Utrecht, le 29 novembre 2015
Bertrand Chamayou n’est pas seulement un excellent pianiste, mais une personne fort sympathique. Rares sont les fois que j’ai rencontré un artiste qui s’est donné tant de peine pour que l’entrevue puisse avoir lieu. Nous avions pris rendez-vous, mais le pianiste a dû s’excuser pour un aller-retour Paris pour une question de visa (entre quelques concerts en Hollande!), il a proposé de commencer l’interview après la répétition avec l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam et de la finir par email, mais finalement nous avons eu assez de temps pour la faire après la répétition (qui n’a duré que quelques minutes pour mettre certaines choses au point) dans sa loge.
Willem Boone (WB): Il y a un mois, je vous ai entendu dans un superbe récital Ravel (à Arnhem, aux Pays Bas), ce qui est assez rare. D’où vous est venue l’idée de le faire ?
Bertrand Chamayou (BC) : C’est assez rare en effet. J’aime les monographies, les pianistes aiment varier leurs programmes, le public aussi. Beaucoup de pianistes sont soucieux de composer un programme et n’osent pas la monographie. C’est une bonne manière d’approfondir la relation que vous avez avec certains compositeurs. L’intégrale Ravel sortira en CD en janvier prochain. Je garde l’intégrale pour quelques grands événements, tel qu’un concert au Théâtre des Champs Elysées à Paris. En concert, cela nécessite deux entr’actes, mais j’aime bien un voyage ravélien, comme je l’ai fait aussi avec Schubert, Liszt et Messiaen. C’est intéressant de parcourir la vie d’un auteur !
WB : En ce qui concerne l’intégrale qui va sortir en CD, c’était vous-même qui avez décidé ou votre maison de disques ?
BC : C’est moi qui ai proposé. J’ai un rapport particulier à la musique de Ravel, le premier compositeur que j’aie aimé était Beethoven, mais grâce à un camarade, qui avait trois ou quatre ans de plus que moi, j’ai connu la musique de Ravel à un âge très jeune. Il avait des partitions du 20ème siècle à la maison, dont les Jeux d’eau. J’avais fait un an de piano et je me souviens que c’était noir de notes, le graphisme d’abord était fascinant et la musique m’a tout de suite attiré, la dimension « impressionniste » et la matière liquide, c’était l’un de mes premiers amours. L’intégrale Ravel n’est pas vaine, c’est une trajectoire qui dessine un portrait.
WB : Saviez-vous déjà jouer cette partition après un an de piano?
BC : Non, j’ai essayé, mais au bout d’un an, j’y suis arrivé tant bien que mal ! Et puis il y a eu la musique de Stravinsky, Debussy, Bartok, Messiaen..très tôt, j’ai voulu tout connaître. Je me souviens que j’ai entendu Vlado Perlemuter jouant l’intégrale en concert.
WB : Quel âge avait-il à ce moment-là?
BC : Près de 90 ans, je crois. Il a joué cela très tard, je me rappelle qu’une dame a dû l’accompagner au piano! J’ai d’ailleurs étudié avec l’un de ses élèves, Jean François Heisser.
WB : Quelles sont les qualités qu’un bon interprète de Ravel doit posséder?
BC : C’est compliqué.. Son écriture a quelque chose de très objectif. Le texte laisse assez peu de marge de manœuvre à l’interprète, contrairement à la musique de Debussy. Ses Préludes et Etudes sont d'une matière plus souple. Le danger chez Ravel est de tomber dans la sécheresse. C’est difficile de trouver la balance.
WB : Oui, en effet, sa musique a, comme vous dites, quelque chose de « understated » comme disent les Anglais, il y a quelque chose qui n'est pas très explicite, mais je ne sais pas bien le dire en français..
BC : Il y a quelque chose de sous-jacent dit-on en français..
