a dit : « Tu peux apprendre le 1er de Tschaikofsky ou le 3ème de Rachmaninov plus tard, tu peux les travailler si tu veux, mais ce qui va forger ta recherche musicale et ta manière de concevoir les choses en quelque sorte, c’est les compositeurs classiques », donc Beethoven, Schubert, Mozart, Chopin aussi. En tout cas, on restait vraiment dans les classiques. C’est effectivement moins excitant et impressionnant que toutes les études de Rachmaninov. J’ai toujours envie de jouer des œuvres de Rachmaninov et de Prokofiev, ça commence à revenir, mais ma manière de voir les choses maintenant est passée par ces années très classiques. Cela me donne un regard complètement différent sur les choses et me donne plus de plaisir à jouer encore du Mozart et du Beethoven. Il y a beaucoup moins de choses à jouer, c’est plus facile techniquement et encore..mais il y a tellement de choses à l’intérieur. On pourrait travailler toute une vie, on n’aura jamais fini..
WB : Mais est-ce que la virtuosité n’est pas un plaisir tactile ?
JF : Si, cela peut faire du bien !
WB : Je suis mauvais pianiste, mais si j’arrive à jouer un trait virtuose, cela fait plaisir !
JF : (rires) : Oui, de temps en temps, cela peut faire plaisir.
WB : Il ne faut pas que ça devienne un but en soi…. Je pense que le piano est premièrement un instrument virtuose ?
JF : Liszt a créé le récital au 19ème et il a amené le piano à être plus vu comme un instrument virtuose et c’est vrai qu’il y a eu des compositeurs qui ont écrit des œuvres très difficiles. En même temps, Brahms est virtuose à sa manière. Je joue aussi du Szymanovsky qui est aussi virtuose à sa manière. Il y a toute une tradition : Liszt, Busoni Rachmaninov. On les remercie, car ils ont écrit de belles choses !
WB : Croyez-vous que cette envie de jouer de la musique virtuose soit une phase passagère ?
JF : C’est un choix de ce qu’on aime jouer ou pas, cela dépend de la personnalité. Il y a des musiciens qui adorent jouer des choses virtuoses, comme chez les violonistes qui adorent Paganini. Pour l’instant, je ne suis pas dans une phase très virtuose, sauf dans Szymanovsky qui me fait plaisir. J’ai plus de plaisir à rechercher des choses musicales, je n’ai pas envie de montrer quoi que ce soit avec mes doigts.
WB : J’ai lu une fois : « La virtuosité, c’est ce qu’il faut pour réaliser ses buts »
JF : Je pense que le but principal est de faire de la musique et que la virtuosité vient après par rapport à ce qu’on veut.
WB : J’ai encore quelques questions sur le répertoire : j’ai beaucoup aimé votre interprétation du 18ème concerto de Mozart lors du concours, je crois que c’est un excellent test pendant un concours, car dans Rachmaninov, Prokofiev et Brahms, il y a beaucoup de notes, mais dans Mozart beaucoup moins. Il y a des pianistes très virtuoses, mais qui ont peu à dire dans sa musique.
JF : C’est là que c’est toujours un peu dangereux avec ces compositeurs et le fait de mettre un mouvement de sonate de Mozart ou de Beethoven dans un concours, un concerto de Mozart permet dans beaucoup de compétitions de faire le tri parmi ceux qui ont des choses à dire dans ce compositeur, c’est vrai. Le choix de ce concerto en particulier s’est fait sur l’avis de mes professeurs de l’époque, il y avait une liste de six ou sept concertos de Mozart pour le concours Reine Elisabeth et il n’y avait pas le seul concerto que je jouais (rires), celui en do majeur. Je voulais donc jouer le numéro 23 et Louis Lortie m’a avoué : « Ah non, il y aura sans doute quinze personnes qui vont le jouer, tu n’as qu’à faire le 18ème, il est moins joué et il y a dix fois moins de chance que quelqu’un d’autre le fasse ». Il y aura moins de volonté de vouloir comparer avec une autre interprétation, les membres de jury peuvent être fatigués d’entendre jouer la même chose. Pour le 18ème concerto, c’est le deuxième mouvement qui m’a fait craquer !
WB : Je pense qu’il y a même un rapport entre le second de Brahms et ce concerto-là de Mozart, est-ce que ce n’était pas Brahms lui-même qui disait qu’il recherchait l’intimité de Mozart ?
JF : Je ne sais pas…
WB : Vous jouez ce soir Prélude, Fugue et Variation de Franck, je ne connais pas du tout, est-ce une œuvre pour orgue ?
JF : Oui, en effet, c’est écrit pour piano et harmonium, après il y a eu une version pour orgue…
WB : Ah si, je me souviens !
JF : Franck n’a pas fait la transcription pour piano, c’est Bauer qui l’a faite. Du coup, j’ai fait ma propre transcription, j’ai repris la partition d’orgue..
WB : J’ai entendu que l’écriture de Franck est ingrate, parce qu’il était organiste ?
JF : Il y a des choses un peu bizarres effectivement. Dans Prélude, Choral et Fugue, il y a des choses embêtantes, de même que dans Prélude, Air et Final et le Quintette avec piano. Il avait les mains très grandes, il y a des choses difficiles à jouer sans devoir les arpéger, par exemple le Prélude de Prélude, Air et Final.
WB : Et les Variations opus 3 de Szymanovsky, sont-elles aussi éblouissantes que celles d’opus 10 ?
JF : Elles sont encore plus romantiques et romantisées que celles d’opus 10, il y a un an de différence entre les deux opus et il y a déjà une évolution dans l’écriture de ce compositeur. Il a à peine vingt ans et il est train de se chercher, il est encore un peu à la manière de Scriabine. Ces variations sont un peu un exercice de style, il y a un thème magnifique, qu’il veut utiliser dans une dizaine de variations dans tous les recoins possibles du piano, avec beaucoup de virtuosité par moments. En même temps, c’était un grand fan de polyphonie et de voix qui s’entremêlent, un peu comme Chopin.
WB : C’est vrai que ses premières œuvres sont chopiniennes !
JF : Chopin est passé par là, on peut retrouver la polyphonie de Chopin dans la sonate pour violoncelle avec beaucoup de chromatisme. Dans la 3ème sonate aussi on retrouve aussi ce qu’il entendu, assimilé, appris. Szymanovsky est unique, car il ne ressemble à personne d’autre. C’est un compositeur romantique qui se cherche et qui écrit de très belles variations. J’ai très envie de les jouer, elles ne sont pas très souvent jouées, mais je content de le faire.
WB : J’ai été frappé encore lors du concours quand vous avez joué le 3ème Scherzo de Chopin et j’ai remarqué que vous êtes très fidèle au texte, parce qu’il y a un passage que presque tout le monde joue trop vite. Il s’agit des cascades au milieu que vous avez joués dans le bon tempo !
JF : C’est un choral avec quatre mesures et quatre mesures de cascades descendantes, je n’aime pas ce côté inéluctable, un peu comme une marche, quelque chose de solennel. Il n’a pas marqué de changement de tempo, ce n’est pas parce qu’il n’écrit pas de changement de tempo qu’on ne peut pas le faire.
WB : Il n’y a que Claudio Arrau et vous qui jouent ce tempo-là !
JF : Claudio Arrau aussi ?
WB : Oui, il était très fidèle au texte, toujours !
JF : Ah, j’ai l’intérêt de l’écouter !
WB : Tous les grands chopiniens comme Pollini, Ashkenazy et Argerich changent de tempo, c’est frappant !
JF : Je ne comprends pas pourquoi ils le font !
WB : Concernant Arrau, j’ai lu une fois dans une critique, j’ai pris la partition et je me suis dit : « Mince, c’est vrai ! »
JF : Si on a l’habitude de l’entendre joué comme ça, on ne se pose plus la question si ça doit être joué ainsi ou non. C’est comme la marche turque de Mozart, c’est marqué si-la-sol-la-do avec trois doubles croches (chante) , ça sonne beaucoup plus comme une marche turque !
WB : C’est vrai, ou le rondo du 1er concerto de Beethoven !
JF : Je ne me souviens plus, j’ai le dernier mouvement du concerto pour violon en tête !
WB (chante)
JF : C’est pareil, oui ! C’est difficile à faire, c’est certain..
