Le 25 mars 2016 entretien téléphonique
Abdel Rahman est un pianiste qui a remporté le redoutable Concours Reine Elisabeth à 19 ans et qui n'a jamais mené une carrière tapageuse depuis. Il s'est forgé un grand répertoire qu'il travaille inlassablement et il s'est trouvé un public fidèle. Il a gentiment réagi quand j'ai contacté son agent en France et quelques jours après, nous avons eu une longue conversation par téléphone. Une interview avec un musicien qui sait ce que représente aller au bout de ses intentions.
Abdel Rahman El Bacha (AREB) : Cela me réjouit profondément ! J’ai souvent entendu dire que le 5ème concerto de Beethoven est moins émouvant que le 4ème concerto. Pour bien interpréter le 5ème, outre une bonne technique digitale, il faut avoir une conception profondément humaine et un long souffle, sinon cela devient vite des gammes et des arpèges sous toutes les formes De toute manière, il n’est jamais très évident de défendre une œuvre aussi célèbre.
AREB : D’abord j’essaye d’éviter l’écoute des autres interprétations, même dites « de référence » : je pense que cela risque de me disperser les idées. Je voudrais préserver ma personnalité afin de construire quelque chose de cohérent, donner une nécessité et un sens à chaque phrase, pour que les passages se suivent de manière naturelle. Roberto Trevino, qui dirigeait ce concert à la Roque d’Anthéron m’a confié qu’il souhaiterait enregistrer tous les concertos de Beethoven avec moi et le Sinfonia de Varsovie.
AREB : Je suis tout à fait prêt.Le label Mirare, pour qui j’ai enregistré un CD Prokofiev et les 32 sonates de Beethoven, projette de le produire.
AREB : Il y a eu deux sentiments contradictoires très fortement ressentis : d’abord, c’était le bonheur, un très beau rêve qui est devenu réalité, et aussi l’étonnement, car je ne pensais pas que cela puisse être possible !
AREB : En étant extrêmement exigeant envers moi-même ! J’aime travailler mon instrument dans la passion de la musique. Quand j’enregistre des oeuvres d’un compositeur, je fais des recherches, jusqu’aux moindres détails par exemple sur la place exacte d’un crescendo ou la signification d’une indication de tempo ou de nuance, dans le cadre de son propre style ; j’approfondis également ma connaissance d’autres œuvres du même compositeur. J’ai toujours voulu jouer de la musique qui a une signification pour moi et j’ai toujours refusé les effets faciles. Je recherche un beau raffiné et subtile et je fuis le « show » qui est de plus en plus pratiqué de nos jours. Je travaille ma gestique dans le but de parfaire ma sonorité et j’évite toute gesticulation inutile, souvent nuisible à la musique. J’aime concentrer les mélomanes sur les valeurs recherchées par le compositeur et non sur « mes » prouesses. ..Après le concours, je me suis fait un public qui a grandi avec les années. C’est un public peut-être moins extravagant que d’autres et dont l’écoute est intelligente.
AREB : Je n’ai hélas pas eu la chance de travailler avec lui. Je l’ai rencontré à 14 ans au moment où j’habitais encore à Beyrouth. Il avait donné un récital dans le cadre du festival de Baalbeck auquel j’ai assisté (Je me souviens encore du programme, c’était l’Appassionata, Carnaval et la Sonate en si mineur de Liszt) à la demande d’un membre du festival, il a accepté de m’écouter le lendemain du récital. Il a dit à quelques journalistes présents à cette audition que j’avais le potentiel pour faire une brillante carrière. C’était un encouragement de poids pour que mon père accepte que je me présente au conservatoire de Paris pour me perfectionner.
AREB : Lorsque dans l’apprentissage du piano on découvre les grands compositeurs, ce n’est qu’à partir de quelques-unes de leurs œuvres. Par la suite, si on s’intéresse à leur biographie et que l’on est séduit par leur personnalité d’être humains, j’aime alors faire un tour d’horizon complet de leurs œuvres et tenter de donner une signification, ou même une justification, à la moindre de leurs pièces. Celles-ci peuvent même parfois préparer à une meilleure compréhension de leurs chefs d’œuvre. J’aime approfondir la compréhension musicale et faire découvrir au public des facettes qu’ils ne connaissaient pas, comme par exemple l’ordre chronologique dans le cycle complet de Chopin. Chez un musicien dont l’âme est romantique, les œuvres sont le reflet des émotions générées par la vie. Je voulais partager le rythme auquel composait Chopin. L’intégrale de son œuvre pianistique dans l’ordre chronologique devient une sorte de biographie musicale. De plus, les œuvres se succèdent de manière plus contrastée – et , à mon sens, plus musicale – que lorsque l’on propose toutes les Polonaises à la suite, ou les Valses ou les Mazurkas. D’autre part, si Schubert, Schumann ou Rachmaninov font partie de mes compositeurs de prédilection, je n’ai pas l’intention de leur consacrer une intégrale, car certaines de leurs œuvres m’intéressent assez peu.
AREB : C’est en effet beaucoup. Comme je vous ai dit, je suis un travailleur, mais dans la passion. J’ai même choisi, au fur et à mesure que le temps me le permettait, de travailler tel et tel concerto qui me plaît de jouer en concert. Mais il arrive que l’on me propose une œuvre concertante que je ne connais pas bien, si j’y trouve un intérêt, j’accepte alors de la travailler, même si je sais que je ne la jouerai qu’une seule fois.
AREB : Oui, mais ce sont des œuvres qui me passionnent ! Cela ne m’intéresse pas de jouer des pièces difficiles dans le but de prouver une virtuosité supérieure ! Je pense qu’il est important d’entretenir sa technique, à la manière d’un grand sportif. En revanche, je ne voudrais pas passer pour un « broyeur d’ivoire ». Si j’ai choisi la carrière de pianiste, c’est d’abord pour être heureux, faire de la musique que j’aime et partager ce bonheur ; non pas pour rivaliser avec d’autres pianistes. La technique est au service de la musique, pas le contraire.
AREB : Le directeur du festival de la Roque d’Anthéron, René Martin, qui m’avait den 2002 demandé de jouer l’œuvre de Chopin en six jours, m’a proposé en 2008 de concevoir une nuit du piano, où je me produirais pour trois heures de musique, le double au moins de la durée d’un récital « normal ». Dans le passé, j’ai longtemps hésité à proposer un programme entièrement Bach, car je pensais que le grand public trouverait un peu difficile de devoir se concentrer sur des pièces qui n’exploitent pas entièrement les possibilités du piano moderne. Je pensais aussi, dans un autre registre, qu’il était difficile de proposer dans un récital les 24 Préludes de Rachmaninov ; les pianistes n’en jouent en général que trois ou quatre dans leur programme. Les célèbres Préludes de Chopin, grand chef-d’œuvre pianistique de la période romantique, m’ont paru un lien idéal entre Bach et Rachmaninov. Chopin aimait jouer les Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré. D’autre part, Rachmaninov est l’un des plus dignes successeurs de Chopin, version russe évidemment. Ce programme, qui alterne les trois styles par tonalité, en parcourant les 24 tonalités durant trois heures de musique, a beaucoup intéressé le public
AREB : Ce qui relie Rachmaninov à Bach, c’est l’importance du contrepoint ; on a longtemps laissé dire que la musique de Rachmaninov était simplement destinée 1a servir la puissance virtuose des pianistes, quant à moi, j’ai toujours été convaincu par le sérieux musical de ses compositions. Pour cela, un pianiste doit posséder un sens musical approfondi et maîtriser la polyphonie dans son exécution. En juillet, je jouerai aussi près d’Amsterdam lors d’un festival en plein air , « Wonderfeel » et j’aborderai la grande suite Goyescas de Granados. C’est une nouvelle œuvre dans mon répertoire et je l’aime tout particulièrement. Une virtuosité un peu spéciale est nécessaire pour la maîtrise d’une telle œuvre.
AREB : Granados a écrit un opéra d’après cette suite, et le livret est intéressant pour ceux qui veulent bien interpréter la partition au piano, car il faut raconter en 55 minutes une histoire d’un amour malheureux, comparable à celle de Roméo et Juliette.
AREB : La première intégrale était une bonne version, je n’ai pas voulu refaire le cycle pour dire que ce n’était pas bon, mais je pense être allé plus loin la deuxième fois. Il y a eu deux raisons pour refaire l’expérience : d’abord, l’instrument, un Bechstein au lieu d’un Steinway, ce qui m’a permis de rechercher encore plus le chant et la douceur dans ces sonates, ensuite j’ai réalisé le projet dans un temps plus court, neuf mois, avec un seul ingénieur du son, dans une salle unique, alors que pour ma première intégrale, les séances d’enregistrement étaient plus espacées dans le temps, plusieurs années, j’ai joué sur plusieurs pianos dans des salle différentes avec deux ingénieurs du son.
AREB : Lorsqu’on décide d’entreprendre l’enregistrement des 32 sonates de Beethoven, il est important d’être sûr de sa conception et de son discours musical. 25 ans après, je sentais que, sans changer pour autant de conception de base, je pouvais aller plus loin dans la réalisation de mes intentions, comme par exemple dans la conduite du son. Ma 2ème intégrale montre plus de liberté, mais la rigueur du jeu y est néanmoins. La combinaison liberté-rigueur a été meilleure dans la dernière version.
AREB : Sur le plan musical, ses idées mélodiques me touchent. Elles sont fortes et denses. Je me sens aussi comblé sur le plan harmonique : il y a des modulations parfois très audacieuses qui ouvrent l’esprit comme une révélation divine. Même dans ses sonates de jeunesse, il y a une vue sur le monde de la part d’un être exceptionnel. Une grande souffrance, des silences L’Homme éprouvé qui questionne le monde et la vie.. Cette musique se présente aussi comme un combat pour la justice, la générosité et l’amour universel.. On ne peut que rêver d’une telle musique, c’est un cadeau inestimable.…
AREB : C’est difficile à dire, je trouve que même les sonates les moins jouées sont merveilleuses ! Leur fraîcheur est sauvegardée. Par exemple dans l’opus 54, que personne ne joue car elle est difficile à défendra auprès du public. On y retrouve la même rage que dans l’Appassionata et la même lumière que dans la Waldstein. L’opus 111 me semble être le résumé de sa vie, l’Arietta son accomplissement.
AREB : En considérant les Variations Diabelli comme une sonate, il l’a fait..
AREB : Un monstre, non, mais c’est une oeuvre herculéenne, surtout de par l’extrême sensibilité du mouvement lent, qui révèle de manière émouvante la grande fragilité de l’homme qu’il était. Le combat herculéen est construit autour de cette fragilité.
AREB : Je suis tous les jours fasciné par cet art et par cette écriture inventive et éblouissante de beauté ; cela reste un miracle inexplicable. De plus, Chopin avait une délicatesse d’âme qui me touche : intègre, fidèle à ses amis, sans affectation ni mensonge ; il possédait une grande élégance spirituelle. L’image du dandy mondain, véhiculée par certains de ses biographes, comme certaines interprétations, me semble totalement fausse et inadaptée à un tel génie.
AREB : Elles prouvent l’évolution de l’artiste. L’écriture de la 1ère sonate a très probablement été entreprise sous l’influence de son professeur de composition, Elsner, lorsque Chopin avait 18 ans. Lorsque quelques années plus tard on lui a proposé de la faire publier, il s’y est refusé, considérant que ce n’était pas le moment. L’opus 46 est une œuvre que Liszt admirait. Elle est en effet difficile techniquement et démontre une grande puissance virtuose ; ce devait être à l’origine un 3ème concerto pour piano avec accompagnement orchestral. Les 86 premières mesures et quelques autres passages sont en fait une réduction au piano de la partie orchestrale. C’est la raison pour laquelle ça « sonne » pas le piano de Chopin. A la 87ème mesure, on entend clairement l’entrée du piano soliste. Les miracles d’écriture pianistique se succèdent généreusement ! Pour moi, c’est une très belle matière musicale, conçue au tout début de l’arrivée de Chopin à Paris, à l’âge de 23 ans. Quand j’ai l’occasion, je le joue en récital.
AREB : Non, pas vraiment, mais parfois je peux le programmer à côté de la 4ème Ballade par exemple.
AREB : Cela dépend surtout de ce que l’interprète veut exprimer. En ce qui me concerne, je pense qu’il est nécessaire de faire taire le fff rapidement. Les silences, plus rares chez Chopin que dans l’œuvre de Beethoven, n’y sont pas moins précieux.