WB : Voilà! Ce que j’ai aimé dans votre interprétation aussi, c’est que vous n’avez joué « que » la musique sans trop de gestes superflus à la Lang Lang…
BC : C’est autre chose! Le corps doit s’exprimer de manière authentique, mais je ne sais pas ce qu'il y a dans la tête de Lang Lang! Ce côté démonstratif est sans doute sincère chez lui .
WB : Le fait d’être français ajoute-t-il quelque chose à votre interprétation?
BC : Bonne question! Pendant un moment, j’ai voulu croire que non. Pourtant il y a quelque chose qui me semble relié à la langue maternelle : la musique française a ceci de particulier que le rythme est moins scandé que dans d’autres musiques, par exemple la musique allemande. Prenons la musique de Fauré par exemple, qui n’est pas toujours bien comprise hors de France. Le jeune Fauré rappelle un peu Schumann, mais sa musique est parfois jouée avec une dimension post-romantique à la Brahms. Le rythme est ici exprimé de manière très linéaire. Comme je le disais, la musique de Ravel laisse assez peu de marge de manœuvre pour être trop libre dans l'interprétation. Je suis originaire de Toulouse, assez près de la frontière espagnole, je connais l’environnement où il a habité. L’enjeu est de comprendre quel personnage se cache derrière l’auteur.
WB : Les indications de Ravel sur la partition sont très précises, est-ce que c’est un avantage pour l’interprète ou est-ce que cela vous limite dans votre liberté?
BC : Très précises effectivement, Ravel était quelqu’un de maniaque!
WB : N’est-ce pas contraignant?
BC : Si, il était adepte de la contrainte, son Boléro est l’exemple de la gageure la plus célèbre! Un autre exemple est le carillon statique qui traverse Le Gibet de Gaspard de la Nuit.
WB : Est-ce que Gaspard de la nuit est son œuvre la plus difficile?
BC : D’un point de vue technique, oui, mais pour moi Le Tombeau de Couperin est une œuvre encore plus difficile. La Toccata est plus difficile que Scarbo, c’est la pièce la plus ardue. Les trois premières pièces sont très difficiles, la Forlane peut être redondante et la Fugue est très complexe de par sa polyphonie.
WB : Dans Le Gibet, il y a un passage où Ravel exige que l’on joue « sans expression ». A quel point est-il difficile de jouer sans expression?
BC : C’est ce que j’ai fait, c’est le fameux « son blanc », pour faire un contraste très fort. On joue presque superficiel et on enlève la pédale pour créer une impression de vide ou de solitude. Cela évoque un paysage de neige désert avec un ciel gris. Ravel met d’ailleurs quelques mesures après l’indication « expressif », mais c’est très fort si l'on joue avant sans couleur!
WB : L’autre jour, j’ai assisté à un récital de votre collègue Jean Yves Thibaudet qui jouait les Miroirs et qui faisait quelque chose que je n’ai jamais entendu avant : il a fini par Alborada del gracioso et avant il a joué La Vallée des Cloches. Qu’en pensez-vous, est-ce de l’effet pour de l’effet?
BC : Il l’a probablement fait pour finir plus brillamment… Je dois dire que j’ai beaucoup d’admiration pour Jean Yves Thibaudet, c’est un très grand pianiste. Il faut dire que Richter faisait la même chose, il jouait « La Vallée des cloches » comme bis. Quant à moi, je pense qu’il faut respecter l’ordre, même si cela ne fait pas lever la salle. Il y a des pièces qui ne sont pas faites pour déclencher des bravos..
WB : Inclurez-vous La Parade et La Valse dans votre intégrale?
BC : J’ai exclu La Valse, d’après moi c’est un travail de transcription inachevé. La vraie transcription est celle pour deux pianos. Dans la version pour piano seul, il manque plein d’éléments, tous les pianistes font leurs propre arrangements. Il faut deux pianistes pour faire sonner la Valse, sinon ça devient vite surchargé. En ce qui concerne La Parade, j’en ai parlé avec Alexandre Tharaud qui l’a inclue dans son intégrale, mais je pense que c’est un projet alimentaire et une œuvre très faible. Il y a également des fugues de jeunesse très peu intéressantes. Une intégrale n'implique pas nécessairement de tout jouer sans réfléchir.