WB : J’ai encore deux questions : Alain Lompech vous a appelé ‘un tigre sauvage et raffiné qui entre dans la légende rocassienne’, cela vous va ? Il y a un tigre en vous ?
JF (rires) : Je ne sais pas, c’est ce qu’il a remarqué peut-être ! Si c’est ce qu’on pense de moi, pourquoi pas ? Je trouve que le tigre est un très bel animal, vraiment stylé !
WB : J’aime les gens qui rugissent, il y a des pianistes qui ne le font pas assez ! J’ai encore une dernière question : est-ce que vous avez d’autres projets de cd ?
JF : Oui, pour l’instant ce n’est pas tout à fait planifié, l’année prochaine, il y a aura du Chopin. Il y a aussi deux concertos de Mozart au mois de février, les numéros 18 et 21.
WB : Avec quel orchestre ?
JF : Le Mozarteum de Salzburg.
WB : Nourri dans le sérail !
Utrecht, le 6 novembre 2014
Lors du dernier concours Liszt à Utrecht (la ville où j’habite), j’avais de la chance. Au moment où j’attendais le pianiste Paul Badura Skoda, membre du jury, dans son hôtel, j’étais assis à côté de la secrétaire du jury. J’en ai profité pour lui demander un autre entretien avec Mûza Rubackyté, grande lisztienne. Cela a très bien marché après que la secrétaire lui avait laissé mes coordonnées, c’est la pianiste elle-même qui m’a recontacté par email. Nous avons échangé quelques messages et il s’est trouvé que le français était la meilleure langue pour faire l’interview. Quelques jours plus tard, je me suis retrouvé à l’hôtel Karel V à Utrecht pour parler à une musicienne cultivée et intelligente qui a surmonté courageusement quelques épreuves bien dures dans sa vie..
Muza Rubackyte (MR) : Bien sûr! Je suis née dans une famille d'artistes: mon père était chanteur d’opéra et ma maman pianiste, naturellement il y avait toujours beaucoup de musique à la maison. J’ai commencé à m'amuser avec les sons depuis un très jeune âge et j’ai joué mon premier concert à 7 ans à la Philharmonie Nationale avec l'orchestre. A part le piano, j’ai aussi chanté et joué du violon. Je ne savais pas quoi choisir, mais à 11 ans, j’ai vu un film à la télévision. C’était un film australien en blanc et noir sur une fille qui apprenait le piano. Elle jouait la sixième Rhapsodie Hongroise de Liszt et j’ai voulu la jouer aussi! Ce fût un coup de foudre décisif pour choisir le piano définitivement. C’était mon travail important, six mois plus tard, je l’ai jouée à 12 ans lors d’un concert à Riga. Avec cette pièce, j'ai pu me décomplexer des octaves qui font tellement peur aux pianistes. A 15 ans, j’ai joué la sonate en si mineur..
MR : D’abord, c’était un personnage fascinant, il est parfois même difficile de croire que toutes ses compositions ont été écrites par la même main! Le côté spirituel et amoureux, virtuose et diabolique, les voyages à travers le monde, sa relation avec le public.. toutes ces facettes sont indissociables de sa personne. Quand parfois les gens me disent qu'ils n'aiment pas Liszt, je me demande souvent: "Lequel?". En ce qui me concerne, j'aime tout Liszt. Même ce que j’aime moins dans son œuvre, comme certaines paraphrases qui semblent élargir le piano et qui sont parfois surchargées, je sais qu'il les a écrites pour un but noble.
MR : Il y a certaines paraphrases d’après des opéras de Meyerbeer que je n’aime pas beaucoup. Cependant c’était un signe de sa générosité de propager la musique de son époque et aussi de contribuer au développement du piano moderne.
MR : Oui, c’est vrai, on dirait que les œuvres tardives ne sont plus faites par le même homme.. Chopin et Debussy sont restés les mêmes hommes avec toute leur évolution dans la création, mais Liszt a fait la mutation : il est allé jusqu’à l’atonalité. Il expérimentait au lieu de perfectionner à fond ce qu’il avait déjà. C’est possible que tout ne soit pas convaincant au même titre, mais ici nous pouvons parler de sa générosité, car l'ouverture de la voie est évidente. Après Liszt, Busoni et Schonberg ont repris et développé certaines de ses pensées étranges pour son temps..
MR : Les arts étaient étroitement liés, Liszt a eu beaucoup de rencontres avec des écrivains et des peintres. Liszt était l’ami de Lamartine, il est allé voir Senancourt. Il avait des rencontres avec George Sand, Chopin, Musset , Delacroix et tant d'autres, l’inspiration était mutuelle. Dans La Vallée d’Oberman, il y a une fusion incroyable entres les différentes formes d’art et aussi avec la littérature : chaque phrase parle de la pensée philosophique de l’époque. Pour Liszt, les sujets extra-pianistiques étaient importants, d'où l'importance pour nous de savoir la source de son inspiration. C’est parfois décevant chez les jeunes pianistes qu’ils ne soient pas toujours renseignés sur les origines littéraires de certaines œuvres de Liszt.
MR : Nous pouvons penser à la Hongrie et la Suisse, aux airs polonais et russes.. Grand voyageur, il a pu assimiler et mettre en musique ces impressions nomades. Grace à sa curiosité, il s’empreignait de tout. Tout ce qu’il avait touché, devenait de l’or..
MR : Quant à la mémoire photographique, je ne sais pas. Il travaillait en permanence sur son piano muet en voyageant. Son écriture était d’une clarté magnifique, c’est fascinant de voir comment il élaborait et « purifiait »ses partitions, dont il a fait de multiples versions parfois ou comment il marquait des points importants ou des transitions dans ses manuscrits.
MR : Bien sûr, il y a des collisions dramatiques. Il y a toute une série de thèmes qui se confrontent, par exemple l’amour sublime ou l’amour de Dieu. On retrouve cet équilibre entre l’amour terrestre et l’amour de Dieu dans la Sonate en si mineur. Le problème de l’interprétation de Liszt, c’est qu’il y a un tel amas, une telle quantité de difficultés techniques, des montagnes d’épreuves physiques, des efforts héroïques pour arriver à un sens, une vision théâtrale pour transmettre un message. Il y a un goût du risque, il s’amuse parfois, mais sa virtuosité n’est jamais gratuite!
MR : Il peut y avoir différents message : cela peut être la force nationale et la résistance d’un peuple, la victoire du bien contre le mal. Cependant, le message le plus important et propre à toute sa vie est un message extrêmement spirituel. Ce n'est pas par hasard qu'il a voulu entrer dans les ordres à 18 ans après avoir failli mourir et plus tard, à l'âge mûr, il est effectivement devenu prêtre.
MR : Plusieurs fois, je vais refaire deux expériences dans les lieux de sa naissance et de sa mort, respectivement le 13 juin 2015 à Raiding et le 18 mai à Bayreuth, lors d’un festival Liszt qui fêtera ses 10 ans. En 2003/2004, j’ai collaboré pour la première fois avec des comédiens de la Comédie Française, dont Eric Genovese et aussi d’autres comédiens comme Françoise Fabian et Alain Carré. Ils ont lu des extraits de textes de Musset, Marie d’Agoult, Byron, Pétrarque, Senancourt et beaucoup d'autres qui ont inspiré Liszt, cela faisait 40 minutes de textes et 3 heures de musique.
MR : Je pense que la parole est évocative. Avec l’intensité et le rythme du texte l’interprétation en devient plus naturelle et facile. Dans les Sonnets de Pétrarque par exemple, le mot tombe sur la note.
MR : Oui, je me souviens de quelques jours que j’ai passés à la Villa d’Este avant de jouer sur le même lieu la troisième année. Je me suis promenée dans les jardins, je voyais les cyprès de Liszt qui dépassaient le mur, j'ai écouté les 500 jeux d'eau.. La chambre de Liszt m’a impressionnée aussi.. J’y ai ressenti le message de surplomber la vie terrestre et en même temps se dissoudre dans l’univers, c’était une sensation très claire. Il y avait un lien entre la nature, un lieu spirituel et l’était de son esprit.. Liszt regardait vers l’infini et un monde meilleur qu’on ressent dans la dernière pièce du cycle, Sursum coda Pour que vos cœurs s'élèvent.
