Amsterdam, le 25 octobre 2003
Aldo Ciccolini (AC): Il n’y a pas de miracle, je travaille énormément, parfois même la nuit. Je vis retiré chez moi et je vois peu de monde. En fait, tous mes efforts sont dédiés au piano. Parfois, j’oublie même de prendre mes repas…
Utrecht, le 31 août 2005
Alexandre Tharaud est un pianiste qui se confie sans gène. Il dit à haute voix qu’il trouve les discussions entre pianistes sur doigtés et technique « insupportables », puis qu’il n’a pas eu envie d’aller jouer pour un grand confrère parce que l’idée ne lui plait pas. Il se fait des soucis quand il parle de sa collègue Zu Xiao Mei (avec laquelle il joue du quatre mains) qui ne va pas fort pour l’instant et qui risque de quitter le métier dans quelques années... Il n’a pas peur d’avouer qu’il est bon déchiffreur mais qu’il a le trac de jouer sans partition et que par la suite, il ne le fera plus.
Paris, le 5 novembre 2019
Willem Boone (WB): J’ai lu plusieurs interviews avec vous et j’ai vu aussi des interviews sur YouTube et à vous entendre vous me semblez une artiste très optimiste qui aime le métier et qui a envie de partager son envie de faire de la musique et avec vous on dirait qu’il n’y a pas les bas-côtés du métier. Est-ce que ce portrait que j’ai brossé correspond à la vérité ?
Anne Quéffelec (AQ) : (rires) Les « bas-côtés », ça m’amuse, je dirais plutôt des côtés ingrats, on doit se battre contre soi-même, contre ses limites, mais ce qu’on retire est tellement précieux et un tel privilège par rapport à tant d’êtres humains sur ce planète, déjà seulement de savoir que la musique existe !Il y a des merveilles de beauté dans les chansons, de vraies émotions. Je me souviens des mots de Serge Gainsbourg, disant que la chanson est un art mineur. Il avait un très beau piano chez lui et il connaissait très bien la musique classique. Il savait qu’une chanson n’est pas l’équivalent de la sonate opus 111 de Beethoven. Ce n’est pas du même ordre artistique : il s’agit d’une autre sollicitation émotionnelle profonde, même si la chanson vous touche beaucoup. Proust a écrit un très beau texte à propos de « la mauvaise musique », ces chansons sentimentales qui peuvent émouvoir aux larmes ceux à qui elles rappellent des souvenirs. Je suis tout à fait d’accord avec lui disant qu’il ne faut pas les mépriser. Mais la beauté complexe de la musique des génies tels que Bach et Beethoven et autres, touche en nous un mystère plus profond, c’est une autre dimension, un autre questionnement.
Oui, en effet, j’ai une nature plutôt optimiste. J’aime la vie, j’aime mes semblables, j’ai un a priori favorable envers eux, la vie et les êtres me passionnent. J’ai eu aussi beaucoup de chance, je fais partie des privilégiés de cette planète pour bien des raisons : l’époque où je suis née, d’abord mon pays, cette merveilleuse France, l’éducation que j’ai reçue de parents hors normes, ma famille. Je n’ai pas le droit d’être pessimiste, mais à une certaine période, je me suis tout de même questionnée sur mon métier de musicienne. J’avais une admiration éperdue pour certains collègues, telle ma meilleure amie Cathérine Collard, dont j’enviais parfois la confiance qu’elle avait en elle, non sur le plan technique, mais artistique. Elle était habitée de convictions profondes et se lançait à corps perdu dans les œuvres qu’elle aimait avec passion, ne semblant pas s’interroger, comme moi.. La musique était sa langue maternelle, vocation innée. Moi aussi, j’aimais infiniment la musique, mais j’étais passionnée par beaucoup de domaines : la littérature m’attirait, il me semble que j’aurais pu écrire Pendant quelque temps, je me suis dit :« La musique n’a pas besoin de moi ! » me demandant si j’étais légitime dans le métier ! Jusqu’au jour où heureusement, j’ai retourné la proposition et réalisé que si la musique n’avait pas besoin de moi, ça n’avait aucune importance, j’avais besoin d’elle ! Je continue à me poser des questions et je m’en poserai toujours ! Mais aussi la musique, à bien des moments, vient vers moi… en particulier en concert, dans le partage de la relation « triangulaire », entre le compositeur, l’interprète et le public. L’œuvre passe par le prisme de celui qui la joue. Elle ne peut jamais être jouée deux fois de la même manière. Sa vérité est fluctuante, à la fois immatérielle et sensible. Son abstraction peut donner des frissons électriques, physiques, donc concrets, qui correspondent en notre cerveau profond, à quelques chose de nous qui préexiste et se révèle tout à coup. Tout ceci est indicible…j’essaye pourtant de mettre des mots sur ce mystère.