WB : Parlons un peu de Liszt, qui doit être l’un de vos compositeurs préférés?
BC : Oui, il est important pour moi et est un lien direct vers Ravel, mais on a beaucoup plus de liberté en l'interprétant ! L’écriture de Ravel est parfois voisine de Liszt, surtout dans Gaspard de la nuit. J’ai joué plus de Liszt que de Ravel, j’aime surtout la manière scintillante et orchestrale avec laquelle Liszt fait sonner le piano.
WB : Est-ce que les Etudes d’exécution transcendante ont été votre premier disque?
BC : Oui, c’était une seule prise en concert, c’était très difficile…
WB : C’est un sacré début sur disque!
BC : Oui, c’est un défi physique de jouer les douze d’affilée!
WB : Vous souvenez-vous du reste du programme?
BC : Oui, j’ai joué 45 minutes en première partie, je jouais les six Chants polonais de Chopin, transcrits par Liszt, deux lieder de Schumann et la Marche de Parsifal et la Mort d’Isolde de Wagner , tous transcrits par Liszt. Et puis les études en deuxième partie..
WB : Vous n’étiez pas « mort » après?
BC : Je n’étais pas en bonne forme..mais j’avais 25 ans dans le temps!
WB : Vous pourriez le refaire?
BC : Oui, je pense.
WB : Est-ce que toutes les études d’affilée ne sont pas un rien indigestes?
BC : Cela dépend de comment on les joue! Les dernières études sont très émouvantes, je vois le cycle comme un grand acte d’opéra wagnérien ou une épopée, pas comme une succession de numéros de virtuosité. Il y a des références à la littérature, par exemple Byron ou Lamartine. Et quelle invention sonore! Son volcanisme pianistique est destiné à inventer de nouvelles couleurs. On associe la virtuosité a quelque chose de superficiel et c’est dommage. Liszt n’était pas quelqu’un de superficiel, il était très visionnaire. Wagner a énormément plagié la musique de Liszt!
WB : Votre disque des Années de Pèlerinage a été très loué, comment vous êtes-vous préparé? Avez vous lu Pétrarque et Dante? Le faut-il?
BC : Je les avais lus dans le passé, mais jamais en même temps que l’enregistrement. Il faut laisser du temps et laisser la mémoire faire son travail. J’ai mon propre imaginaire, je n’aime pas faire une application théorique, il faut laisser infuser les choses..
WB : Je trouve difficile de trouver un thème sous-jacent pour la 3ème année, y en a-t-il un?
BC : Les deux premières années sont pensées ensemble, elles racontent la fuite de Liszt en compagnie de Marie d’Agoult. La première année, la Suisse, consiste en des descriptions naturelles, l’Italie, la deuxième année, est un voyage dans la littérature, la poésie et la peinture, ce n’est pas du pittoresque comme dans la première année. Liszt n’avait pas projeté d’écrire la troisième année. Il s’était séparé de Marie d’Agoult et il a finalement écrit la troisième partie comme une réminiscence, un voyage spirituel pour rendre hommage à Marie d’Agoult après sa mort. La fin est une véritable quête mystique. Le recueil consiste en trois voyages qui deviennent de plus en plus intérieurs et qui couvrent une période de 25 ans. La langue est très différente et c’est fascinant de voir cette évolution.
WB : Pourtant, la troisième année n’est pas toujours facile à écouter…
BC : Pour moi, c’est la meilleure! C’est la raison pour laquelle j’ai voulu jouer ce cycle! Le mysticisme exalté, la montée au ciel sont des expériences fascinantes, sa musique est devenue plus aride et épurée dans cette dernière année
WB : Pourrait-on jouer la dernière année seule à votre avis?
BC : Il vaut mieux le faire avec le reste.
WB : Quelle est votre relation avec le Premier concerto pour piano de Liszt que vous allez jouer tout à l’heure?