MR : Cela ne vous laisse pas indifférent! Je me souviens d’une émission sur France Musique, ‘Tribune des disques » où des journalistes spécialisés faisaient l’écoute à l’aveugle. Il s’agissait de l'écoute comparée "en aveugle" des extraits des Années de Pèlerinage, que mon attachée de presse m’a signalée. Il y avait d’abord cinq versions, puis trois et finalement ils en ont gardé deux. Je reconnaissais toujours mon propre jeu! Ce sont Jorge Bolet et ma version (parue chez Lyrinx) qui ont été retenus et oui, je peux dire que cela fait plaisir!
MR : Normalement, je ne me reconnais pas mais généralement j'adhère à mes interprétations. Il m'est arrivé lors de mes interviews à la radio pour une interprétation qui m'interpelle positivement que j'ai demandé: « Qui est le pianiste qui joue là? » et on me répond : « C’est vous ! »
MR : Il fait partie de moi, il trace toute ma vie. Je reviens toujours à lui, il n’y a pas de période où je ne l’ai pas joué. Je reviens régulièrement à mes ""anciens amis" que j’ai laissés de côté, comme les Etudes de concerts récemment.
MR : Sa générosité. L'homme est extraordinaire et la musique reflète la personne. C’est la personne que j’aurais aimé rencontrer avant tout dans ma vie, plus que quiconque.
MR : Oui, je l’aurais fait, parce que c’est un génie profondément humain.
MR : J’ai d’abord étudié avec le maître de Davidovich, Yakov Flier. J’étais sa dernière élève et après sa mort, c’est Bella qui s’est occupée de moi. C’était une dame "class", bonne, généreuse, extrêmement exigeante qui m’a beaucoup apporté en tant que femme pianiste.
MR : C’est très dur d’être femme dans un monde masculin!
MR : Je tiens à la main gauche, c’est la base de l’harmonie. Au piano, on n’est pas le violon, mais on est l’orchestre et la complexité du tissu musical est en conséquence.
MR : Elle a chanté au piano comme personne. Elle attachait aussi beaucoup d’importance au respect du texte, il fallait bien lire les silences et la durée des notes. Elle avait de petites mains avec de longs doigts agiles, elle « glissait ». Je le fais aussi, je sculpte mon piano.
MR : Après avoir gagné le concours Liszt de Budapest, j’ai été interdite de passeport et j’ai été privée de voyages à l'étranger. Les autorités m'avaient interdit de jouer ailleurs. Je n’étais pas sans travail, mais dans mes tournees en URSS, j’ai dû donner plusieurs concerts dans des usines sur des pianos exécrables pour un concert dans une vraie grande salle. Les conditions étaient horribles. Pourtant, même si l’expérience était extrêmement difficile à vivre, elle fut enrichissante : ces années m’ont servi de « laboratoire », pendant lesquelles j’ai progressé dans mon expérience de concertiste. Heureusement, contrairement à certains de mes amis artistes, qui n'ont pu supporter ces conditions, je n’ai jamais sombré dans l’alcool ou la drogue, je n’ai jamais perdu l’espoir, car au fond de moi-même je savais que ce n’était pas pour toujours, mais il falliat attendre sept ans..
MR : Oui, mais comme je disais, les conditions étaient horribles avec des pianos désaccordés, souvent des pianos droits auxquels plusieurs touches manquaient… J’ai voulu faire quelque chose pour que l’art ait un sens, même avec ces contraintes. Je me rappelle aussi des choses fantastiques : des gens à l’apparence ouvrière, mais avec des traits de visage aristocratiques, des gens qui pleuraient, émus par la musique ou des enfants qui une fois le concert fini couraient après la voiture qui vous emmenaient dans la neige.
MR : Ce n’est pas moi qui l’ai dit! (rires)
MR : Oui, c’était un projet que j'ai proposé à l’Opéra de Paris. Vierne était un compositeur qui écrivait pour l’orgue, il avait été titulaire de Notre Dame pendant 40 ans. Il était non-voyant, aveugle. Sa musique pleine de souffrance et de la solitude s'exprime avec l’énorme puissance. Le programme consistait en un cycle vocal, Spleen et détresse, 12 préludes pour piano et le Quintette avec piano. Cette dernière œuvre est monumentale, écrite à la mémoire de son fils qui est mort à la guerre. C’était en plus à l’époque où Vierne avait subi une opération des yeux, qui a raté et il n'a jamais pu retrouver la vue. C’est aussi le programme de mon disque suivant que je viens d’enrégistrer chez Brillant Classics avec d’autres pièces en plus, comme le cycle « Solitude » et une des « Nocturnes célestes». Vierne a dit que c’est l’émotion pure qui prime dans sa musique, cela me parle beaucoup.
MR : Oui, sa musique tombe bien sous les doigts. Le piano est utilisé sur toute son étendue. C’est une musique colorée, extrêmement dramatique. Chaque Prélude a un titre, il donne tout de suite le « programme ». Je me réjouis de ce projet, c’est mon travail de cette année. En concert, je combine les Préludes de Vierne avec ceux de Chopin et Scriabine. La musique de Vierne n’est pas souvent jouée en France, mais c’est au moins un nom qui suscite un certain intérêt chez les journalistes! A ma surprise, ce projet à la Bastille a fait les guichets fermés!
MR : Pas aussi souvent que je le souhaiterais. Mais c'est une partie remise j'espère. Aujourd'hui, on me colle "des étiquettes au front", d’abord les romantiques, Liszt en tête, puis les choses « soviétiques ». J’ai deux projets gigantesques qui sont mes « piliers de l’année prochaine » pour ainsi dire : c’est le projet Vierne et puis les 24 Préludes et Fugues de Shostakovich que je vais jouer en intégrale en deux concerts le 11 juillet 2015 au festival de Radio France à Montpellier. Même si ce gigantesque cycle fait partie de ma discographie (2006, chez Brillant Classics), le jouer en un seul jour, c'est une autre pair de manches! Franchement, j'ai mis quelques mois à décider d'accepter ce projet et j'ai reporté tous mes autres concerts pendant trois mois. Dans mes derniers enrégistrements, je voudrais mentionner un disque Saint Seans paru chez Doron avec deux de ses Concertos. C’était un bonheur! C’est le « Liszt français », un compositeur très éclectique et voyageur lui aussi..
MR : Je ne saurais pas vous dire, mais nous, membres du jury, sont très sympathiques entre nous, j’ai rarement vu cela. Je voudrais en profiter pour faire un compliment pour l’organisation du concours, j’y suis avec bonheur pour la troisième fois. C’est tellement bien fait, nous sommes chéris et nous sentons que tout le monde respecte notre vie de pianistes concertistes. Nous avons même un piano dans notre chambre d’hôtel, cela fait preuve d’un respect énorme et cela évite "la rouille dans les mains".. Toute l’organisation est d’un grand professionnalisme!
MR : Nous avons des discussions fabuleuses et des échanges, nous discutons surtout de la musique de Liszt, mais nous parlons aussi de nos voyages, c’est un rassemblement de gens sympas et brillants!
MR : Gagner un concours est une énorme chance pour lequel les lauréats se sont préparés. La vie n’est pas que le talent et le travail, mais c’est aussi la chance. Dans chaque vie, il y a de la joie et de la frustration, on doit avoir cette coupe, sinon ce n’est pas complet. Je voudrais qu’ils soient forts et qu’ils continuent coûte que coûte, qu’ils n’abandonnent jamais le métier, car la musique, cette langue universelle, nous fait vivre de grands moments d’exception. La musique nous ressource et nous guérit et c’est pour cela qu’un pianiste travaille sans compter les heures comme on ne compte pas les heures de la vie. Je crois au pouvoir des arts pour l'humanité meilleure.
Entretien téléphonique, le 9 février 2021
Cet entretien a constitué une première: jusqu'alors je n'avais pas fait d'entretien par Zoom, mais lors de la crise sanitaire, cela a été une manière de parler à quelqu'un à l'étranger et cela a remarquablement bien marché, d'autant plus qu'on a pu se voir!~
PC : Pour moi, le concert n’est pas une fin en soi, c’est un élément de notre recherche et de notre travail. Qu’est-ce que c’est, un concert ? Un moment donné dans une salle, avec une acoustique mate ou réverbérée, un public nombreux ou clairsemé, il fait chaud, il fait froid, le piano est inspirant ou non, on est en forme ou pas : ce moment-là ne sera jamais reproduit à l’identique et c’est précisément cela qui fait progresser. De chaque concert on peut tirer un enseignement. Mais la recherche sur l’œuvre qu’on est en train d’apprendre se nourrit aussi de choses multiples, des lectures, des écoutes, la vue d’un paysage, la vie avec un grand V majuscule, avec tout ce qu’elle peut apporter d’informations, de captations, de ressentis.