AREB : Il n’y a rien sur le plan musical qui me semble « difficile », car sa musique est naturelle ! Il est certain que la grande difficulté d’exécution des Etudes met l’interprète à l’épreuve musicalement.
AREB : Le rythme de la mazurka n’est pas si complexe ! Il est important de mettre l’accent sur les temps faibles, comme c’est clairement indiqué dans la partition ; mais il n’y a pas de recettes pour bien jouer les mazurkas ; il faut se laisser faire par la liberté d’inspiration, la force poétique et la beauté musicale de ces compositions si originales.
AREB : Chez Beethoven et Chopin, le sentiment est très important. Ce sont des œuvres qui font appèl à l’instinct de vie. Mais ils étaient tous les deux supérieurement intelligents. Bien les jouer demande une certaine noblesse d’âme.
AREB : Oui, Chopin et Rachmaninov sont probablement les deux compositeurs les plus malmenés au niveau du style. Dans Rachmaninov, beaucoup de pianistes veulent jouer le plus fort possible, quitte à écraser la sonorité. Dans ses propres interprétations, Rachmaninov a pourtant bien démontré l’extrême raffinement de son jeu.
AREB : La difficulté du piano est que le son meurt après l’attaque. C’est un combat inégal entre l’interprète et l’instrument. Ce problème grandit dans les mouvements lents. Il est important de savoir faire oublier la présence des marteaux.
AREB : Non, je peux être convaincu dans les mouvements rapides, mais c’est plus difficile dans les mouvements lents, car ils sont en contradiction avec l’instrument.
AREB : Cortot, Lipatti, Rubinstein, Schnabel.
AREB : Oui, le Nocturne en fa mineur opus 55/1 de Chopin ou sa Berceuse, on ne peut pas faire plus simple ! Beethoven peut aussi être d’une grande simplicité musicale, le dernier mouvement de sa sonate Waldstein…
AREB : Je crains que mes propos ne soient pas bien rapportés : j’ai à cœur d’être très respectueux de la partition, une fois ce travail achevé, je peux imprimer ma conception et ma sensibilité au texte. L’interprète est à mon avis chargé d’apporter la vie dans son exécution, mais il faut que cette vie soit codifiée par un texte qu’il faut servir le plus fidèlement possible. C’est la limite de l’interprétation.
AREB : J’attâche beaucoup d’importance à la mémoire analytique, mais elle passe pour moi en second lieu. Le plus important est la mémoire auditive, mêne si l’oreille n’a pas la capacité de mémoriser toutes les notes que l’on joue. En troisième lieu vient pour moi la mémoire tactile ou musculaire, qui permet d’avoir des réflexes ; et enfin il y a celle, visuelle, bien qu’elle puisse être la dernière canne pour nous aider. Ceci dit, la mémoire ne devrait pas être un problème qui puisse entraver la liberté de l’interprète ! Il vaut mieux donc être sûr de soi, grâce à l’approfondissement de la musique, la mémoire vient d’elle-même…
AREB : Pour les concertos de Bartok, il m’a fallu quelques mois, mais je peux apprendre un concerto de Mozart dans une semaine. Mais avec l’age, on apprend moins vite… !
AREB : Si c’est une œuvre que j’ai apprise entre 13 et 20 ans, non, ça va vite.
AREB : On pense aux victimes innocentes, aux proches qui les pleurent. La vie ensuite reprend malgré tout. Si l’on veut que ce processus infernal s’arrête, je crois nécessaire que les états puissants, qui font la pluie et le beau temps , revoient leur politique internationale..
AREB : La musique des grands compositeurs fait entrevoir un monde meilleur. Mais il faut ouvrir son cœur et ses oreilles et surtout vouloir devenir meilleur. D’après les grands maîtres spirituels, le bonheur est en nous, il ne vient donc pas de l’extérieur.
Ede, le 2 novembre 2019
Adam Laloum (AL) : C’est très difficile de répondre à cette question aussitôt après le concert ! Je ne connais pas l’exigence de Martha Argerich, même si elle doit extrêmement élevée pour être la musicienne qu’elle est. Ce soir j’étais très fatigué de beaucoup de concerts : des programmes différents, d’enregistrements aussi, de peu de sommeil, donc j’étais très surpris pour prendre l’idée de surprises, j’étais surpris de pouvoir jouer une heure et demie de musique. Vraiment, ça m’a surpris déjà. Je pense que se surprendre dans la musique, c’est quelque chose qui arrive. C’est difficile d’en parler, c’est surprendre nous-même, c’est une forme d’intimité aussi. Mais en tout cas, je cherche à me surprendre !
AL : Oui, bien sûr, c’est exactement le genre de phrase que je trouve insipirante et qui vient généralement de la part d’un genre d’artistes que j’aime énormément. Je pense qu’il y a plusieurs formes d’artistes, de musiciens, il faut que cela se passe non seulement dans la musique, mais aussi dans d’autres domaines, possiblement artistiques. Il y a des personnes qui sont dans l’instant, qui vont chercher à juste produire ce qu’il faut produire à ce moment-là, et d’autres qui sont dans la reproduction, ils essayent de reproduire ce qui s’est bien passé et pour retrouver l’émotion quand cela s’est bien passé. Je pense que c’est la chose contre laquelle se bat une artiste comme Argerich.
AL : C’est difficile à dire, je suis encore un peu jeune ! Mais j’aime beaucoup évidemment jouer le répertoire romantique, je ne sais pas encore ce qui va se passer. Il y a des musiques dans lesquelles je me sens moins bien, ça marche moins bien avec la musique française. Certaines types de musique, française, russe, Bartok aussi, sont d’une écriture un peu mécanique et je ne peux pas dire que « ça ne va pas bien », c’est moi qui ne vais pas bien.. Je sais qu’il y a des choses que j’aime faire et que je ne fais pas trop mal.
AL : Oui, c’était une rencontre très forte, très intense pour moi. Je l’ai rencontré très peu de temps avant de passer le concours Haskil et c’était vraiment une grande chance pour moi de le rencontrer. C’est vraiment venu par hasard, c’était grâce à un très bon ami qui étudiait à Hambourg. C’est un pianiste qui m’a apporté beaucoup, je pense encore quotidiennement à lui, à ses phrases ou quand je travaille je me demande ce qu’il dirait..
AL : Déjà beaucoup d’exigence, se donner les moyens d’aller au bout de ce qu’on veut faire, d’être avide de beauté et de qualité .
AL : Malheureusement pas, cela m’a fait peur, il fait partie de ces compositeurs que j’espère bien jouer un jour de ma vie, je suis encore prudent aujourd’hui. Contrairement à ce qu’on pouvait penser, quand je l’ai rencontré, mon répertoire n’était pas spécialement celui de Clara Haskil entre guillemets : Mozart, Schubert et Schumann , je faisais beaucoup de Chopin et Liszt et aussi la musique russe, Rachmaninov et Scriabin, et le concours Haskil était un peu un hasard. J’ai joué pour la première fois Mozart en finale, je n’en avais jamais joué tout seul avant et c’est venu comme ça. Après, j’ai appris quelques concertos de Mozart et c’était un peu une surprise pour moi.
AL : C’était grâce au concours, sans cela je n’aurais jamais travaillé ce concerto en ut mineur. Maintenant je joue aussi sa musique de chambre et pour piano seul, je n’aurais jamais pensé de me sentir aussi familier avec lui et d’être aussi heureux de jouer sa musique.
AL : Pour les pianistes, je pense à la sonate « Appassionata », qui est un vrai défi à tous les niveaux, il faut se mettre en danger. Jouer toutes les notes, c’est extrêmement difficile, c’est aussi de provoquer le temps, les choses au moment où on ne les entend pas qui nous met encore plus en danger. C’est une musique très forte et puissante qui demande un certain caractère. On parle de violence, mais il y a plein d’autres aspects, beaucoup de tendresse, grandeur..
AL : Moins que dans l’Appassionata je pense. Je ne sais pas si « violence » est le bon mot, mais en tout cas, il y a de la fulgurance dans sa musique. La sonate no 28 est une sonate avec beaucoup de côtés introvertis, le premier mouvement est très surprenant, aussi le troisième mouvement très court, mais extrêmement profond, avec beaucoup d’hésitations aussi, et il y a deux mouvement caractérisés de marches. C’est une composition très ambivalente qui a dû plaire à Schumann. C’est être entre quelque chose de martial et quelque chose de lyrique et sans barres de mesure..
AL : Différent, c’est une musique qui me demande d’aller contre moi-même , c’est très bien aussi !
AL : Pas du tout, non. C’est d’autant plus intéressant, comme un acteur qui joue un rôle pour lequel il est obligé de se transformer soi-même.
AL : Je ne sais pas où j’en suis , mais en général, je l’aborde plutôt timidement. Avec beaucoup d’amour, mais je sais bien que bientôt c’est le jubilé Beethoven , cette année, il y aura beaucoup de Beethoven, je ne sais pas si je vais y participer aussi assidument que les autres..
AL : Bien sûr, c’est un autre moyen d’expression , pas moins complexe que chez Beethoven, avec de la violence et de la tendresse, aussi des sentiments qu’on n’arrive pas à nommer qui occupent toute cette sonate. Sa façon d’exposer les choses est différente , il n’y a pas la même recherche d’infini. Chez Beethoven, il y a une recherche de modernité.
AL : Oui, voilà. Le rapport à la vie est très différente chez ces deux personnalités. Schubert était peut-être plus passif avec sa vie, qui a plus laissé sa courte vie défiler, qui a préféré rêver à être dans l’action, on ne sait rien, c’est des fantasmes, mais c’est l’image que je me fais de Schubert : quelqu’un qui vit intensément, mais ailleurs. Beethoven, je m’imagine quelqu’un de plus terrien, mais pas moins spirituel et une autre forme d’expression.
AL : Si, c’est très difficile, mais je trouve Beethoven plus difficile. C’est une question de personnalité. Il faut adapter sa personnalité selon le compositeur.
AL : Evidemment. C’est très dramatique et violent d’ailleurs , il y a des pics de tension qui sont dissonants et dûrs, c’est un niveau d’intensité très fort, mais il y a toujours quelque chose qui coule, on sent toujours le cœur qui bat, alors que chez Beethoven, parfois il veut interrompre les choses et créer des silences, il est plus dans la théâtralité, Schubert, ça peut être très dramatique, mais c’est toujours contenu dans le flot, alors que chez Beethoven, le flot est parfois un peu entrecoupé, très volontairement. Je ne sais pas, je sens plus de cassure. Mais il y a pas moins de violence chez Schubert.
AL : Surtout « humeur » !
AL : Des humeurs, aussi de l’humour.. très peu, trop peu.. c’est une œuvre très spéciale que j’aime beaucoup.
AL : Je ne suis pas à l’intérieur de lui, mais ça fait partie de musique qui me touchent profondément.
AL : Il n’y en a pas et à la fois il y a un vrai cheminement : un début et une fin. Il y a une forme, on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas de forme. Si je reprends de mes anciens professeurs de littérature, il y a exposition, dénouement, action et ensuite dénouement. C’est comme dans le cycles de lieder : on ne sait pas jusqu’à la dernière note quel sera le chemin. L’Humoresque est une œuvre qui commence tellement bien qu’il finit dans la peur de l’abandon. C’est tellement imprévisible comme dénouement. On s’enfonce dans la tristesse.
AL :Oui, les trente dernières secondes ! Il ne veut pas terminer, il y a un point d’orgue et il remet la même phrase, un point d’orgue et il remit une troisième fois , il ne veut pas s’arrêter.
AL : Bien sûr, introverti oui, mais avec tout ce qui s’est dit avant, c’est déchirant aussi. Une forme de paradis..
AL : Plutôt flatté, mais surtout amusé…
AL : Non, ce n’est pas mal, j’ai beaucoup de respect pour les artistes qui sont cités, pour être comparé, mais cela m’amuse, surtout que je sais qu’on peut parfois avoir des critiques négatives aussi. Cela arrive et c’est important de savoir s’en amuser.
AL : Je suis très touché, car ce sont des gens que j’aime beaucoup. J’essaye juste de travailler pour jouer mieux chaque jour !