BC : Comme avec les Etudes, j’aime son aspect symphonique et narratif!
WB : Ne le trouvez-vous pas frustrant étant donné sa courte durée?
BC : Il est très dense, mais je n’ai jamais éprouvé de frustration. C’est un peu comme un éclair. Il dure 20 minutes, et il en parait moins!
WB : Votre idée de faire un disque Franck où Prélude, Choral et Fugue, Prélude, Aria et Final et les Djinns et Variations Symphoniques sont mêlés est originale, est-ce que cela avait été fait avant?
BC : Je ne crois pas, j’aurais voulu trouver un disque comme ça réunissant ces quatre chefs d’œuvre. J’aime surtout le Prélude, Aria et Final, l’Aria est d’une telle somptuosité!
WB :On dit parfois que Prélude, Choral et Fugue et Prélude, Aria et Final sont très peu pianistiques et qu’ils sont plutôt les œuvres d’un organiste, êtes-vous d’accord?
BC : Oui, surtout le Choral de Prélude, Choral et Fugue et le Prélude de Prélude, Aria et Final. Il y a beaucoup d’arpèges et des registres dans l’aigu qui rappellent les flûtes de l’orgue. Franck était à l'origine un grand pianiste virtuose comme Liszt, surtout à ses débuts.
WB : Est-ce que vous considérez Les Djinns comme un poème symphonique avec piano obligato?
BC : Totalement, oui. Le piano donne une couleur de « diamant ». Dans le 1er Concerto de Liszt, nous avons aussi affaire à une sorte de poème symphonique, j’adore l’élément narratif d’un poème symphonique, mais chez Liszt le piano a une dimension plus héroïque.
WB : J’ai quelques questions concernant votre méthode de travail, dans une interview vous avez dit » J’assimile assez rapidement », combien de temps vous a-t-il fallu pour apprendre Gaspard de la nuit?
BC : Je ne m’en souviens plus, je l’ai appris très jeune et je l’ai retravaillé après. Il faut surtout beaucoup de temps d’incubation après avoir appris les notes, il faut laisser la musique dormir..
WB : Dans la même entrevue, vous avez dit : « Le conservatoire était une période difficile à franchir, notamment sur le plan psychologique », dans quel sens?
BC : C’est une vieille interview, j’ai beaucoup changé après! Mais à ce moment-là, j’habitais à 1000 kilomètres de ma famille et je n’étais pas sûr de réussir dans le métier..
WB : Vous avez dit à propos de vos cours suivis auprès de Murray Perahia qu’ils étaient d’une « densité telle que je mettais plusieurs semaines à m’en remettre »
BC : C’est toujours la même interview... Perahia est adepte de Schenker, cela m’a beaucoup influencé. Mes souvenirs de lui sont impérissables, notamment dans le Carnaval de Schumann qu’il n’a jamais joué en concert, j’étais son seul auditeur. Il l’a aussi joué devant Horowitz je crois..
WB : Pourquoi l’a-t-il fait, est-ce qu’il voulait savoir votre avis?
BC : Non, c’était moi qui le jouais et il me jouait des extraits pour me faire travailler. Inoubliable!
WB : J’ai lu que vous faites du ski nautique, donc vous n’avez pas peur de vous abîmer les mains?
BC : Je ne le fais plus, mais je n’ai pas trop peur pour mes mains. Il faut être un peu fataliste, on ne peut pas vivre dans la psychose (Nous parlons des attentats récents à Paris et de ce que devient le monde dans lequel nous vivons, WB).
WB : Je cite un autre passage vous concernant : »Je suis un boulimique et cette soif de découverte me rend heureux ». L’êtes-vous toujours?
BC : J’ai réduit ma boulimie maintenant, je constate qu’approfondir me rend heureux, j’aime me concentrer sur certains auteurs. Autrefois, je voulais tout absorber, mais on ne peut pas tout absorber, donc je me contente d’apprendre certaines choses que j’aime particulièrement.