PC : (silence) Le but c’est tout de même que la vérité de l’œuvre apparaisse et qu’on puisse peu à peu s’effacer derrière cette vérité. On apporte beaucoup de soi au début, il y a un côté histrionique dans ce travail préliminaire, on veut alimenter l’œuvre d’idées, de visions, de concepts : ça part d’un principe positif, celui de ne pas se contenter de faire une reproduction photographique où tout serait égal et lisse. Je crois beaucoup à la subjectivité de l’interprète, mais c’est précisément-là un paradoxe intéressant de notre métier : même si l’interprète donne une interprétation originale, personnelle, qui n’appartient qu’à lui, c’est la vérité de l’œuvre qui doit surgir. C’est l’image du compositeur qui doit apparaitre. Sinon, c’est raté ! Nous ne sommes pas des créateurs, en revanche nous devons recréer, car les choses sont là, la partition existe, ce n’est pas nous qui l’avons écrite, mais c’est à nous de lui donner vie. Je songe toujours au beau mot d’Yves Nat : « s’oublier pour que l’oeuvre se ressouvienne ».
PC : C’est rarissime, ça! (rires), ça arrive si peu dans une vie ! On vit en permanence avec ce hiatus temporel, c’est-à-dire que l’instant de satisfaction relative qu’on pourrait éprouver un jour donné n’est pas le même que celui de la veille ou du mois suivant. Et l’insatisfaction contrebalance largement le contentement, croyez-moi ! Mais je dirais que cette dialectique est à la source de notre joie de faire ce métier. Le but n’est pas d’éprouver une satisfaction personnelle, mais que par moments, le visage du compositeur apparaisse et nous sourie en disant : « ici, ça n’était pas trop mal… »
PC : Très rarement, peut-être sur les doigts d’une main.
PC : Vous trouvez ça déjà beaucoup?
PC : Sur une vie, sur 50 ans?
PC : Je parle seulement du sourire du compositeur, pas d’un déluge d’éloges ! Lorsqu’en ces rares moments dont je parle, on pense s’être approché d’une vibration particulière, qui est la synergie du travail artisanal quotidien et de la prise de risque, du lâcher-prise en concert, alors c’est là que réside la justification, l’excitation, et je pourrais dire : la beauté de ce métier. Et jamais on ne se dit pour autant « ça y est, le grand jour est arrivé ! ». Le lendemain, on est de nouveau au travail.
PC : Bien sûr ! J’ai gardé pendant très longtemps les partitions avec les annotations de mes professeurs, Merlet, Fleisher, Graf ou Magaloff. Magaloff n’écrivait quasiment pas, mais Merlet écrivait beaucoup, je relis parfois ses indications sur mes vieux volumes des sonates de Beethoven et des oeuvres de Chopin, de Bach, de Debussy. La partition du 1er Concerto de Brahms annotée par Leon Fleisher, c’est une sainte relique ! Et puis, vers l’âge de 40 ans, je me suis reconstitué toute ma bibliothèque de partitions, et j’ai acheté plusieurs éditions des oeuvres principales du répertoire, pour pouvoir comparer les sources, les variantes.
RC : J’adore votre expression « vieilles idées », comme on le dirait de « vieux habits » !! (rires). Vous savez, je ne crois guère au concept de la maturité. La perception qu’un interprète de 20 ans a d’une œuvre, il la garde durant toute sa vie. Par la suite il ne fait que se débarrasser des détails superflus pour l’enrichir de son expérience. Si vous écoutez les grands pianistes, Claudio Arrau par exemple : quand il avait 25 ans, quel virtuose extraordinaire il était ! Il ne jouait pas du tout les sonates de Beethoven comme lorsqu’il a atteint 80 ans. Mais on peut tout de même repérer très clairement dans le jeu du jeune homme qu’il était dans les années 30 ce que ma génération a entendu de lui en concert dans les années 70-80 : sa virtuosité sublimée par sa science des plans et de la construction, par le souffle et l’énergie, le coté irréductible de l’interprétation. Tout comme Alfred Brendel. Je suis plongé en ce moment dans les enregistrements de Brendel que Philips a réédités en un coffret de 114 cd, j’ai aussi écouté ses enregistrements des années 50, les premiers pour Vox et de petits labels américains : il est le même dans ses fondamentaux ! Bien sûr que les choses évoluent, heureusement d’ailleurs qu’elles ne sont pas fixées. Le pianiste qui, dans l’histoire de l’interprétation, a le plus changé, au sens où l’auditeur affuté ne pourrait pas le reconnaître avant et après la métamorphose, c’est Wilhelm Backhaus. J’adore Backhaus avant 1940, et je ne l’aime plus guère après. Quelque chose en lui s’est desséché, durci. Je réécoutais ses Brahms des années 30, c’est d’une fraicheur, d’un charme, d’une douceur admirables, et la sonorité est d’une telle beauté ! Les mêmes oeuvres enregistrées après la guerre : c’est raide, sec, coupant, vertical, sans charme ni pathos. Je n’ai jamais pu percer le mystère de ce qui s’est passé chez lui. Ça reste bien sûr un pianiste superlatif, une force de la nature d’une énergie incroyable, mais ce pianiste pouvait être tellement charmeur, même dans ses Beethoven des années 30, il est ahurissant de joie ! Ensuite, c’est le plat pays.
PC : Je n’aime pas du tout mais la critique s’est gaussée (et se gausse encore) en parlant de « hauteur de vue », ça m’a toujours fait éclater de rire, une telle surdité devant l’évidence.
PC : Mais, croyez-vous que ça vienne comme ça : « Ah, chic, une nouvelle idée aujourd’hui ! » (rires). Non, ça ne se passe pas comme ça. Ce que j’essaie de faire, c’est d’intégrer le plus naturellement possible de nouveaux éléments de réflexion au discours, mais surtout pas pour qu’on dise : «Ah, là, il a une idée !». L’auditeur n’a même pas à s’en rendre compte, il doit être pris par la narration générale.
PC : C’est une question compliquée, je dois réfléchir pour y répondre… Tout d’abord, est-ce que, vraiment, l’interprète a « des idées » ? C’est plutôt le compositeur qui en a pour l’interprète ! Et c’est à lui, l’interprète, de les trouver, de les comprendre, de les remettre en perspective, de les éclairer de sa propre personnalité et de son imaginaire. Pour ma part, j’essaie de plus en plus d’intégrer dans mon jeu la matière orchestrale qu’il y a dans les partitions pour piano, de penser pupitres, timbres des instruments, ce qui peut figurer les vents, les cuivres, les timbales, les pizzicati de contrebasses, les coups d’archets. Le chant, la vocalité m’intéressent aussi. Donc, voilà ce qui aura peut-être pu évoluer, entre une première approche il y a 30 ans et ce que je peux percevoir aujourd’hui. Si l’oeuvre vous parle, si elle vous possède, c’est la vision première et instinctive que vous aurez d’elle qui vous poursuivra toute votre vie, le reste n’est qu’affaire d’éclairages, de respirations, d’élimination des scories, des effets inutiles. En d’autres termes, cela s’appelle l’expérience.
Par exemple, je joue Debussy aujourd’hui d’une manière plus fluide, avec des tempi plus allants qu’il y a 30 ans. Normalement, c’est l’inverse ! Si, lors d’interviews radio, on diffuse des Préludes de Debussy que j’ai enregistrés en 1989, je les trouve toujours trop lents, ça manque de mouvement, de fluidité, l’aspect rythmique de l’écriture de Debussy n’est pas assez présent. Avec Schubert c’est pareil. Je voulais le jouer comme un vieillard en pensant que ça paraîtrait plus « profond » ! C’est une épidémie mondiale (et je n’y ai donc pas échappé !), ces jeunes qui jouent « vieux ». C’est assez ridicule, parce que ni leurs doigts ni leurs cerveaux n’ont d’histoire et de mémoire. C’est une manie de jouer le Brahms juvénile du 1er concerto ou des trois premières sonates si lent, si pesant, alors que c’est un jeune homme de 25 ans qui a composé ces œuvres, cela me rend furieux ! Un pianiste de 80 ans a une histoire, un vécu, une richesse intérieure, une expérience, le son d’une vie de travail et de concerts. Il est stérile de vouloir l’imiter.