AL : Bien sûr ! On peut être influencé dans un sens ou dans un autre.. surtout quand c’est très négatif, ìl peut y avoir une phrase négative, et on va la ressasser et y penser pendant des mois, parce que quelqu’un pensait ça.. Parfois c’est des choses justes, parfois c’est des choses fausses. Cela arrive qu’on n’est pas du tout d’accord avec le papier, et moi je suis souvent pas d’accord avec ce qu’ils disent, autant dans le positif que dans le négatif. Parfois j’ai l’impression qu’on n’était pas au même concert ! (rires). C’est comme des critiques de films ou de cinéma, des fois je me dis que je n’ai pas vu le n’ai pas vu le même film.. ll faut relativiser. J’ai des amis de confiance, des gens qui sont durs, je compte surtout sur eux.
AL : Oui, je parle de gens de confiance. Je continue à prendre quelques cours, une fois tous les deux ans, Ortece de Quartier-Bresson, toujours des professeurs, Koriolov, des gens de confiance..
AL : A priori, cela peut être enrichissant, mais je comprends que certains ne veulent pas être influencés, « pollués » par d’autres choses, donc ils veulent garder une sorte de pureté. J’écoute parfois des versions que je ne soupçonnais pas de certaines œuvres et je me disais : « Wow, on peut jouer comme ça ? Qui a osé jouer comme ça ? C’est génial ! » et sans vouloir les imiter et de laisser les portes s’ouvrir.. Je suis très content que Martha Argerich soit encore vivante et qu’elle fasse des concerts, c’est un génie et je pense que l’’écouter, ça m’enrichit. Pas pour faire comme elle, prendre des émotions qu’elle nous envoie..Il y a quelque chose d’étrange que Martha Argerich soit plus curieuse d'écouter des jeunes que Pogorelich.
AL : Cela fait partie du type de musicien et aussi d’être toujours vivante. Je me veux pas faire des critiques de Pogorelich que je n’ai pas entendu depuis très longtemps, mais je sens moins de vie dans son jeu.
AL : Je pense qu’il faut surtout redéfinir ce que c’est que « l’expérience ». Avoir de l’expérience avec une œuvre, c’est aussi la jouer en concert, je pense que tout est expérience. C’est toujours délicat avec ce genre d’œuvres. Faire de l’enregistrement, c’est quelque chose de définitif comme si l’enregistrement de Claudio Arrau avec Giulini n’était pas le résultat de tout ce qu’il a fait entre ses 20 et ses 60 ans. Souvent il y a plein de choses qui font peur. Au début, je voulais uniquement enregistrer le second que je connais bien alors que j’ai joué le premier une seule choses dans ma vie. Je ne voulais pas spécialement l’enregistrer, mais il se trouve que Sony me propose de faire les deux concertos, ils ne voulaient pas un seul. J’ai fini par accepter car je me suis dit que l’occasion ne se présenterait probablement pas une deuxième fois. Et donc je l’ai fait, mais surtout sans me dire « Ce serait ma version des deux concertos de Brahms. »
AL : Non, je l’avais joué une fois avec l’Orchestre du Capitole de Toulouse en 2015 je crois.
AL : Il y a peut-être des souvenirs personnels, il y a une énergie… pas glaçante comme des œuvres de guerre de Chostakovitsj, mais vous êtes du nord, moi je suis de Toulouse, c’est le caractère du nord de l’Europe, sombre…
AL : Les brumes du nord, mais sans la séduction facile, ce n’est pas du tout quelque chose de glaçant, d’inhumain.. Le deuxième concerto est beaucoup plus amical pour moi, alors que le premier est plus granitique.
AL : Dans tous les mouvements..
AL : Le finale est très difficile aussi. Je ne sais pas, c’est difficile à répondre.. J’ai souvent joué le second et pas le premier. J’ai accumulé beaucoup d’expérience avec le second, pour moi il est plus difficile de jouer le premier.
AL : Je ne sais pas, ça dépend de beaucoup de choses. C’est très dûr, déjà de les jouer, il faut avoir de bonnes conditions, avoir la chance de bien les travailler avant, ce n’est pas toujours donné, car cela coûte cher. C’est la difficulté de ces défis, qui sont de très beaux défis. Chaque concerto est déjà un gros défi, j’aurais peur qu’un concerto annule l’autre.. chacun est tellement beau, intense et très différent. C’est un peu une caricature de dire que l’un est froid et l’autre est chaud, le 1er est sombre, c’est la tonalité du Réquiem de Mozart, alors que le second se veut beaucoup plus amical, une musique plus à l’écoute, moins angoissante avec une tendresse plus évidente.
AL : Oui, depuis très peu de temps, je l’ai joué pour la première fois au mois de février.
AL : C’est d’une grande difficulté.
AL : C’est très bien écrit pour que ce sonne comme ça, il faut beaucoup d’endurance et il faut une mémoire pour toutes ces notes quand même.. Il faut que le cerveau soit toujours bien en avance
AL : Le fait de répéter un trio avec deux autres personnes fait changer l’oreille, on n’écoute plus que soi-même, car soi-même ne sera qu’une partie du tout et on aura un regard sur soi qui sera un peu plus lointain, avec toujours autant d’exigence, mais on sait qu’on est une partie de la chose. Il faut être sur la même longueur d’ondes que son partenaire et des fois travailler avec quelqu’un qui est dans un autre système et qui lui aussi a le sentiment de tourner en rond, mais il a une autre façon de penser. Et juste de communiquer avec quelqu’un d’autre, qu’on s’estime dans de bonnes ou de mauvaises dispositions. On ne peut que de l’ apprendre de l’autre par sa différence. Quand l’autre n’est pas inspirant, on se sent mieux seul que dans sa compagnie, mais ça se passe plutôt rarement.
AL (rires) : Je ne peux rien dire, mais c’est gentil !
Amsterdam, le 24 avril 2019
Certaines informations sont déjà dépassées: je me souviens d'avoir parlé à Alexandre Kantorow du concours Tschaikofsky auquel il envisageait participer. Il a remporté le 1er prix haut la main lors de la dernière édition. Cette interview a eu lieu après son récital à Amsterdam et une séance de dédiaces, dans le restaurant du théâtre (Muziekgebouw aan het IJ), lors d'un diner informel. Malgré les bruits autour de nous, l'entrevue m'a beaucoup plu à cause du calme et de la gentillesse du pianiste qui prenait son temps...
Alexandre Kantorow (AK) : J’en suis touché, surtout en ce qui concerne Liszt, car il était parmi les compositeurs les plus importants du 19ème siècle . Sinon, j’ai du mal à saisir l’importance de tels commentaires : j’aime ce que je fais, mais finalement ce n’est pas si incroyable…
AK : Non, nous l’avons fait ensemble, mes parents ont toujours fait attention, ils savent qu’une carrière musicale n’est pas évidente. Surtout mon père ne m’a jamais poussé ! Nous sommes tous les deux très fiers de ce disque Saint Seans, quand nous travaillons ensemble, on a besoin de peu de mots…
AK : C’est une musique particulière avec sa force et le sons de cloches, elle me parle naturellement. J’ai d’ailleurs travaillé avec un professeur russe, Igor Lazko, c’est lui qui m’a initié à cette musique. Je voulais avant tout enregistrer ce répertoire.
AK : Non, cela n’a pas du tout été difficile, dans cette salle, ils ont été très ouverts au programme que j’ai proposé. La seule chose qui ait pu poser « problème », c’était la Chaconne de Gubaidulina avec laquelle j’ai commencé le récital. Elle n’est pas contemporaine du tout, mais parfois les gens sont un peu méfiants vis-à-vis de cette musique.
AK : C’ est une page implacable et violente, mais j’aime arriver sur scène avec des idées noires, c’est plus simple qu’une pièce délicate au début d’un récital. J’ai besoin d’avoir les doigts bouillants, je n’aurais jamais pu commencer par une nocturne de Fauré ou de Chopin…
AK : Oui et c’est bien dommage !
AK : Je pense que qui, bien qu’il n’y ait pas de renvois dans les lettres de Rachmaninov. Les caractères de Méphisto et de Faust sont évidentes, mais il ne faut pas penser que c’est une histoire, comme dans la Symphonie Faust de Liszt.
AK : Il y a eu des modes : à un certain moment, l’enregistrement de Horowitz a lancé la mode de la deuxième, les deux sonates sont très différentes : la deuxième est plus compacte, dans la première, il y a une énorme pesanteur, il y a beaucoup de redites aussi. Le compositeur y donne tout.
AK :Oui, c’est clair, chez Stravinsky c’est évident, le pianiste y doit jouer du piano et à la fois trouver le plus de couleurs possibles, dans Rachmaninov, il y a une dimension épique et symphonique avec des basses qui durent parfois pendant des dizaines de mesures..
AK : Bonne question.. Je n’en suis pas sûr, c’est rare qu’un compositeur publie sa première œuvre ! Mais il faut dire que c’est très bien écrit. Tschaikofsky a d’ailleurs été aidé, d’autres lui ont « appris » à écrire pour le piano, comme par exemple Hans von Bulow pour le 1er concerto.
AK : Non, pas du tout, la musique russe est tellement vaste ! C’est dommage que cette composition soit considérée comme la pièce virtuose par excellence, on la rend comme un cheval de bataille. Balakirev a d’ailleurs écrit une sonate qui est géniale !
AK : Non, je suppose que ce critique a parlé de la partie du milieu ? « Poésie » ne veut pas forcément dire « délicat »
AK : Non, pas du tout, ça sonne difficile, mais c’est très bien écrit pour l’instrument.
AK : Cette transcription de l’Oiseau du feu est vraiment difficile, car il y a des choses qu’on n’a pas l’habitude de faire. Ou bien la Malédiction de Liszt où le compositeur est dans une phase laboratoire.
AK : Oui, je pense.
AK : C’était un Italien qui était passionné par Stravinsky, il a enseigné et il reste encore quelques-uns de ses élèves.
AK : Non, il est mort.
AK : Je sais qu’il y en a plusieurs versions, mais je ne connaissais pas cette version pour piano seul, ni le pianiste.
AK : Oui, mais j’ai eu envie de le faire et d’honorer cette musique, la musique française est souvent « réduite » à Ravel et à Debussy et Saint Seans est souvent considéré comme trivial avec des concertos un peu faciles, bien que bien orchestrés… Par contre, je trouve cela une musique géniale. Ravel, le meilleur orchestrateur, l’aimait beaucoup aussi et avait toutes les œuvres de Saint Seans dans sa bibliothèque. Et puis c’est très grisant à jouer, car c’est tellement plein de vie !
AK : Oui, il a raison, c’est une musique de cabaret ! J’ai commencé par ce concerto pour l’intégrale et j’étais forcé de le prendre au sérieux, le début est épiq ue, une musique française qui débarque de manière fine.
AK : Plein de gens disaient que ce troisième concerto est banal, mais maintenant, je l’adore !
AK : C’est difficile à dire, cela change..
AK : Je ne savais pas qu’elle avait fait cela, mais non, ce n’est pas ce que j’ai l’intention de faire !
AK :C’est encore une sonate mal aimée, je la joue depuis longtemps. Brahms l’a publiée lui-même, c’est la plus folle qu’il ait écrite. C’est une œuvre expérimentale, oui il s’approche de Schumann. C’est surtout fou dans la forme.. C’est dans mes projets de la jouer lors de ce concours, mais ce n’est pas sûr.
AK : Au contraire, je pense que c’est bien écrit si on a trouvé un point naturel.
AK : Je n’en ai pas vraiment besoin, mais je n’ai jamais passé de concours avant. C’ est fascinant de jouer dans cette salle du concours Tschaikofsky où règnent les fantômes de grands pianistes du passé !
AK : Beaucoup d’enfants commencent le piano à 3 ans, au départ, je ne prenais pas au sérieux, mais je pense que le terme « précoce » doit être réservé aux enfants précoces de l’école Menuhin par exemple !
AK : Oui, bien sûr, je suis intéressé par la musique, aussi la musique orchestrale. J’apprenais très vite, mais je n’étais pas un génie dès le plus jeune âge.
AK :Absolument, ce que René Martin a réussi est prodigieux ! C’est évident que la musique classique est la musique la moins populaire, mais René Martin l’exporte et il essaye de tous les moyens possibles d’attirer le public !
AK : Oui, j’y ai commencé à 16 ans !