PC : La performance sportive peut être belle à regarder, elle implique certes un état mental particulier, la maitrise de soi et l’écoute intérieure de son corps. Mais comment peut-on rapprocher le sport de l’art ? Même si le geste de l’instrumentiste se répète des millions de fois dans une vie, même si le côté artisanal du travail quotidien existe, la musique en tant que telle, ce n’est pas une course, pas une compétition, pas un résultat immédiatement attesté ! C’est l’irrationnel, l’immatériel, l’embarquement pour le rêve. L’auditeur imagine ce qu’il veut, il reçoit la musique comme il en a envie. Notre seule action, au moment du concert, c’est d’être suffisamment engagé, habité, convaincu pour transmettre la force et la beauté de l’oeuvre. A partir de là, l’auditeur est libre d’écouter la musique comme il l’entend, si j’ose dire. Je ne vois absolument pas comment on peut rapprocher la création et l’expression artistique d’un Beethoven, d’un Bach ou d’un Wagner d’une performance sportive qui est objective, factuelle, identifiée.
PC : Oui, mais la performance physique du concert, s’il y en a une, est dépassée, transcendée par la puissance du compositeur sur l’interprète. Je ne suis pas fatigué physiquement par mes concerts, je le suis nerveusement. Quand je donnais l’intégrale Debussy, quatre concerts en une journée, je ressentais un peu de fatigue au moment du quatrième concert, mais après la dernière note, j’étais surtout vidé mentalement.
PC : Difficile de répondre, parce que ça ne se passe pas comme ça, vous savez. Dès que je sors de scène, je fais le décompte de ce qui n’a pas marché, les fautes, les ratages, les incidents de mémoire, et tout ce qui aurait pu être mieux réalisé. Même s’il y a des éléments extérieurs positifs -une belle acoustique, un piano inspirant, un public à l’écoute-, sur le déroulement du concert lui-même, le sentiment général est en général négatif. Il est rare qu’on se donne la moyenne. Cela dit, il faut être et rester autocritique jusqu’au bout, c’est indispensable pour progresser. Le contentement de soi, voilà l’ennemi auquel résister. Une excellente antidote, c’est d’aller jouer un programme devant un musicien que vous admirez, en qui vous avez confiance, avec qui vous avez un rapport d’amitié. J’ai besoin de cette écoute critique extérieure. N’oublions jamais que Claudio Arrau, à 83 ans, est allé jouer du Ravel à Vlado Perlemuter, c’est quand même une leçon pour nous toutes et tous !
PC : Le Saint Esprit?
PC : Je crois beaucoup à l’énergie du jour, je suis plutôt d’une humeur égale, plutôt positif. En ce moment, ce n’est pas très facile de l’être, mais en général, je suis quelqu’un d’optimiste. J’aime travailler mon piano, jouer, répéter. Je ne m’acharne pas quand ça ne va pas, ça ne sert à rien de passer trois heures au piano juste pour faire acte de présence et se donner bonne conscience. Mieux vaut lire un bon livre ! La partition me communique sa bonne humeur, sa perfection, son entièreté, ça me donne une énergie dingue ! La partition me dit : « Je suis comme une forêt, à toi de d’y retrouver, de distinguer les arbustes des grands arbres, de deviner les taillis, les petites herbes au sol, et puis regarde comment ce grand tronc va t’aider à aller vers l’autre grand tronc. » C’est fantastique, toute la joie qui part de la partition jusqu’à mes yeux et ensuite à mon cerveau ! C’est peut-être ça, le Saint Esprit!
PC : J’allais vous le dire! (rires)
PC : Je ne crois pas aux salades de Perlman et d’Argerich ! C’est un discours pré-mâché qu’ils balancent depuis 50 ans aux journalistes, et eux opinent du chef et recopient naïvement. Comment ces deux admirables artistes peuvent penser une seconde que les musiciens, eux, vont les croire ? Argerich a 80 ans et elle joue comme si elle venait d’une autre galaxie. Perlman, il prend son violon et vous pleurez d’émotion à la seconde. Vraiment, je les adore ! Perlman a travaillé des milliers d’heures et Argerich, malgré son talent surhumain, c’est une énorme bosseuse. Et on sait comment elle travaille : lentement, elle reprend et reprend et reprend encore, presque sans nuances. Vous savez, même les êtres les plus monstrueusement doués travaillent ! Pour revenir à leur phrase, je comprends ce qu’ils veulent dire derrière la facilité de la formule : sur scène, en effet, on doit lâcher prise, on s’oublie, on prend des risques, on joue sa vie. C’est le moment où l’on ne doit pas se montrer comme l’artisan appliqué du matin. Je n’aime pas qu’on m’écoute répéter ou travailler, je demande qu’il n’y ait personne dans la salle, parce que je dis toujours : « La répétition, c’est l’arrière-cuisine, ça n’a rien à voir avec le concert ». Quand vous allez dans un bon restaurant, vous ne rentrez pas dans les cuisines pour voir ce qu’il s’y passe, avec les 10 ou 20 personnes qui s’activent devant les fourneaux. Vous êtes assis à votre table et les plats que vous dégustez sont des produits « finis ». Le récital, c’est la même chose : un produit « fini » pour le public, mais juste un petit maillon de mon travail. Je joue très rarement une œuvre en entier chez moi. La Sonate de Liszt, je l’ai jouée à peu près 40 fois en concert dans ma vie, je ne crois pas l’avoir jouée plus d’une ou deux fois chez moi. Il me faut l’adrénaline, l’énergie, la concentration du concert, la présence du public, pour me projeter dans les 30 minutes qu’elle dure. Et pourtant, je sais globalement ce que je veux en faire, je connais chaque mesure, chaque note de cette sonate, le facsimilé du manuscrit est ouvert sur un lutrin à côté de mon piano, je le consulte sans cesse. J’ai consacré 4 émissions de Notes du Traducteur à la Sonate de Liszt, j’en connais une centaine d’enregistrements. C’est vous dire si ce chef d’oeuvre m’habite et me poursuit depuis que je l’ai abordé pour la première fois, en 1982.
PC : Et qu’est-ce que vous voulez que je vous réponde ?
PC : C’est quand même très français, toute cette école de pensée a-sentimentale, distanciée, qui refuse l’engagement émotionnel et analyse à n’en plus finir… Au piano, cela donne Robert Casadesus ou Jeanne-Marie Darré, qui jouaient tout pareil, bien clair, tout est là, mais surtout pas d’affects et de pathos ! Franchement, ça ne m’intéresse pas. Tant que cela reste dans des limites et des proportions qui ne dénaturent pas la musique, pourquoi ne pas apporter d’affects ? Vous croyez que Horowitz n’apporte pas d’affects ? Tous les grands pianistes qui me touchent, les Argerich, Arrau, Trifonov, Schiff, Lupu, Kempff, Volodos et tant d’autres… ils ne peuvent pas adhérer à ce type de citation. Richter disait toujours « le texte, tout le texte, rien que le texte ! ». Mais lui, on le reconnait en une seconde, il n’y a pas plus subjectif !
PC : A l’écoute de la musique?
PC : Ah non, il n’y en a pas beaucoup qui le sont !
PC : (rires) C’est un aspect de la musique qu’il faut travailler ! Les pianistes sont une race à part. Il y a ceux qui ne savent pas partager : je pense à Horowitz, qui n’était pas du tout fait pour jouer avec d’autres musiciens, même s’il a eu quelques belles expériences de musique de chambre quand il était jeune. Mais connaissez-vous ses Dichterliebe de Schumann, en concert avec Fischer Dieskau ? Il déstabilise complètement le chanteur, qui est reparti furieux. Ils avaient beaucoup répété, Fischer-Dieskau était confiant. Et tout ce travail préparatoire a été réduit à néant pendant le concert, car Horowitz s’est mis à faire le show. C’est un exemple extrême, car les pianistes ont ceci de spécial par rapport à d’autres musiciens, ils ont plusieurs cordes à leur arc : solistes, accompagnateurs, chambristes, et dans la musique de chambre, cela va du duo au septuor, octuor… Et que de différences entre le piano à 4 mains et le « deux pianos » !
PC : Oui, certainement, mais je ne travaille pas avec elles, j’ai passé âge ! Natalie Dessay n’est pas une diva, c’est une femme toute simple et une artiste extraordinaire, voilà ! Et Karine Deshayes, tout pareil !
PC : Non plus, mais elle était une mezzo ! Et les mezzos ne sont pas des divas, à part Marilyn Horne et Cecilia Bartoli (rires) !
PC : Vous savez, elle vit toujours ! Elle a eu 93 ans en mars dernier. C’est une rencontre fondamentale dans ma vie de musicien. Voilà une artiste qui écoute ! En principe, dans ce type de duo, c’est moi qui devrais écouter Christa Ludwig, mais j’étais tout jeune, je n’avais pas beaucoup d’expérience et elle l’a parfaitement compris. Elle a été à la fois une marraine et une guide, sans qu’il y ait jamais de rapport vertical. Elle écoutait et réagissait à tout ce que je faisais : « Là, est-ce que vous pouvez mettre un peu moins de pédale ? Et là, est-ce que vous pouvez tenir un peu plus ? Et ici, jouez plus fort». Une chose aussi que j’ai apprise d’elle plus que d’aucun autre musicien : l’engagement absolu, total au moment du concert, lorsque j’ai eu cette chance de partager la scène avec elle. Vous étiez étonné quand j’ai dit que je joue rarement les œuvres en entier. Eh bien, avec Christa Ludwig, ça a été la même chose : on n’a jamais répété le programme complètement, ça s’est fait le jour du concert.
PC : C’était comme ça ! Elle est arrivée cinq minutes avant ! J’étais persuadé qu’elle était prise dans un embouteillage. Le concert était à 18h30 au Théâtre de Châtelet à Paris, elle est arrivée à 18h25 avec sa robe sous le bras, elle n’est même pas allée dans sa loge, elle s’est changée derrière un paravent et l’instant d’après, on est entrés sur scène. 35 ans plus tard, je n’en reviens toujours pas.
PC : Je l’ai revue à Vienne il y a deux ans, à l’occasion d’un récital que Natalie et moi donnions à l’Opéra de Vienne.
PC : Complètement ! Vous savez, cela s’entend tout de suite, dans le jeu d’un pianiste, la vanité, l’orgueil. J’appelle ça « l’esthétique de l’emphase ». Comme je vous l’ai dit, la confiance doit aussitôt être contrebalancée par le doute, sinon c’est fichu ! La vanité est très difficilement guérissable (rires) ! Mon maitre, Nikita Magaloff, disait : « L’important c’est de toujours travailler, d’avoir le sentiment qu’on a encore quelque chose à apprendre.»
PC : C’est une phrase magnifique. Le travail de toute une vie.
PC : Nelson Freire possède l’une des plus belles sonorités du monde ! Et je suis entièrement d’accord avec lui. C’est toujours ce que dis à mes étudiants. J’ai cette chance dans la vie d’avoir eu des maîtres qui m’ont parlé de la sonorité. Ils étaient très différents les uns des autres, mais que ce soit Magaloff, Erik Werba pour l’accompagnement des chanteurs, Dominique Merlet et Geneviève Joy-Dutilleux au Conservatoire de Paris, Pierre Barbizet quand j’étais encore un enfant : le toucher, l’imagination sonore, la sonorité, la fabrication intérieure de la sonorité sont des éléments constitutifs de votre personnalité de musicien.
PC : Arrau faisait cela aussi. Je l’ai beaucoup entendu en concert. L’amplitude de sa dynamique m’a toujours frappé, ce son très orchestral. Je n’oublierai jamais sa Sonate de Liszt, les climax fortissimo, on aurait dit les Grandes Orgues de Notre-Dame, mais c’était Salle Pleyel !
PC : Exactement, oui.
PC : Il a tout de suite vu que je n’avais pas une relation heureuse avec l’instrument. Je bougeais trop, je faisais beaucoup de gestes inutiles qui parasitaient l’expression, l’écoute, l’énergie. Avec lui j’ai appris à être en harmonie avec l’instrument, à être complètement détendu, assis comme il faut. Je repense à sa phrase : « on est tellement au fond du clavier que si l’on pousse le piano, on part avec ! ». Sur YouTube, il y a un 1er concerto de Rachmaninov qu’il a joué à Milan pour la première fois à 79 ans. C’est tout simplement fabuleux, non seulement à écouter, mais à regarder. Une immobilité devant le piano, une économie de gestes mais une puissance colossale dans les enchaînements d’accords ou dans la cadence du 1er mouvement, des fortissimi d’une plénitude ! Et quelle poésie, quel lyrisme, une qualité de toucher, un sens du rubato, de la déclamation, c’est fascinant ! Les autres conseils : ne pas rester en surface, toujours creuser, faire parler les voix intérieures, être attentif à toutes les subtilités de l’écriture sans perdre la grande ligne. Je retrouve souvent cette superficialité chez les jeunes pianistes les plus doués, les plus virtuoses : ils apprennent tellement vite et se satisfont d’un résultat trop lisse, propre, et au fond pas très intéressant. Les interprètes doivent creuser la partition, ce sont des spéléologues !
PC : Et le grand violoniste Joseph Szigeti a beaucoup compté pour lui. Magaloff a été son accompagnateur dès l’âge de 18 ans, ils ont fait le tour du monde, ils sont allés en Australie, au Japon. Cela lui a permis d’apprendre la totalité du répertoire pour violon et piano. La rencontre de Ravel quand il avait 12 ans, c’est son père qui écrit à Ravel, tout bêtement. Et Ravel, après quelques leçons, conseille à Monsieur Magaloff père de présenter Nikita à Isidor Philipp, le célèbre professeur du conservatoire.
PC : Tout le temps ! Merlet me parlait aussi beaucoup de l’orchestre. Quand on travaillait Beethoven et Brahms, les références à l’orchestre venaient aussitôt dans son cours. Pas seulement l’orchestre d’ailleurs, mais aussi les chefs d’orchestre. Il parlait souvent de Furtwängler et de l’Orchestre de Berlin, de Bruno Walter, de Wilhelm Mengelberg… Et il fallait écouter les pièces symphoniques de Ravel et de Debussy dirigées par Pierre Monteux, Charles Munch et Paul Paray. Tout cela vous forme l’oreille et le goût ! Magaloff n’a fait que prolonger cet aspect-là de l’enseignement. Je note au passage que j’ai eu la chance d’avoir des professeurs qui étaient d’admirables pianistes. Barbizet fascinait le gamin de 9 ans que j’étais lorsqu’il se mettait au piano pour me jouer une sonate de Mozart. Merlet jouait tout, souvent par coeur, et il pouvait lire à vue les choses les plus compliquées. Je me souviens notamment qu’il a déchiffré devant la classe stupéfaite un Klavierstück de Stockhausen que j’étais en train d’apprendre. C’est un pianiste au répertoire gigantesque, et aussi un merveilleux organiste.
PC : En effet : par son maître au conservatoire, Isidor Philipp, qui était élève d’un disciple de Chopin, Georges Mathias.
PC : Oui, mais cette lignée affirme un Chopin assez classique, proche de celui d’Arthur Rubinstein, et différent de celui professé par Cortot ou Raoul Koszalski. Magaloff parlait toujours de la forme chez Chopin. Il parlait évidemment du sentiment, de l’expression, du raffinement, de la vocalité chopinienne. Mais il défendait un Chopin héroïque et solidement construit. Il me disait toujours de ne pas m’égarer, de respecter la structure chez Chopin, qui est claire et s’inspire des modèles de l’époque classique.
PC : Vous avez peut-être raison, mais il y en a tellement d’autres que l’on a oubliés ! Qui reste dans la mémoire collective ? Rubinstein ? Horowitz ? Gould ?