Utrecht, le 29 novembre 2015
Bertrand Chamayou n’est pas seulement un excellent pianiste, mais une personne fort sympathique. Rares sont les fois que j’ai rencontré un artiste qui s’est donné tant de peine pour que l’entrevue puisse avoir lieu. Nous avions pris rendez-vous, mais le pianiste a dû s’excuser pour un aller-retour Paris pour une question de visa (entre quelques concerts en Hollande!), il a proposé de commencer l’interview après la répétition avec l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam et de la finir par email, mais finalement nous avons eu assez de temps pour la faire après la répétition (qui n’a duré que quelques minutes pour mettre certaines choses au point) dans sa loge.
Bertrand Chamayou (BC) : C’est assez rare en effet. J’aime les monographies, les pianistes aiment varier leurs programmes, le public aussi. Beaucoup de pianistes sont soucieux de composer un programme et n’osent pas la monographie. C’est une bonne manière d’approfondir la relation que vous avez avec certains compositeurs. L’intégrale Ravel sortira en CD en janvier prochain. Je garde l’intégrale pour quelques grands événements, tel qu’un concert au Théâtre des Champs Elysées à Paris. En concert, cela nécessite deux entr’actes, mais j’aime bien un voyage ravélien, comme je l’ai fait aussi avec Schubert, Liszt et Messiaen. C’est intéressant de parcourir la vie d’un auteur !
BC : C’est moi qui ai proposé. J’ai un rapport particulier à la musique de Ravel, le premier compositeur que j’aie aimé était Beethoven, mais grâce à un camarade, qui avait trois ou quatre ans de plus que moi, j’ai connu la musique de Ravel à un âge très jeune. Il avait des partitions du 20ème siècle à la maison, dont les Jeux d’eau. J’avais fait un an de piano et je me souviens que c’était noir de notes, le graphisme d’abord était fascinant et la musique m’a tout de suite attiré, la dimension « impressionniste » et la matière liquide, c’était l’un de mes premiers amours. L’intégrale Ravel n’est pas vaine, c’est une trajectoire qui dessine un portrait.
BC : Non, j’ai essayé, mais au bout d’un an, j’y suis arrivé tant bien que mal ! Et puis il y a eu la musique de Stravinsky, Debussy, Bartok, Messiaen..très tôt, j’ai voulu tout connaître. Je me souviens que j’ai entendu Vlado Perlemuter jouant l’intégrale en concert.
BC : Près de 90 ans, je crois. Il a joué cela très tard, je me rappelle qu’une dame a dû l’accompagner au piano! J’ai d’ailleurs étudié avec l’un de ses élèves, Jean François Heisser.
BC : C’est compliqué.. Son écriture a quelque chose de très objectif. Le texte laisse assez peu de marge de manœuvre à l’interprète, contrairement à la musique de Debussy. Ses Préludes et Etudes sont d'une matière plus souple. Le danger chez Ravel est de tomber dans la sécheresse. C’est difficile de trouver la balance.
BC : Il y a quelque chose de sous-jacent dit-on en français..
BC : C’est autre chose! Le corps doit s’exprimer de manière authentique, mais je ne sais pas ce qu'il y a dans la tête de Lang Lang! Ce côté démonstratif est sans doute sincère chez lui .
BC : Bonne question! Pendant un moment, j’ai voulu croire que non. Pourtant il y a quelque chose qui me semble relié à la langue maternelle : la musique française a ceci de particulier que le rythme est moins scandé que dans d’autres musiques, par exemple la musique allemande. Prenons la musique de Fauré par exemple, qui n’est pas toujours bien comprise hors de France. Le jeune Fauré rappelle un peu Schumann, mais sa musique est parfois jouée avec une dimension post-romantique à la Brahms. Le rythme est ici exprimé de manière très linéaire. Comme je le disais, la musique de Ravel laisse assez peu de marge de manœuvre pour être trop libre dans l'interprétation. Je suis originaire de Toulouse, assez près de la frontière espagnole, je connais l’environnement où il a habité. L’enjeu est de comprendre quel personnage se cache derrière l’auteur.
BC : Très précises effectivement, Ravel était quelqu’un de maniaque!
BC : Si, il était adepte de la contrainte, son Boléro est l’exemple de la gageure la plus célèbre! Un autre exemple est le carillon statique qui traverse Le Gibet de Gaspard de la Nuit.
BC : D’un point de vue technique, oui, mais pour moi Le Tombeau de Couperin est une œuvre encore plus difficile. La Toccata est plus difficile que Scarbo, c’est la pièce la plus ardue. Les trois premières pièces sont très difficiles, la Forlane peut être redondante et la Fugue est très complexe de par sa polyphonie.
BC : C’est ce que j’ai fait, c’est le fameux « son blanc », pour faire un contraste très fort. On joue presque superficiel et on enlève la pédale pour créer une impression de vide ou de solitude. Cela évoque un paysage de neige désert avec un ciel gris. Ravel met d’ailleurs quelques mesures après l’indication « expressif », mais c’est très fort si l'on joue avant sans couleur!
BC : Il l’a probablement fait pour finir plus brillamment… Je dois dire que j’ai beaucoup d’admiration pour Jean Yves Thibaudet, c’est un très grand pianiste. Il faut dire que Richter faisait la même chose, il jouait « La Vallée des cloches » comme bis. Quant à moi, je pense qu’il faut respecter l’ordre, même si cela ne fait pas lever la salle. Il y a des pièces qui ne sont pas faites pour déclencher des bravos..
BC : J’ai exclu La Valse, d’après moi c’est un travail de transcription inachevé. La vraie transcription est celle pour deux pianos. Dans la version pour piano seul, il manque plein d’éléments, tous les pianistes font leurs propre arrangements. Il faut deux pianistes pour faire sonner la Valse, sinon ça devient vite surchargé. En ce qui concerne La Parade, j’en ai parlé avec Alexandre Tharaud qui l’a inclue dans son intégrale, mais je pense que c’est un projet alimentaire et une œuvre très faible. Il y a également des fugues de jeunesse très peu intéressantes. Une intégrale n'implique pas nécessairement de tout jouer sans réfléchir.
BC : Oui, il est important pour moi et est un lien direct vers Ravel, mais on a beaucoup plus de liberté en l'interprétant ! L’écriture de Ravel est parfois voisine de Liszt, surtout dans Gaspard de la nuit. J’ai joué plus de Liszt que de Ravel, j’aime surtout la manière scintillante et orchestrale avec laquelle Liszt fait sonner le piano.
BC : Oui, c’était une seule prise en concert, c’était très difficile…
BC : Oui, c’est un défi physique de jouer les douze d’affilée!
BC : Oui, j’ai joué 45 minutes en première partie, je jouais les six Chants polonais de Chopin, transcrits par Liszt, deux lieder de Schumann et la Marche de Parsifal et la Mort d’Isolde de Wagner , tous transcrits par Liszt. Et puis les études en deuxième partie..
BC : Je n’étais pas en bonne forme..mais j’avais 25 ans dans le temps!
BC : Oui, je pense.
BC : Cela dépend de comment on les joue! Les dernières études sont très émouvantes, je vois le cycle comme un grand acte d’opéra wagnérien ou une épopée, pas comme une succession de numéros de virtuosité. Il y a des références à la littérature, par exemple Byron ou Lamartine. Et quelle invention sonore! Son volcanisme pianistique est destiné à inventer de nouvelles couleurs. On associe la virtuosité a quelque chose de superficiel et c’est dommage. Liszt n’était pas quelqu’un de superficiel, il était très visionnaire. Wagner a énormément plagié la musique de Liszt!
BC : Je les avais lus dans le passé, mais jamais en même temps que l’enregistrement. Il faut laisser du temps et laisser la mémoire faire son travail. J’ai mon propre imaginaire, je n’aime pas faire une application théorique, il faut laisser infuser les choses..
BC : Les deux premières années sont pensées ensemble, elles racontent la fuite de Liszt en compagnie de Marie d’Agoult. La première année, la Suisse, consiste en des descriptions naturelles, l’Italie, la deuxième année, est un voyage dans la littérature, la poésie et la peinture, ce n’est pas du pittoresque comme dans la première année. Liszt n’avait pas projeté d’écrire la troisième année. Il s’était séparé de Marie d’Agoult et il a finalement écrit la troisième partie comme une réminiscence, un voyage spirituel pour rendre hommage à Marie d’Agoult après sa mort. La fin est une véritable quête mystique. Le recueil consiste en trois voyages qui deviennent de plus en plus intérieurs et qui couvrent une période de 25 ans. La langue est très différente et c’est fascinant de voir cette évolution.
BC : Pour moi, c’est la meilleure! C’est la raison pour laquelle j’ai voulu jouer ce cycle! Le mysticisme exalté, la montée au ciel sont des expériences fascinantes, sa musique est devenue plus aride et épurée dans cette dernière année
BC : Il vaut mieux le faire avec le reste.
BC : Comme avec les Etudes, j’aime son aspect symphonique et narratif!
BC : Il est très dense, mais je n’ai jamais éprouvé de frustration. C’est un peu comme un éclair. Il dure 20 minutes, et il en parait moins!
BC : Je ne crois pas, j’aurais voulu trouver un disque comme ça réunissant ces quatre chefs d’œuvre. J’aime surtout le Prélude, Aria et Final, l’Aria est d’une telle somptuosité!
BC : Oui, surtout le Choral de Prélude, Choral et Fugue et le Prélude de Prélude, Aria et Final. Il y a beaucoup d’arpèges et des registres dans l’aigu qui rappellent les flûtes de l’orgue. Franck était à l'origine un grand pianiste virtuose comme Liszt, surtout à ses débuts.
BC : Totalement, oui. Le piano donne une couleur de « diamant ». Dans le 1er Concerto de Liszt, nous avons aussi affaire à une sorte de poème symphonique, j’adore l’élément narratif d’un poème symphonique, mais chez Liszt le piano a une dimension plus héroïque.
BC : Je ne m’en souviens plus, je l’ai appris très jeune et je l’ai retravaillé après. Il faut surtout beaucoup de temps d’incubation après avoir appris les notes, il faut laisser la musique dormir..
BC : C’est une vieille interview, j’ai beaucoup changé après! Mais à ce moment-là, j’habitais à 1000 kilomètres de ma famille et je n’étais pas sûr de réussir dans le métier..
BC : C’est toujours la même interview... Perahia est adepte de Schenker, cela m’a beaucoup influencé. Mes souvenirs de lui sont impérissables, notamment dans le Carnaval de Schumann qu’il n’a jamais joué en concert, j’étais son seul auditeur. Il l’a aussi joué devant Horowitz je crois..
BC : Non, c’était moi qui le jouais et il me jouait des extraits pour me faire travailler. Inoubliable!
BC : Je ne le fais plus, mais je n’ai pas trop peur pour mes mains. Il faut être un peu fataliste, on ne peut pas vivre dans la psychose (Nous parlons des attentats récents à Paris et de ce que devient le monde dans lequel nous vivons, WB).
BC : J’ai réduit ma boulimie maintenant, je constate qu’approfondir me rend heureux, j’aime me concentrer sur certains auteurs. Autrefois, je voulais tout absorber, mais on ne peut pas tout absorber, donc je me contente d’apprendre certaines choses que j’aime particulièrement.
Maastricht, le 19 janvier 2019
David Bismuth (DB) : Oui, en effet, c’était un hommage à Debussy, étant donné que c’est le centenaire de la mort de ce compositeur. Mais le titre de cette journée est « liens vers Messiaen », c’est pour cela que les organisateurs m’ont demandé d’inclure une pièce de Messiaen.
DB : Oui, je propose des programmes qui sont des programmes thématiques.
DB : Oui, je ne présente jamais d’œuvres sans relation les unes avec les autres. J’aime qu’une histoire se raconte avec le programme. Il peut y avoir beaucoup de fils conducteur : l’époque, le style, etc.
DB : Il faut partir de quelques œuvres qui vous tiennent à cœur, puis il s’agit de les agencer les unes par rapport aux autres. Cela constitue une réflexion et un exercice agréable de trouver une cohérence musicale, ce n’est pas seulement un exercice musicologique ! Il faut aussi qu’il y ait un écho avec le son.
DB : L’agent n’intervient pas dans le programme, peut-être le directeur du théâtre. Il faut trouver un équilibre entre les œuvres grand public (les tubes) et les raretés.
DB : Dans le cas de Volodos, c’est le directeur du Concertgebouw qui aurait pu dire : « Je prends quelqu’un d’autre », mais il n’y avait probablement pas d’autres remplaçants à ce moment. Volodos a tellement travaillé en profondeur les œuvres qu’il joue qu’il n’a pas eu le temps d’étudier d’autres œuvres je suppose. D’autre part, il faut profiter de l’acquis qu’on a déjà. Nous-mêmes, on n’a pas le sentiment de répétition, parce que c’est différent à chaque fois. Prenez le cas de Martha Argerich, elle joue souvent les mêmes concertos..
DB : Elle a appris assez de concertos, mais elle choisit de n’en jouer que quelques-uns, mais à chaque fois on suit son évolution personnelle, ce qui fait qu’elle est différente chaque fois qu’on l’écoute.
DB : Aucun problème !
DB : Tant pis pour eux ! L’important, c’est le sens musical, le moyen de les traduire est secondaire !
DB : Ce sont deux mouvements qu’on peut isoler, ce sont ceux que je préfère et qui se marient le mieux avec Chopin, plus que le ménuet et le passepied. Clair de lune est écrit dans l’esprit des nocturnes de Chopin par exemple.
DB : (rires) oui et non. Il peut se rapprocher de la musique française par les richesses harmoniques et le côté doux et résonant de son écriture, mais le sentiment national polonais est important aussi dans sa musique.
DB : Oui, au Conservatoire National de Paris, avant qu’il ait pris la retraite. C’est lui qui m’a appris l’approche de la musique française. Il avait bien connu Poulenc et il avait travaillé avec Jacques Février, qui avait lui aussi bien connu Poulenc. Puis j’ai travaillé avec Monique Dechaussées à L’Ecole Normale, elle avait été élève de Cortot. C’est grâce à elle que j’ai développé le goût de la musique française.
DB : Oui, avec elle j’ai fait beaucoup de musique russe, car elle avait étudié en Russie. La musique française n’était pas son répertoire de prédilection. Je ne joue pas beaucoup de musique russe maintenant, j’adore l’écouter, mais je n’en suis pas le meilleur interprète. C’est comme Chopin, j’en joue peu, je préfère l’écouter.
DB : L’affinité n’est pas relative à la peur, mais dans le fond, je ne suis pas un pianiste romantique.
DB : Oui, exactement, c’est ça. Mais elle a joué beaucoup de rôles, non seulement celui de mentor, elle a aussi été partenaire sur scène. Elle a une vision humaine profonde de la musique et de la vie. Elle place le sens musical au cœur de ses activités au lieu de la virtuosité ou l’esbroufe. Elle met en avant quelque chose qui n’a pas besoin d’être mis en lumière, une sorte de pureté. Les gens qui vont au concert veulent être touchés par cela. J’espère avoir bien expliqué ce qu’elle signifie pour moi..
DB : Oui, tout à fait !
DB : Oui, elle a fait un concert avec Mathieu Ricard, un moine bouddhiste. C’était une sorte de conférence et elle a joué des suites de Bach. Elle le fait encore deux fois par an, sinon elle ne joue que chez elle, au Portugal. Je ne sais pas si c’est momentané ou définitif, je pense qu’elle n’a plus joué depuis la Roque d’Anthéron. Depuis que je la connais, elle voulait s’arrêter. J’avoue que je suis un peu triste, car elle apporte quelque chose d’unique..
DB : Dans le cadre d’un cours télévisé, on fait des sessions courtes, peut-être ce pianiste ne les jouait pas pour la première fois. Elle a posé cette question parce que le sens musical est au centre de ses leçons. Elle n’est pas dûre du tout !
DB : Elle a une vision réaliste qui ne correspond pas à son idéal à elle ! Par exemple, elle a quitté Deutsche Gramophon il y a deux ans, parce qu’elle n’était pas d’accord avec leur manière de représenter la musique. Le marketing prenait le pas sur la musique. Il faut dire que le monde musical est très dirigé par le marketing actuellement. Elle était lassée de la vie des voyages, elle a beaucoup joué et quand elle ne jouait pas, elle enseignait à Bruxelles, où j’étais son assistant.
DB : Pour Mozart je sais : elle imagine les œuvres de Mozart comme des opéras avec des caractères différents les uns des autres. Elle est l’une des seules à faire cela.
DB : Oui, en effet. Mais je l’ai également entendu faire travailler beaucoup de compositeurs qu’elle ne joue pas à cause de ses petites mains, par exemple Rachmaninov ou Franck. Elle y était très convaincante alors qu’elle ne les a pas joués.
DB : Pas du tout, elle adore Mozart ! Mais elle l’a tellement joué et les gens la ramenaient toujours à Mozart qu’elle en était peut-être un peu lassée et qu’elle voulait faire autre chose.
DB : Une expérience incroyable, c’était avec l’Orchestre de Paris, on a joué trois fois à Pleyel. Une expérience inoubliable, la concrétisation d’une relation commencée bien avant : élève – partenaire sur scène – assistant, c’était à chaque fois une autre facette.
DB : Bonne question.. jouer comme elle, non, peut-être pas. Mais il y a des réflexes dans le travail ou une manière de comprendre la musique.
DB : Les personnes qui étaient là ont dit qu’ils n’entendaient qu’un son, il y avait une fusion opérée au niveau du son.
DB : 20 minutes !
DB (rires) j’exagère, mais si elle travaille une heure par jour, c’est beaucoup ! Elle apprend à ses élèves de travailler en dehors du piano et ainsi, on gagne un temps précieux. Elle peut rester plusieurs jours sans piano.
DB : Oui, cela donne une approche plus fraiche, parfois je ne joue pas pendant un ou deux jours, c’est très sain !
DB : Non, pas du tout ! Il y a des milliers de choses d’importance égale !
DB : Quand ça arrive, il est temps de travailler ! (rires). En vacances, les premiers jours sont un peu difficiles, puis arrive un moment où je suis à l’aise et à la fin je sens que je dois me mettre à travailler !
DB : Elle est bohème, elle fait des choses à l’instinct. Elle a peut-être mal noté le numéro du concerto, je crois qu’elle s’attendait au Jeunehomme concerto de Mozart, mais elle a beaucoup joué le concerto no 20, ça ne faisait pas 10 jours qu’elle l’avait joué pour la dernière fois.
DB : Oui, je me souviens d’être sur scène et d’avoir à jouer quelque chose que je ne connais pas !
DB : Non, je n’en ai pas connu !
DB : C’est un grand compliment ! J’ai longtemps hésité d’enregistrer Beethoven, car c’étaient les sonates qu’elle avaient jouées (La Clair de Lune et La Tempête, WB), son ombre était trop importante..
DB : C’était son maître spirituel, ils ne se sont pas connus ! Cependant, Beethoven a dit que Haendel était le plus grand compositeur. Il avait toutes ses œuvres dans sa bibliothèque et il l’estimait beaucoup.
DB : Non, ce n’est pas précis, il ne s’agit pas de compositeurs « inédits » ! J’ai voulu le rapprocher sur cd, car ils étaient tous les deux de grands virtuoses, de leur vivant ils étaient connus comme virtuoses, plutôt que comme de grands compositeurs.
DB : Ils écrivent comme Mozart et Haydn, non pas dans un style post-baroque, mais préromantique. On ne les a pas souvent rapprochés au disque.
DB : C’est vrai ?
DB : Ce disque de Pletniev m’a révélé pas mal ce compositeur, je n’ai pas ce sentiment nerveux dont vous parlez. J’ai plus joué Willem Friedeman que Carl Philip Emanuel.
DB : La sonate que j’ai enregistrée est très prophétique, d’une grande inspiration mélodique et intemporelle dans un certain sens. On a du mal à la dater, parfois elle est proche de Schubert. Ceci dit, je ne connais pas toute son œuvre.
DB : En effet, c’est parce qu’elle est longue, environ 45 minutes, très difficile, très chromatique et dense. Elle n’est pas difficile d’accès, mais touffue. Les difficultés pianistiques en sont énormes, comme celles de certaines musiques russes qu’on découvre plus souvent que celle de Dukas.
DB : Que voulez-vous dire par « la carrière » ?
DB : J’ai la chance de pouvoir vivre de mes concerts, je suis très privilégié. J’ai des collègues qui sont de bons instrumentistes, mais qui ne jouent pas. Je suis chanceux d’avoir la liberté de proposer des programmes qui me tiennent à cœur. Qu’est-ce que d’autres ont répondu ?
DB : Pour Lang Lang, c’est en effet le marketing je pense, certains sont doués de se mettre en scène. Il faut beaucoup de chance pour aller haut dans la carrière. Concernant Lang Lang, je dois dire qu’il a des moyens pianistiques exceptionnels.
DB : Je ne sais pas, c’est un lieu symbolique, certes. Je suis heureux d’y avoir joué, car on est au cœur d’un évènement pianistique important.
DB : Oui, tout à fait !
DB : Pour moi, ce qu’il ne faut pas faire c’est de travailler pour que la carrière existe, il s’agit de trouver le plus de connections possible avec d’autres musiciens et avec le public. Surtout pas hésiter de chercher des connections !
DB : Oui, c’est pour cela que j’ai enregistré Bach et Beethoven. Cela dépend de ce que vous offrez comme programme. On me demande souvent de la musique française, surtout à l ‘étranger.
DB : J’accepte et je suis heureux de le faire si je peux équilibrer avec d’autres compositeurs.
DB : Je ne comprends pas ce qu’il veut dire par «qu’ils lui rendent beaucoup » ?
DB : Non, je n’ai pas forcément d’’ associations. Cela dépend plus de l’instrument que de la marque !
DB : Comme un petit orchestre !
DB : Non, si c’est le cas, je m’arrête un jour ou deux. Je n’ai pas de rapport conflictuel avec l’instrument, comme Argerich ou Pires. Une partie de leur enfance est liée au piano, ce n’est pas mon cas…
DB : Lupu, Argerich, Pires Arrau. Et Samson François, la génération d’aujourd’hui ne le connait pas beaucoup !
DB : Non, il n’était pas capricieux, c’était très libre.
Arnhem, le 24 novembre 2014
Une entrevue avec un pianiste, passionné de son art qui n’était pas ennuyé d’en parler lors d’un souper après le concert…
David Fray (DF) : Oui, la comparaison est flatteuse, car il était un grand artiste, mais il y a aussi le danger de vouloir l’imiter. Il était inimitable. Je pense d’ailleurs que la comparaison se fait à cause de choses un peu faciles : moi aussi je joue Bach, j’ai aussi une chaise…
DF : Je suis peut-être moins radical que lui. Le propre de Glenn Gould, c’était qu’il prenait des libertés très grandes avec le texte. Il jouait comme un compositeur.
DF : Je le prends comme un compliment ! Les interprètes que je préfère, par exemple Cortot, Kempff et Menuhin me donnent l’impression d’improviser la musique en la jouant. Ils donnaient une sorte de fraicheur et de spontanéité à tout ce qu’ils jouaient. J’aime me laisser aller à cette même fantaisie.
DF : Voilà une comparaison qui me flatte énormément ! Je la comprends plus que celle que la critique fait avec Gould. Parmi les pianistes vivants, Lupu est un pianiste que j’admire beaucoup. C’est un poète au piano, mais je suis très loin de lui.. Je n’ai d’ailleurs lu aucune critique en Hollande, je ne comprends pas la langue…
DF : C’était juste un passage qui a donné le titre au film. Chez Bach, le rythme est irrésistible et parfois les interprétations de sa musique manquent de lyrisme.
DF : Je le suis dans les deux cas. Bach dépasse la religion, chez lui il y a l’expression humaine d’une aspiration mystique qui va au-delà de la simple institution religieuse. Il ne faut pas oublier la dimension poétique dans sa musique ! Albert Schweitzer a écrit un livre bien intéressant, dans lequel il a insisté non seulement sur la rigueur et la foi de Bach, mais aussi sur la poésie dans sa musique. C’est un aspect qu’on attribue trop facilement aux compositeurs romantiques.
DF : Cela peut signifier de respecter le texte. Cela peut aussi être une manière de voir la vie et de voir ce qu’il y a derrière les notes. C’est difficile à expliquer.. Les œuvres vocales de Bach m’intéressent aussi : les paroles ou la manière dont Bach travaillait les mots, le récitatif et la parole récitée. Au piano, on n’a pas de mots…
DF : Avec Bach, on est en présence de quelque chose qui est plus que l’homme et qui dépasse le cadre intime ou anecdotique. Le premier mouvement de la 6ème Partita, la Toccata, représente une sorte de troisième Passion pour moi, là encore Bach dépasse le cadre humain. Par « mystique » j’entends tout ce qui est plus qu’ »humain ».