PC : Il faut relativiser. Les périodes de purgatoire existent pour tous les interprètes, comme pour les compositeurs. Voyez l’exemple de Schubert… Mais je ne sous-estime pas l’empreinte que Rubinstein a laissée, la personnalité charismatique d’un Horowitz, la légende construite autour de Glenn Gould… Magaloff était un immense artiste, dont le répertoire était encyclopédique. Sa carrière l’a mené sur tous les continents, il donnait son récital annuel à Paris sans trop aller dans d’autres villes françaises, mais il jouait avec tous les grands orchestres de la planète et tous les chefs qui comptent. Pour Philips, il a non seulement gravé l’intégrale Chopin, mais également les 6 Etudes-Paganini de Liszt couplées avec un Carnaval de Schumann d’anthologie. Quelques années plus tôt, ses Goyescas de Granados suscitaient l’admiration d’Alicia de Larrocha. Il faut être reconnaissant à Yves Petit de Voize et Alain Lompech d’avoir convaincu André Furno, le programmateur à Paris de la série « Piano 4 étoiles » d’engager Magaloff en 1986 pour jouer l’intégrale Chopin en six récitals. Il avait 74 ans, et cette intégrale a été unanimement acclamée. Les récitals étaient d’un niveau extraordinaire, je les ai piratés et j’ai reporté sur des CD les Etudes op.25 exceptionnelles, des Préludes op.28 fulgurants. Le dernier récital (de l’opus 55 à 63) était inouï, d’une telle perfection, et plein d’énergie, d’inspiration, de fougue, de poésie. A partir de là, il a joué partout en France. Je l’ai suivi là où on l’invitait. C’est d’ailleurs en assistant à son récital donné en 1986 à Piano aux Jacobins que la directrice du festival, Catherine Dargoubet, m’a blacklisté à vie, car elle n’avait pas supporté que je sois aux côtés de Magaloff durant cette journée et jusqu’au restaurant après le récital. Voilà à quelles raisons dérisoires et minables tiennent des rancoeurs de 35 ans ! J’ai pitié d’elle.
PC : Absolument !
PC : Il aimait les personnalités, quitte à être quelquefois très critique et sévère, mais il préférait être surpris !
PC : Oui, il disait (en imitant la voix du pianiste) : « Je suis comme le médecin de famille, je soigne les petits bobos ».Tous les pianistes défilaient chez lui pour lui jouer quelque chose : Pollini, Perahia, Catherine Collard, Alexander Lonquich, Zimerman, Dalberto, et des dizaines d’autres. Il avait une merveilleuse oreille. Et il mettait en confiance. J’ai toujours eu le trac devant mes professeurs, mais pas devant lui, j’aimais jouer pour lui.
PC : Oui, sa famille était d’origine géorgienne : Magalachvili. Elle avait été appelée au milieu du 19ème siècle à rejoindre la cour du tsar à Saint Petersbourg et c’est là qu’elle a été anoblie.
PC : J’ai assisté à son dernier récital, un mois avant sa mort (le 26 décembre 1992). C’était à Milan, à la Societa dei Concerti. Il présentait le premier de sept récitals de l’intégrale pour piano de Schumann. Il se savait condamné, parce qu’après deux cancers dont il avait guéri, cette rechute l’avait épuisé et il avait décidé de ne plus se battre. Mais il projetait de jouer tout Schumann ! Voilà la réponse qu’il faisait à la maladie ! Dans ce programme, il y avait les Variations Abegg, les Papillons, les Etudes Paganini, les Intermezzi, les Davidsbündlertänze, bref, un programme gigantesque. J’étais assis à côté de sa femme, Irène. La première partie ne s’est pas bien passée, il était à bout de forces. A l’entracte, sa femme a essayé de le raisonner, mais il refusait d’abdiquer. Il voulait jouer jusqu’au bout. L’entracte a duré plus d’une heure, il a dormi un peu, il a pris un remontant, et il est revenu pour des Davidsbündlertänze d’une vitalité extraordinaire. Ça a été son chant du cygne.
PC : Non, mais j’ai bien connu Aldo à partir de 2000, c’était un cher et proche ami.
PC : Énorme ! Il a participé à la quatre-centième émission de ma précédente émission, « Notes du traducteur » et cela a été sa dernière apparition publique. Il est mort trois mois plus tard. Cette émission était très émouvante : on enregistrait dans le domaine viticole mythique de la Romanée-Conti, au coeur de la Bourgogne. Ciccolini avait joué la sonate de Grieg d’une manière somptueuse. Mais quand je l’ai vu arriver dans la salle où était le piano, j’ai pensé qu’il n’allait pas pouvoir marcher, il tenait à peine sur ses jambes. Mais au piano : un lion ! Et pas une fausse note !
PC : Incroyable!
PC : Je ne suis pas tellement d’accord, il donnait énormément de concerts, partout dans le monde, dans les années 60,70 et 80. J’ai entendu son récital à la Roque d’Anthéron le jour de ses 85 ans. Il y avait au moins 30 pianistes sur les gradins, et tous étaient sidérés. D’abord c’était un énorme programme avec une heure de Chopin et une heure de Liszt, les paraphrases de Rigoletto, de Simon Boccanegra, et d’Aida, et il jouait cela avec une aisance, une tenue, une grandeur impressionnantes. Et là aussi, une perfection, c’était complètement dingue. Il a ajouté cinq bis !
PC : Oui et un travailleur acharné ! Il passait ses journées et ses nuits au piano.
PC : Oui, Merlet a consacré beaucoup de temps à ses élèves, à sa classe au Conservatoire de Paris et ensuite à Genève, et il n’a peut-être pas eu la carrière à laquelle il avait peut-être rêvé. Je l’admire beaucoup comme pianiste, organiste, comme sage et homme de culture. Il a ouvert tellement d’horizons à ses élèves. Quand il a été nommé au conservatoire en 1974, il était le plus jeune des professeurs de piano. En 1974, enseignaient encore Jean Doyen, Lélia Gousseau, Raymond Trouard, Lucette Descaves, c’est vous dire qu’il y avait un sérieux besoin d’air frais dans cette auguste institution ! Il a fait entrer la musique contemporaine dans sa classe, Bartok, Schoenberg, Stockhausen, Boulez, Webern… il a fait jouer du Schubert à ses élèves. Aucun autre professeur ne faisait travailler du Schubert ! Il parlait des cantates de Bach, de l’orchestre, il avait beaucoup réfléchi à la technique de piano, il s’est inspiré de l’école russe, on travaillait aussi les exercices de Brahms. Je ne suis pas sûr qu’il était fait pour mener conjointement une carrière internationale de concertiste, passant d’une ville à l’autre comme Ciccolini, qui donnait 120 concerts par an et était trop souvent absent du conservatoire de Paris. Merlet n’était jamais absent, on avait son cours hebdomadaire avec lui, à de très rares exceptions près. Mais vous savez, seul le legs compte, ce qu’on laisse aux générations suivantes. Et sur ce point, Dominique Merlet restera à tout jamais.
PC : Absolument, les premiers morceaux un peu sophistiqués que j’ai pu jouer étaient Le petit berger, Doctor Gradus et Parnassum, et la Danse de la poupée de La Boite à joujoux, j’avais 6 ou 7 ans. J’ai tout de suite adoré cette musique.
PC : La musique de Debussy doit être le pain quotidien de tous les pianistes de tous les pays et de tous les conservatoires ! Cela fait partie des choses essentielles à posséder dans son jeu de piano. Au conservatoire de Paris, oui, tous les professeurs font travailler les Préludes, les Estampes, les Images, les Études.
PC : Pour Debussy ? Un toucher le plus varié possible et un art de la pédale extrêmement raffiné, ce qui signifie, pour l’un comme pour l’autre, une écoute très poussée, très exigeante, pour créer des couleurs, provoquer des étagements de plans sonores, parvenir à fondre des accords entre eux sans perdre en clarté etc. Etre sensuel, aimer caresser le clavier, aller au-delà de l’enseignement académique, inventer sa propre technique debussyste. Et enfin avoir de l’imagination, beaucoup, essayer de retrouver un peu de la créativité de Debussy, tout ce qu’il transforme en sons de la nature, des danses, des pays lointains. Le rêve est toujours présent dans sa musique. Parfois, il faut oser créer des sonorités qui paraitraient un peu sales, noyées dans la pédale, mais qui peuvent produire des sensations très intéressantes pour l’auditeur.
PC : « Voiles » , le deuxième Prélude du premier livre. Je le joue avec trois coups de pédale, une pédale pour les 37 premières mesures, sans jamais relever, jamais, jamais, parce que c’est une écriture de gammes par tons et donc vous n’avez ni tonalités ni modulations, c’est un empilement continu de motifs. Si vous gardez la pédale sans jamais relever le pied, en ayant un contrôle absolu de votre toucher et de l’écoute, vous pouvez créer un halo sonore magique. C’est délicat, il faut du temps pour maîtriser tous ces paramètres, mais cela vaut la peine. Cela va tellement à l’encontre de tous les enseignements ! Dans quel morceau garde-t-on la pédale pendant 37 mesures ?