En plus, la rigueur est une partie de la foi. Chez Bach, la raison et la religion peuvent très bien cohabiter. Pascal en a parlé dans ses Pensées.
DF : Cela m’est venu au fur et à mesure.
DF : L’austérité n’est pas un défaut, cela veut dire qu’on se débarrasse de toute vanité ou superficialité ! Bach n’est pas Händel, j’admire ce dernier compositeur, mais il faisait briller l’interprète. Bach était différent, contrairement à Händel, il n’a pas écrit d’opéras. La difficulté de Bach est au service du message.
DF : Tout ! Ce « tout » existe et co-existe.. C’est une musique pleine et complète où chaque voix est belle. Le contrepoint est invraisemblable de perfection, de facture et d’expressivité..
DF : Non, c’était la Gigue de la 6ème, où j’imagine que Dieu a créé l’univers avec un marteau, j’y sens l’effort et la matière qui résiste. La résistance de la matière est aussi fondamentale chez Beethoven.
DF : Ces deux Partitas sont très différentes ; la 2ème est plus dansante, moins grave et lourde que la 6ème, qui est très forte émotionnellement. L’ambition derrière les notes est très élevée. Dans le Capriccio de la 2ème, on entend des rythmes mélangés qui donnent un balancement, un rebond qui rappellent le jazz.
DF : C’était mon premier CD. Ils ont en commun un sens de la structure et de l’organisation. Chez eux, l’inspiration n’entre pas en conflit avec la raison. J’ai voulu réunir une certaine poésie, bien que certains ne trouvent pas beaucoup de poésie dans la musique de Boulez. Ses Notations sont une œuvre importante dans le répertoire pour piano du XXème siècle. Il fait du piano quelque chose d’un peu abstrait.
DF : Il a raison ! Je suis très sensible à la qualité du son, lui aussi. Un beau son isolé n’a pas de sens, il faut arriver à trouver la force de l’œuvre. Callas était l’une des premières artistes à « prouver » qu’il est peut-être plus important d’être « expressif » que « beau ». Elle a dépassé l’idée de la beauté vocale. La beauté du son en soi ne veut rien dire, chez Chopin il est important par exemple de retrouver l’idée du bel canto. Mais au piano, dans certaines pages, il faut approcher la musique comme Callas l’a fait : prenez l’Appassionata que je viens de jouer, vous ne pouvez pas le faire quand vous ne pensez qu’au beau son, rien que les derniers accords du 1er mouvement ! Je déplore qu’il y ait beaucoup d’artistes qui ne pensent qu’au bon son. Les couleurs m’intéressent le plus au piano, des maîtres comme Cortot, Kempff ou Lupu jouaient et jouent avec mille couleurs. On peut parfois jouer de fausses notes, mais c’est moins grave que jouer sans couleurs ! Je n’aime pas la joliesse dans la musique. Pour revenir encore à Glenn Gould, c’était quelqu’un qui ne jouait pas du tout avec un beau son !
DF : Je n’ai pris que deux masterclasses avec lui. Mon professeur, c’était Jacques Rouvier. Mon son vient de moi, je fais bien attention à l’équilibre entre les différentes voix, les basses, les aigus, les voix intermédiaires..
DF : Non, ce n’est pas inné, ça se travaille ! Vous avez l’image idéale dans la tête, il faut savoir ce qu’on veut faire sur scène.
DF : Jamais !
DF : C’est à la fois frustrant et la raison pourquoi je continue. Je ne suis pas sûr quand je suis content que ce soit forcément l’un de mes meilleurs concerts…
DF : Je serais content si je pouvais jouer toutes les œuvres que j’aime , je ne suis pas pour les intégrales !
DF : Je ne l’ai pas encore fait, mais j’ai l’intention de le faire.
DF : Si, pour moi-même quand j’étais jeune.
DF : Je joue le Concerto en sol de Ravel, c’est la seule chose pour l’instant. Pourtant, j’avais un professeur qui en faisait beaucoup. Ma musique favorite, ce sont les compositeurs allemands.
DF : Il n’a jamais voulu m’aider ou appeler de gens pour me recommander.. J’ai joué avec lui en Italie et en Allemagne. Depuis mon mariage, j’ai surtout parlé de musique avec lui et nous avons arrêté de jouer ensemble, mais nous avons recommencé récemment.
Amsterdam, le 12 janvier 2020
Au moment où j'ai publié cette interview (novembre 2020), le monde a complètement changé par rapport à janvier de la même année quand cette entrevue a eu lieu. C''etait l'epoque "avant-Covid19" où on pouvait aller au concert et se retrouver dans une salle avec plusieurs milliers de personnes. Je pouvais retrouver l'artiste dans sa loge, m'asseoir à côté de lui, sans distanciation...
Eric le Sage (ElS): C’est absolument vrai, je dois avouer que je ne connaissais même pas le concerto de Mozart quand on me l’a proposé, je ne l’avais jamais entendu, je les ai tous joués sauf trois.
ElS : Oui, en effet. Et le Fauré, cela fait longtemps que je le propose aux orchestres, mais cela ne semble pas les intéresser, ce n’est jamais joué, donc je suis très content de l’avoir joué.
ElS : Je ne sais pas, peut-être, non, il ne fait pas suer, c’est très bien écrit, il est très agréable à jouer, je regrette de ne pas l’avoir connu plus tôt, il est super.
ElS : Oui, très festif !
ElS : Non, c’est la première fois..
ElS : Cela fait dix ans que je la propose et personne n’en veut.
ElS : Surtout pas en France ! Cela n’intéresse pas trop les chefs d’orchestre, parce que ce n’est pas un morceau pour faire briller l’orchestre ou le soliste. Cet orchestre est idéal, ils ont un esprit de musique de chambre, tout le monde s’écoute, il n’y a pas de chef, je suis au milieu de l’orchestre, c’est comme ça que ce doit être joué.
ElS : Pas du tout, non, au contraire. Cela circule bien, l’orchestre entend ce que je fais, c’est très clair dans cette acoustique formidable, ça aide aussi beaucoup.
ElS : Je suis là, je regarde les partitions, je travaille un peu, lentement ou je ne fais rien..
ElS : Oui, j’écoute toujours ce qu’il y a après, mais comme j’ai joué à la fin, je n’ai pu écouter dans la salle, sinon j’écoute toujours après, c’est intéressant.
ElS : Ah, j’adore cette musique ! Je l’ai découverte quand j’avais 12, 13 ans, j’en joue lors de tous mes concerts, il y a quasiment toujours du Schumann. J’ai fait le concours Schumann et j’ai gagné et j’ai continué à le jouer et travailler. Il y a eu le bicentenaire de sa naissance qui est arrivé, j’ai proposé à tout enregistrer à Alpha, qui a accepté. Cela a pris 5 ans, cela a commencé en 2005.
ElS : Quelques pièces, les pièces pour enfants, les petites sonatines, sinon, j’avais tout joué en concert.
ElS : Oui, je les ai jouées en concert, mais ce n’était pas facile.
ElS : Il est le plus proche de moi, quand je joue Schumann, je sais où je vais, quand je joue Chopin, je n’en joue jamais, mais si j’en enseigne, j’ai l’impression de jouer un rôle ou de comprendre par rapport à ce que je connais de la musique, mais quand je joue Schumann, j’ai l’impression de le comprendre plus naturellement, c’est un langage et une personnalité qui prennent à la gorge. Voilà, pour un acteur, certains Shakespeare sont plus naturels que d’autres, quand je joue Schumann, c’est plus naturel, je ne sais pas si je le joue bien, mais pour moi, c’est naturel. Je n’ai pas l’impression de jouer un rôle.
ElS : C’est vrai..
ElS : Oui, c’est vrai, il y a peut-être quelque chose entre les pianistes français et sa musique, je ne sais pas vous dire pourquoi, mais il y a une belle école de piano Schumann, à l’époque après-guerre, il y a eu Nat et Cortot qui jouaient Schumann et Gieseking qui jouait de la musique française !
ElS : C’est très inspiré, c’est très affectif comme musique, il y a toujours un fond de vitalité, même dans des pièces très tristes ou lourdes, le troisième mouvement de la Fantaisie par exemple, il y a toujours de la vitalité, ce n’est jamais morbide. Mahler ou Bruckner, c’est affectif aussi, mais parfois, c’est un peu morbide, ça va vers le noir. Même dans les dernières pièces, les Chants de l’aube ou les Variations fantôme, quelques tristes et touchantes qu’elles soient, il y a toujours de la lumière. Avec Bruckner, des fois, on a envie de se tirer une balle, alors que chez Schumann, il y a toujours cette lumière, cette énergie de vie, même dans les moments les plus difficiles.
ElS : Aussi, oui
ElS : Oui, il y a beaucoup de vie dans Schumann, même quand c’est très poétique, il y a beaucoup de « innere Stimme » (voix intérieures) dans ses partitions, mais qu’on n’entend pas, quand on en joue beaucoup, ce n’est pas une musique qui « plombe », qui rend heureux.
ElS : C’est ça, il y a toujours un moment de grâce, il y a des mélodies incroyables, il suspend et il se confie au piano,
ElS : C’est un régal !
ElS : Si, si, je n’ai pas trouvé de chanteur intéressé, j’ai fait beaucoup de Schumann avec Julien Prégardien, on a fait un disque autour de Dichterliebe qui est très bien. J’ai joué sur un vieux piano de l’époque de Schumann, un vieux Blutner, c’est vraiment très réussi.
ElS : Non, cela fait un an. Je vous conseille de l’écouter, il est vraiment bien. On en fera un autre bientôt, il n’y a pas d’intégrale prévue, c’est un chanteur qui aime beaucoup Schumann et avec qui j’ai le plaisir d’enregistrer.
ElS : Non, c’est le fils !
ElS : Il y a toujours des gens qui ne comprennent pas !
ElS : Oui ! (rires), quand ils ne sont pas sensibles, voilà, moi je ne suis pas sensible à Chopin, tant pis, on ne peut pas être sensible à tout ! C’est vrai qu’il y a des gens qui préfèrent des choses très ordonnées, Schumann était ordonné, mais il n’était pas comme Bruckner qui savait exactement le nombre de mesures qu’il allait avoir à la fin d’une symphonie, Schumann avait un don pour partir d’une petite cellule, de développer tout un morceau, c’était un grand constructeur, mais à sa façon. Il n’y a pas de routine chez lui.
ElS : Ce que vous avez dit, c’est un peu hystérique, pâteux…
ElS : Il met parfois »le plus vite possible » et après « encore plus vite », il faut galoper, ce n’est pas une musique de confort, on ne s’installe pas comme si on écoutait une belle symphonie de Mozart, c’est fatigant d’écouter du Schumann, il y a des gens qui préfèrent tranquillement écouter du Schubert..
ELS : J’adore les Davidsbündler, c’est un kaléidoscope de 18 pièces et en même temps, il y a une grande unité mystérieuse, comme les grandes pièces de Beethoven, il y a une unité qui n’est pas explicable, ensuite évidemment la Fantaisie, j’adore les Chants de l’aube, pour les œuvres de la fin, on voit les faiblesses, ce qui est touchant.
ELS : Oui, il s’en va ! Les 4 Marches sont moins intéressantes, s’il ne les avait pas composées, ça ne serait pas grave. C’est la seule pièce qu’on peut oublier, c’est un peu lourd, mais ça s’écoute. Mais j’aime beaucoup les Chats de l’aube, quand on aime quelqu’un, on l’aime aussi pour ses défauts..
ELS : Si, le génie est là, mais il n’y a plus la force ou il y a moins de force vitale..
ELS : Oui, mais étonnant !
ELS : J’aime bien.
ELS : C’est vrai, on ne l’entend pas beaucoup, mais c’est un peu comme la Fantaisie de Fauré, c’est difficile à jouer, parce qu’il y a de gros parti-pris de tempi, c’est un concerto très bizarre, mais on l’aime aussi pour ses défauts.
ELS : C’est possible.
ELS : Clara veillait à Schumann, il y a quelques pièces qui ont disparu.
ELS : Qu’est-ce que c’est exactement ?
ELS : Oui, il faut se concentrer, sinon, ça ne sert à rien !
ELS : Absolument, j’ai donné un masterclass à Taiwan, une jeune Chinoise de 13 ans jouait les Variations Abegg et je lui ai dit : « Il ne faut pas jouer cela tout de suite » , c’est difficile à jouer, il vaut mieux jouer des choses plus faciles bien et travailler là-dessus. C’est la compétitivité, de toujours faire jouer des choses difficiles par des enfants.
ELS : Mais oui !
ELS : Absolument, comme Casals qui écrivait une fugue par jour.
ELS : Effectivement, oui.
ELS : Non, pas chaque jour, je le joue souvent, mais je ne le travaille pas chaque jour.
ELS : Oui, on réclame beaucoup le concerto, mon répertoire, c’est plutôt Fauré, Beethoven, Schumann.
ELS : C’est vrai, je n’ai pas choisi de compositeurs qui vendent le plus avec Fauré et Schumann (rires)
ELS : Et encore : « Cherchez des camarades qui savent plus que vous ! »
ELS: Oui, c’est important, j’aime bien jouer avec des gens qui jouent mieux que moi, car j’apprends.
ELS : Oui, c’est bien dit..
ELS : Oui…
ELS : Absolument, oui !
ELS : Je pense qu’il vient d’une époque où il y avait la mode italienne, il détestait ce courant de musique un peu décorative..
ELS : Il a appris la musique un peu tout seul, il a construit son univers, il a été très actif pour défendre d’autres compositeurs, il a été très généreux avec les autres. Il a dit que Brahms était un génie.
ELS : Je le joue mal, j’évite d’en jouer beaucoup !
ELS : Ce sont trois écritures différentes, Chopin, c’est beaucoup plus piano, même si c’est un immense compositeur, c’est un grand pianiste, c’est difficile, mais c’est toujours confortable en général, Schumann des fois écrit des choses un peu inconfortables, c’est la musique avant tout, Liszt, c’est bien écrit pour le piano, mais il a tellement écrit, qu’il y a parfois des choses moins bien. Schumann, des fois il faut chercher comment le faire sonner, parce que c’est bizarre, dans l’Humoresque, dans les Novellettes, il y a des choses bizarres à faire sonner.
ELS : Parfois oui, parfois non. Cela tombe moins bien sous les doigts que Chopin.
ELS : Non, je ne les connais pas, j’ai lu qu’il n’y a que deux ou trois variations, ce sont deux ou trois pages.
ELS : J’adore Yves Nat, j’avais tous les disques microsillons quand j’étais jeune, j’aime ce son massif, toujours inspiré, il jouait un Schumann généreux, j’aime Kempff dans les Scènes de la Forêt, il a un sens de la couleur, de la pédale, j’aime Richter, les Kreisleriana par Horowitz, complètement dingues.
ELS : Je l’ai écouté il y a longtemps en concert, il jouait la Toccata magnifiquement bien et le Carnaval par lui, c’était aussi très bon.
ELS : Ah oui, c’était magnifique !
ELS : Moi, je suis plutôt Eusebius je crois..plutôt rêveur que fou..
ELS : Ce sont les deux, mais si vous me demandez lequel j’aime un peu plus, ce serait Eusebius..Je m’appelle Le Sage après tout !
ELS : Bof, je pense que rien n’est difficile pour Martha !
ELS : Oui, il y a des passages un peu difficiles, si on a un mauvais piano, si ça ne répète pas bien, ce n’est pas facile, mais ça va, c’est bien écrit.
ELS : La Toccata de Schumann est beaucoup plus difficile !
ELS : Il y a des gens qui peuvent jouer pendant des heures, comme Yuja Wang..c’est des forces de la nature !
ELS : Oui, j’aime bien, ce n’est pas du niveau de son mari, je pense faire un enregistrement autour de pièces inspirées par Schumann, soit de Brahms, soit de Clara, même de Kurtag. Clara a fait de très belles variations sur un thème de Schumann, c’est sa plus belle pièce.
ELS :Ce sont de petites miniatures, ce sont des improvisations qu’elle a écrites.
ELS : Fauré, c’est un peu comme Beethoven, il y a trois styles ; il le Fauré jeune, très généreux, très romantique, un peu salonnard, un peu sucré, il y a le Fauré de 40 ans, qui est très construit et il y a le Fauré de la fin, quand il était sourd, comme Beethoven, il part dans des directions, comme la Fantaisie que je viens de jouer. C’est une musique qui demande de l’écouter beaucoup.
ELS : J’ai tout enregistré de Fauré et même moi, la première répétition avec le quatuor quand on a joué, on s’est dit : « C’est bizarre »..
ELS : Non, ce n’est pas touffu, si vous l’écoutez plein de fois, le disque que j’en ai fait est un bel enregistrement
ELS : Non, vraiment, des fois, c’est plus ou moins bien, mais celui-là, on a passé beaucoup de temps, on a pris les tempos de Fauré, ils me connaissent très bien, on a beaucoup joué ensemble, même pour l’auditeur, il faut l’écouter au minimum vingt fois, et après, ça va vous plaîre.
ELS : Il faut l’écouter beaucoup, ce n’est pas une musique qui se donne tout de suite. La deuxième sonate pour violon, c’est pareil. Mais son évolution en 50 ans est incroyable : quand vous regardez les nocturnes : le premier, qui est très Chopin, et le dernier qui est complètement atonal et écrit juste après la sonate de Berg, il y a des chromatismes..
ELS : C’est comme Beethoven, c’est l’évolution, il était dans son monde, peut-être la surdité y était pour quelque chose,
ELS : Oui, je conseille aux gens de l’écouter beaucoup de fois ! ça vient et ça se mérite, et on ne regrette pas. La Fantaisie, quand j’ai commencé, je n’y comprenais rien, j’ai commencé à déchiffrer il y a six mois, il n’y a rien de naturel harmoniquement..
ELS : Probablement, je ne sais pas encore. J’ai fait les Nocturnes, dans quelques années, je ferai les Barcarolles, ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas décidé encore,
ELS : Quand j’aime bien, j’aime mieux connaitre tout ! Quand j’aime bien un écrivain, je veux tout lire.
ELS : Il y a deux versions, Fauré l’avait autorisé dans la version avec clarinette. Dans l’intégrale, il y a les deux.
ELS : Oui, on joue ses premières pièces, rarement les autres, on joue beaucoup plus Debussy. C’est une musique qui se mérite.
ELS : C’est un peu comme Florestan et Eusebius, j’aime bien sa musique, sur l’intégrale pour piano, il y a une heure de très bonne musique et une heure de musique un peu moins bonne. J’ai tout fait, j’avais 30 ans et j’avais envie de tout jouer.
ELS : Les Nazelles, les Improvisations, il y a de très belles pièces. Il y a des choses un peu sucrées et des choses très difficiles, cela vaut le coup. Je joue avec Les Vents Français au Japon depuis vingt ans et chaque fois, ils veulent le Sextuor de Poulenc, et même les sonates pour violon et violoncelle sont magnifiques.
ELS : C’est quoi, les « do’s » et « dont’s » ?
ELS : Oui, il n’a pas tort ! Je n’ai jamais été à la mode, mais je joue un peu tout le temps, ça me correspond très bien.
ELS : Là, je m’en fous ! Quand je joue, j’aime bien, qu’il y ait du monde, pas de monde, que des gens qui ne connaissent pas la musique, des agents, je m’en fous !
ELS : On aborde un compositeur aussi avec les notes, lire un livre, c’est intéressant, mais ce n’est pas indispensable. J’aime bien la vie d’un compositeur, mais c’est important de lire entre les notes.
ELS : Non, même si j’aime bien.
ELS : Oui, il a raison, c’est vrai que cinq ou dix ans plus tard, cela va mieux, mais il faut les travailler régulièrement. Même les choses difficiles ou les choses qu’on a envie de jouer ou celles qu’on ne comprend pas bien, il faut les jouer de temps en temps et à un certain moment, ça va mieux !
ELS : Oui, je travaille beaucoup pour plus tard, des choses que je jouerai dans cinq ans.
ELS : Oui, Sokolov est tellement adonné dans son travail, il change son programme tous les six mois, c’est un maître !
ELS : Absolument !
ELS : Maintenant c’est tellement facile d’écouter plusieurs interprétations, oui, il ne faut pas écouter une seule version.
ELS : Oui, ça peut être compliqué s’il n’y a pas d’enregistrement.
ELS : Non, d’abord je travaille, après j’écoute quelques cd, mais pas beaucoup, j’ai écouté quelques versions.
ELS : Peut-être qu’il préfère autre chose, j’aime bien écouter, j’aime bien faire des disques, écouter des enregistrements, je comprends qu’il y ait des gens qui n’aiment pas, ils n’ont pas envie de venir en arrière. J’aime bien enregistrer, cela ne me dérange pas.
ELS : Pas toujours, en bien et en pas bien. Des fois, c’est bon et je n’ai pas aimé, parfois c’est bon et c’est moi !
ELS : Oui, ce n’est pas facile.
ELS : ça dépend, on n’enregistre pas toujours dans de belles acoustiques.
ELS : Je n’ai même pas regardé la salle, j’ai juste écouté le son que je faisais et les musiciens, je n’ai même pas vu la décoration.
Interview avec France Clidat
Paris, le 27 février 2010
L’internet a beau être impersonnel, il ne pourra jamais remplacer un contact avec une « vraie » personne, mais parfois, il facilite beaucoup les choses. Grâce à l’internet, j’ai pu visiter le site web de France Clidat, grande lisztienne, qui s’est fait une réputation pour avoir enrégistré l’ensemble des oeuvres pour piano de Liszt. Je l’avais déja cotoyée une fois à Utrecht, en 1989, quand elle a fait partie du jury du Concours Liszt. Dans le temps, je ne faisais pas encore d’interviews (Et c’est bien dommage, car à que d’autres grands pianistes j’aurais pu parler si j’avais commencé avant 2002 !) , mais je me souviens de l’avoir abordée pour demander sa signature. Je me rappelle également sa réponse à l’unique question que j’ai osée lui poser, si un pianiste qui avait tout Liszt dans les doigts pouvait tout jouer techniquement (« C’est une bonne école ! »).
C’est donc grâce à l’internet et au site ci-dessus mentionné que j’ai pu envoyer un simple courriel à France Clidat pour lui demander un entretien. Grande a été ma surprise et surtout ma joie quand j’ai reçu une réponse pas très longtemps après, dans laquelle elle m’a écrit qu’elle voulait bien m’accorder l’interview. C’était même possible de le faire pendant le weekend que j’étais à Paris, entre autres pour un concert de la Philharmonie de Berlin et pour revoir mon ami Stany Kol, qui m’a accompagné chez France Clidat. La pianiste nous a invités dans son appartement parisien, monumental et impressionnant.
France Clidat (FC) : Oui, à 100 % et encore plus maintenant ! Je me souviens de ce qu’a dit Debussy : « Il faut oublier que le piano a des marteaux ». Il y a deux grandes écoles, celle de Chopin et celle de Liszt. Ils étaient les deux rois et nous sommes tous forcément leurs disciples. L’école française descend de celle de Chopin. Lazare-Lévy,mon maître, était élève de Louis Diemer, lui même élève d’un des derniers élèves de Chopin. Il servait de mentor à Emil Guilels qui lui écrivait : « Cher maître, voici le matin que je viens de me réveiller et je me demande si Lazare-Lévy me conseillerait des tierces ou des sixtes en ce début de journée ». J’ai gardé de mon maître certaines « leçons » : le jeu perlé n’est pas un jeu frappé, puis la recherche de la couleur. Il y a aussi le besoin de montrer, d’évoquer plutôt que de jouer très vite. C’est Liszt qui a dit que la virtuosité n’est pas une esclave passive. Je suis parfois stupéfaite par la non-recherche de la sonorité ou de la beauté du son chez les jeunes pianistes. En général, je constate une sécheresse telles des gymnastes de clavier et un besoin d’aller plus vite que celui d’à côté. C’est Marguerite Long qui a dit qu’il y aura toujours quelqu’un qui jouera plus vite et plus fort que vous !
FC : C’est au conservatoire de Genève devant Marie Panthès, qui était l’un des maîtres de l’époque. C’était un récital très « facile » avec une sonate de Mozart, le Carnaval de Schumann et Gaspard de la Nuit de Ravel. J’avais 17 ans..
FC : C’était normal à l’époque.. mais je n’ai jamais ignoré la difficulté ! J’aimais la musique et ça faisait partie de mes humanités.
FC : Ma famille est d’origine italienne, on aime le bel canto.