PC : Ça peut l’être ! Je trouve que cela célèbre la modernité de ce Prélude. Debussy a complètement révolutionné l’art d’écouter le piano.
PC : (rires) Je vais vous répondre, cher monsieur, que la plupart des pianistes qui me touchent et m’intéressent dans Debussy ne sont pas français ! Vous en avez oublié trois quand même : je pense que Richter est un des plus fascinants.
PC : Je pense aussi que les douze ou treize pièces qu’a jouées Horowitz sont inégalables de légèreté, de subtilité, c’est juste féérique. J’adore les Debussy de Gieseking d’avant la guerre, ceux qu’il a enregistrés à l’âge de 30 ans, prodigieux de fantaisie et d’aisance. Un toucher sublime. Les enregistrements des années 50, j’aime moins, Gieseking ne se pose plus trop de questions et cela devient approximatif. Michelangeli, je l’ai entendu jouer les deux livres de Préludes en concert et c’était un événement incroyable dans ma vie. Mais on ne retrouve pas cela dans les disques DG, je trouve son Debussy désincarné, hiératique. En concert, il était capable de pianissimi avec 8 P ! Dans ses disques, on ne trouve pas cette magie, c’est toujours un peu fort, un peu lourd et démonstratif. J’ai un souvenir exceptionnel de Radu Lupu en concert, un nouveau monde sonore s’ouvrait, avec des couleurs inouïes. J’ai beaucoup entendu Richter jouer Debussy, je lui ai tourné les pages pour L’Isle joyeuse : elle n’était pas du tout joyeuse, son ile, plutôt une ile du désespoir, une bacchanale glauque… Et je pourrais citer d’autres pianistes que Debussy a heureusement inspirés : Dino Ciani, Youri Egorov, et le tout jeune vainqueur du Concours Chopin 2015, le Coréen Seong-Jin Cho, merveilleux.
PC : On a quand même oublié trois pianistes français qui jouent magnifiquement Debussy : Samson François, Marcelle Meyer, tous deux très inventifs. Et puis, dans un autre genre, plus poétique et intimiste : Monique Haas. En revanche, je n’aime pas du tout Robert Casadesus.
PC : Je le trouve sec, brillant, absolument pas sensuel, dénué de toute empathie sonore… Une certaine critique continue de trouver cela extraordinaire, mais c’est une caricature de la musique de Debussy. Aucun mystère, aucune magie, le toucher digital est toujours le même d’une pièce à l’autre.
PC : Debussy ne se contente pas d’écrire « Des pas sur la neige » à la fin de la deuxième page, il écrit au tout début : « Ce rythme doit avoir la valeur d’un paysage sonore glacé ». C’est déjà de la poésie ! Et aussi, plus loin : « comme un tendre regret ». Et en même temps, quelle élégance, quel savoir-vivre de placer le titre à la fin, avec trois point de suspension !
PC : C’est-à-dire qu’il est difficile de ne pas être aussitôt envahi de souvenirs visuels des tableaux de Whistler, Monet, Redon, Degas ou Turner ! C’est son univers et son imaginaire. A l’interprète ensuite de recréer ce monde.
PC : Pour plusieurs raisons : la première est que Cédric Pescia et moi trouvons cette version bien plus réussie que la version à deux mains, qui est postérieure. Liszt, quand il écrit cette transcription, pense « deux pianos » et non « deux mains ». La manière dont il fait se ré-approprier l’orchestre par les deux pianos, dont il distribue les pupitres, les plans sonores, le travail qu’il a réalisé à partir de la partition d’orchestre est simplement prodigieux et très convainquant. Il était un transcripteur absolument génial, habité par son respect pour Beethoven. A aucun moment il ne se met en scène, alors qu’il déploie toute sa technique de piano : octaves, déplacements, doubles notes, notes répétées, accords, trémolos. Toute l’artillerie pianistique lisztienne est là, mais à aucun moment, on se dit : « Ah, c’est du Liszt ! » C’est la Neuvième Symphonie de Beethoven qu’on entend, admirablement revisitée par Liszt avec deux pianos. La deuxième raison, c’est que ce n’est jamais enregistré. Il y a un disque qui a été fait il y a 30 ans par deux pianistes français, Alain Planes et Georges Pludermacher. Il y a eu deux pianistes Belges il y a quelques années, et puis c’est à peu près tout. La troisième raison, c’est que cela représente une travail très enrichissant, stimulant, source de progrès, même si l’oeuvre est d’une difficulté redoutable et épuisante à jouer.
PC : Bien entendu, quand, dans le Final, arrive le passage du choeur en unissons, Liszt avait tout à fait conscience que ces unissons ne seraient pas aussi beaux sur deux pianos ! Je trouve que le son du CD, réalisé par Johannes Kammann, est exceptionnel : les deux pianos sont ouverts, le son est spatialisé et puis on avait deux instruments somptueux, des Bechstein récents réglés au millimètre, on a beaucoup travaillé sur les couleurs, les timbres, les voix.
PC : J’ai 58 ans, et j’ai enregistré 42 CD. Diapason aura attendu ma 35ème année de carrière professionnelle pour me décerner sa récompense, que je dois partager avec mes amis Grimal et Gastinel. Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis surtout heureux pour le disque et pour ma maison de disques La Dolce Volta.
PC : Ecoutez : chacun dans son jardin, laissons les critiques écrire ce qu’ils veulent, et les musiciens donner des concerts et suivre leur destinée. C’est ainsi. L’inverse ne se produira jamais. Donc, où est le problème ? J’observe juste que les critiques ne supportent pas que des musiciens professionnels osent contester leurs jugements, je l’ai constaté à mes dépens. Mais vous savez, les critiques ne m’intéressent plus vraiment, je n’achète plus de magazines de musique classique depuis des années, je n’ai plus le temps, et je m’informe autrement. Ce qui me fait progresser, c’est l’avis de mes pairs, de nos illustres aînés : Radu Lupu quand je lui joue du Brahms, Michel Dalberto qui m’écrit un très long courriel après un récital Schubert, Dominique Merlet qui relève une grosse faute de texte dans un de mes disques, le chef Thomas Hengelbrock qui me parle en détail du CD des Trios de Beethoven… Voilà ce qui compte à mes yeux. Mais je ne veux pas non plus dénigrer la critique musicale en soi : elle est toujours aussi importante pour les jeunes qui démarrent leur carrière. Et plusieurs avis, éventuellement différents, permettent à un jeune musicien de se situer, de comprendre comment son travail est écouté et perçu. Et voulez-vous que je vous dise ? Le compositeur André Boucourechliev a éreinté mon tout premier CD, consacré à Schubert, en 1989, dans Diapason. Dans Télérama, j’ai eu une critique dithyrambique. 30 ans après, je donne raison à Boucourechliev. Même si sa critique est trop sévère, sur le fond il avait raison !
PC : J’adore la radio, c’est devenu une véritable addiction. Je n’ai jamais été professeur dans une école, je ne donne des cours de piano que dans une ou deux académies d’été. Pour moi, la radio, c’est un peu la pédagogie à travers un micro, le partage, la transmission.
PC : Merci, j’en suis très heureux ! J’ai présenté 430 émissions de « Notes du traducteur », j’ai appris énormément grâce à cette émission qui exigeait un gros travail de préparation. Il me fallait parler des partitions, des compositeurs, des œuvres, cela a été un moteur de recherches essentiel dans ma vie de musicien. C’était un vrai travail, pas un amusement, mais j’y prenais beaucoup de plaisir. Cela m’a fait progresser, cette volonté de traduire en mots simples l’imaginaire du compositeur, la relation fusionnelle de l’interprète avec la partition, l’exigence de la partition par rapport à tout ce que le compositeur écrit.
PC : Plutôt un pianiste ou un groupe de pianistes.
PC : Elle m’a bouleversé. Un des plus belles et profondes Sonates de Liszt que j’ai entendues dans ma vie. Radu a écouté l’émission et après, il m’a téléphoné. Il a fait des commentaires sur tout ce que j’avais diffusé, c’était tellement touchant ! Il ne se souvenait plus du tout de ses Chopin au Japon en 1987, qu’il a trouvés très réussis… 34 ans plus tard. Et pour la Sonate de Liszt, il a dit : « Tu sais, je ne l’ai jouée que dix fois dans ma vie » …
PC : De rien, on a beaucoup parlé !