FC : C’est Bernard Gavoty qui a écrit cela dans Le Figaro en titre d’une critique de mes récitals. Cela m’amuse beaucoup, mais c’est lourd à porter !
FC : D’ailleurs il ne s’est jamais marié, mais j’aurais voulu le connaître bien sûr, car il a été un être tout à fait fantastique..
FC : Je suis entrée dans cet appartement (là où elle habite toujours, WB) à l’âge de 8 ans et au quatrième étage habitait une pianiste qui avait travaillé avec l’un des derniers élèves de Liszt, Emil Sauer. J’entendais donc du Liszt tout le temps. C’était une belle pianiste brillante qui jouait en plus des oeuvres que les autres ne jouaient pas. Après le Concours Liszt à Budapest en 1956, j’avais enrégistré 2 récitals Liszt pour Decca. En 1968, ils m’ont demandé si cela me intéressait de jouer tout Liszt, c’est à dire l’original « dernière mouture », soit 186 oeuvres. Cela comprenait les oeuvres originales sans les transcriptions ni oeuvres avec orchestre. C’était un énorme travail qui m’a occupée pendant six ans. Tout cela va par ailleurs sortir en quinze CD pour le bicentenaire de Liszt en 2011 !
FC : C’est merveilleux pour moi, cela concrétise une vie.
FC : Si, j’ai enrégistré quelques transcriptions et les Concertos chez Forlane !
FC : Il n’y a que Leslie Howard.
FC : Tout en étant un style tout-à-fait unique, Liszt a reçu l’influence de Beethoven et admirait le style de Chopin (voir le livre qu’il lui a consacré). Il porte en lui tellement d’ecrivains et de poètes ! Il y une telle différence entre par exemple le Lac de Wallenstadt et les Lugubres gondoles.. Dans ces dernières oeuvres, le style est devenu visionnaire tout en se référant à certaines exactitudes rythmiques, comme dans les deux Lugubres Gondoles où on entend l’avancée de la gondole... Ce qui est étonnant dans sa musique, c’est une sonorité pleine extraordinaire, il n’y a jamais de petits sons, mais la domination d’une technique affolante. Il organise sa musiqe. Je dis souvent à mes élèves : « Méfiez-vous, tout est très clair, tout est écrit, il sait ce qu’il veut ! ». Si vous prenez par exemple le manuscrit de la Sonate en si mineur, c’est très pensé, mais cela n’empêche pas une inspiration folle. C’est quelqu’un qui a beaucoup corrigé et qui est souvent revenu sur ses partitions. C’était un être qui doutait malgré sa prestance et ses réussites.
FC : Tout ! (rires). J’aime autant les Rhapsodies Hongroises, où il met à plat l’âme tzigane que les oeuvres tardives !
FC : Qu’ils ont tort et que c’est dommage pour eux mais peut être l’avaient-ils entendu par un mauvais interprète ! On dit souvent que la musique de Chopin est « abordable par tous » et que celle de Liszt est « trop difficile ». alors que certaines pages de Liszt sont plus faciles que celles de Chopin. Pourtant, je ne peux pas nier qu’il y ait un côté « fracasseur d’ivoire » chez le jeune Liszt. Il a de l’étiquette. Certaines oeuvres comme le Second Concerto, la Sonate ou la Bagatelle sans tonalité ont surpris, car elles représentaient la recherche d’un piano moderne qui venait de naître et un nouveau style. Cette recherche d’autres choses, tournée vers la composition était inattendue et a certainement dérangé ses admirateurs.
FC : Pourquoi pas, mais ce n’est pas à l’interprète d’en faire la remarque !
FC : On pourrait dire la même chose pour les écrivains ou les poètes ! Parmi les tragédies de Racine ou de Corneille, il y a des pièces moins réussies que d’autres. Je ne suis pas assez savante pour m’autoriser un jugement. Liszt était un monstre de production, parmi tant de chefs d’oeuvre, on peut se permettre des faiblesses !
FC : Il Contrabandista entre autres, une oeuvre brillante, dont le thème a été composé par Manuel Garcia, le père de Maria Malibran. Ce n’est plus une oeuvre pour piano, mais une fresque.
FC : La Sonate, Bernard Gavéty l’a appelée « La reine des sonates », en fait, il y a une grandeur qui vient peu à peu. Cela reste une oeuvre corrigée et pensée. Cortot a rapproché la Sonate à l’histoire de Faust et de Marguérite, mais je ne vois pas cela, car Liszt a bien intitulé l’oeuvre « Sonate », sinon il aurait écrit un autre titre !
FC : Il y a une sonorité orchestrale, une espèce de grandeur avec des passages excessivement précis puis une liberté d’écriture.
FC : Horowitz, chez lui, il y a une folie très dirigée. C’est un piano sanguin, rond, plein. Il y a dans la sonate trois séries d’octaves qui ne doivent pas sonner de la même manière. Chez Horowitz, on entend bien un développement intellectuel.
FC : Effectivement, c’est son disque de 1931 que j’aime.
FC: Tout à fait. Bolet est un grand interprètre justement pour cela... sa culture.
FC : Brendel m’a beaucoup servie, il a été le seul avant moi à avoir enrégistré les oeuvres tardives. En 1965/66, on ne possédait pas d’enrégistrement des oeuvres dernière manière, c’est bien grâce à lui que j’ai pu les entendre. C’est un pianiste magnifique qui a jalonné la musique...
FC : Je l’ai bien connu. Cétait un piano coloré et plein et il avait bien entendu une technique dont on n’a plus besoin de parler ! C’était une technique pour le piano, virtuose et sanguin. Je l’ai connu lors de mon concours Liszt. Il ne serait pas venu à Paris s’il n’y avait pas eu la révolution de 1956. Maintenant, il y a trop de pianistes qui jouent bien, mais est-ce qu’il y a l’équivalent d’une star ? Je ne pense pas qu’il y ait maintenant quelqu’un comme Brendel, Bolet, Horowitz ou Kempff. Argerich joue toujours. Pareil pour les chefs, autrefois tout le monde connaissait Karajan ou Solti. Aujourd’hui, il y a beaucoup, beaucoup de chefs, mais on ne connaît plus leurs noms.
FC : Je n’explique pas, je subis. Nous vivons un siècle d’intellectuels et de politiciens. On n’a plus de politiciens qui s’intéressent à la musique. Je donnais des concerts pour les jeunes à mes débuts et c’était important, car c’était le public de demain. Ils apprenaient à aimer et à applaudir. On est devenu très gourmand. A l’époque romantique, on jouait des concertos à deux pianos s’il n’y avait pas d’orchestre. Si on n’a pas d’orchestre maintenant, on ne le fait pas. On est en train de tout perdre. J’ai connu les derniers salons musicaux de Paris, où j’ai connu Henri Sauguet, dont j’ai crée le concerto. Maintenant, il n’existe plus de salons. Il y a aussi des magasins comme les Studio Hamm dans la Rue de Rennes ou le magasin Hanlet Steinway près de la Salle Pleyel qui n’existent plus..
FC : Je ne vois pas bien ce que Brendel a voulu dire par là, mais je crois en effet qu’il faut être lisztomaniaque pour le jouer. Quand je ne l’ai pas joué pendant un certain temps, il faut que je rejoue sa musique pour retrouver mes forces.
FC : Je l’admire beaucoup, c’est une somme et son oeuvre discographique est « documentaire ». Pour ma part, j’ai pris la dernière version révisee par Liszt. C’est un processus précis dans sa vie, il a beaucoup remis sur le métier.
FC : Tout m’effraye ! Montaigne a dit « Le doute est un mol oreiller pour une tête bien faite ». On n’est jamais sûr de rien, l’être humain n’est pas infaillible, vous tentez de vous « monter » sur les épaules !
FC : Ravel et Bartok. La Bagatelle sans tonalité est déjà du Bartok. Les quinze dernières années, Liszt a décidé de changer de vision sonore, qui est devenue abstraite en quelque sorte. Il a enlevé le superflu et il est devenu très mystique et sa démesure devient intense. C’est presque une recherche picturale chez les kubistes. L’avenir est difficile à faire sans une parfaite connaissance du passé...
FC : Non, dès qu’on est néo, c’est ennuyeux !
FC : Oui, ses Etudes sont magnifiques, plutôt intérieures qu’extérieures, c’est une recherche de la sonorité. J’aime beaucoup Ligeti et aussi Takemitsu, dont les recherches sonores sont très jolies. Le son ne doit jamais être quelque chose de froid et de sec. La note pour la note et rien autour, c’est très triste !
FC : Je serais morte de peur, mais au fond, je ne sais pas.... C’était quelqu’un de tellement généreux !
FC : Cela dépend du moment. La Sonate reste un monument, mais en fin de compte tout est difficile. La Lecture du Dante est physiquement difficile, mais Liszt permet toujours aux pianistes de reprendre leur souffle. Avec Chopin, c’est différent. S’il écrit des passages difficiles, ils durent longtemps ! Pour revenir à votre question, tout chez Liszt est difficile, même une Valse Oubliée... Plus on va en âge, plus on trouve les pièces complexes tout en recherchant la simplicité...
FC : Il est très important ! La première édition était admirablement lancée, c’était fantastique. La deuxième avait un peu moins de panache, mais c’était quand même un beau concours. Il y a eu un Italien qui a fait une belle carrière depuis 1989, Enrico Pace.
FC : Je suis de votre avis.
FC : Il y a quand même plus de gens qui jouent Chopin que Liszt, c’est un peu spécial. C’est difficile de faire ce qu’il faut pour que vous soyez catapulté !
FC : Tout a tant changé, c’est difficile de trouver une réponse précise. Autrefois, j’avais un contrat d’exclusivité chez Decca, maintenant cela n’existe plus. Il y a trop de pianistes et je dis cela sans amertume. Pareil pour les violonistes ou les chefs, alors que le monde musical se restreint. Que faire ?
FC : Spécialiste de Liszt, prenons cela comme une référence!
FC : Pourquoi être vexée ? C’est plutôt un hommage !
FC : Ce n’est pas à moi de le dire, mais j’ai fait l’intégrale Satie, plus tard que Ciccolini. C’est aux antipodes de Liszt !
FC : Quand j’étais jeune, je faisais beaucoup d’exercices. L’importance du doigté est grande dans la mémorisation, ensuite celle du légato, il faut faire chanter un piano. Heifetz et Callas sont mes modèles. Nous pianistes, on est assis devant un instrument qui n’est pas nous, alors qu’eux avaient leur instrument contre le menton. Un pianiste est toujours devant un meuble.
FC : J’ai tout fait : des Yamaha, Bösendorfer, Fazioli, Steinway, quelquefois au choix, quelquefois en fonction de ce qu’il y avait dans la salle.
FC : Qu’est-ce que vous faites ?
FC : IL y a quelque chose de bien plus joli que Hanon, ce sont les albums de Moskovski, Per Aspera. C’est très joli ! Il y en a un qui est uniquement pour la main gauche.
FC : Sinon, que jouez-vous ?
FC : Il existe beaucoup de différences entre la musique romantique et classique. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, l’interprète est beaucoup plus libre avec la musique classique !
FC : Il vaut mieux ! Monter sur scène, c’est toujours une aventure terrible. Vous êtes sur un bateau en pleine mer, vous êtes malade comme un chien et pourtant vous voulez revenir ! Il y a toujours la remise en question de soi, la perfection s’éloigne au fur et à mesure, c’est sans fin..
FC : Je ne sais pas, cela dépend des individus. Je ne pense d’ailleurs pas que cela soit arrivé à Rubinstein !
FC : Je ne me suis jamais posé la question. Rubinstein a dit qu’il n’allait pas souvent au concert d’autres pianistes, car « quand c’est bon, cela m’énerve et quand c’est mauvais, cela m’énerve aussi ! ».
FC : Tout, c’est ma vie ! Je jouerai du piano tant que Dieu me permettra de jouer. C’est Paganini qui a dit que « La scène n’est ni une école ni un hôpital ! ». Il y a un grand, Richter, que je prends comme exemple. Bien sûr, il était véritablement un pianiste d’estrade avec une folle technique et une sonorité merveilleuse, c’était un bel ours russe ! Un jour, il a voulu jouer des sonates de Haydn. Trop âgé, il a décidé de les interpréter partition sur scène ! Quel artiste, quelle leçon ! Tant que la vie vous est accordée, que vous pouvez encore « donner » des choses, c’est dommage de ne pas le faire !
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