WB : Il y a un collègue russe à vous, Andrei Gavrilov, dont on n’entend plus beaucoup de nos jours, qui a dit une fois qu’il était prêt à mourir pour la musique, mais le fait d’avoir à travailler le piano chaque jour était devenu un sport qu’il finissait par détester et j’ai parlé à Paul Badura Skoda il y a cinq ans, et lui m’a dit le contraire : que c’est très beau de revenir à des œuvres qu’on connait bien …
AQ : Oui, je suis tout à fait d’accord, on se laisse surprendre par l’œuvre. Etant perpétuellement fluctuants dans le temps, puisque nous sommes du temps qui rencontre du temps à travers la musique. J’aime profondément découvrir des œuvres nouvelles, les entendre s’animer sous mes mains, prendre forme, inépuisables dans leur beauté et leur mystère, lequel est paradoxal dans son évidence même ! La musique, c’est du temps qui donne l’impression qu’on peut l’arrêter ! Temps suspendu alors qu’il est éphémère. J’aime travailler, je ne rêve pas de vacances, je déteste l’idée de la retraite et quand les contraintes diverse m’empêchent de travailler, ça me manque. Je suis différente sur ce point de Gavrilov. Il y a travail et travail.. On peut être assis devant le piano, remuer les doigts mécaniquement en pensant à autre chose et cela devient un entrainement sportif. Ce n’est pas grave de s’évader un peu : il est nécessaire de répéter, évidemment, notamment les sauts, les déplacements, il faut acquérir les réflexes physiques et établir dans le cerveau les bonnes connections, les justes synapses. Mais on fait cet exercice dans un but musical.
WB : Croyez-vous que la musique fasse du bien aux gens physiquement aussi bien que mentalement ?
AQ : Je pense que le physique et le mental sont liés indissolublement. Oui, je suis sûre que la musique fait du bien, de même qu’un sourire fait du bien à un malade. Il y a des émotions « thérapeutiques »La beauté fait du bien, être relié à la nature est bienfaisant. On ne sait pas bien à quel point le choses résonnent les unes dans les autres. Le cerveau est si mystérieux encore !
WB : Et pensez-vous que la musique puisse empêcher la démence, parce que j’ai entendu dire qu’il y a très peu de musiciens qui sont atteints par la malade d’Alzheimer ?
AQ : Ah oui, en effet, j’ai entendu dire ça. Les effets de la musique sur le psychisme sont puissants et inconnus. Je pense à une parole de Liszt qui refuse de tomber dans l’angélisme et dit de la musique qu’elle est un art à la fois divin et satanique. Il y a, d’un côté ces bienfaiteurs de l’humanité que sont les grands compositeurs, Bach, Beethoven, Mozart, Debussy, Ravel, etc, mais de l’autre, des genres de musique qui peuvent rendre fou par abus des décibels, d’assemblages de sons agressifs, de basses obsédantes, très dommageables pour l’équilibre pyscho-somatique. Concernant la maladie d’Alzheimer, les spécialistes des sources cognitives disent bien qu’apprendre la musique jeune, établit des connexions dans le cerveau qui bénéficient à d’autres domaines. Je l’ai constaté par moi-même ayant joué dans un service de gériatrie où était hospitalisée une majorité de patients atteints de cette terrible maladie. Les soignants m’ont dit, que pendant le concert, les visages se détendaient, certains souriaient, comme si tout à coup un lien pouvait s’etablir avec le monde extérieur. Cela ne m’étonne pas. Le premier sens qui s’éveille « in utero », c’est l’ouïe. C’est par l’oreille qu’on entre d’abord en contact avec le monde et que le cerveau du fœtus reçoit ses premières sensations. Il ne me semble pas étonnant que le dernier sens à faire naufrage en cas d’Alzheimer, soit l’ouie liée à la mémoire primitive.
WB : Et je pense que le piano est particulièrement bon, parce que les mains sont indépendantes l’une de l’autre..
AQ : Non seulement les mains, mais aussi la polyphonie avec le mélange de l’aigu et du grave. C’est un instrument particulier, un orchestre en miniature avec différents timbres et plans et des voix qui conversent entre elles. Le pianiste est plusieurs, il n’est pas que lui. Vous pouvez dire à un pianiste d’essayer d’imaginer dans certaines partitions un basson, un violoncelle, une flûte, alors que vous ne pouvez pas dire à un violon : « Tu dois essayer d’avoir un son de piano ! » Ce n’est pas possible (rires).
WB : Aux Pays Bas, il y a un neuropsychologue qui est très connu et une fois quand il a fait une lecture j’ai fait rire toute l’assistance parce qu’il a dit qu’il y a deux choses qui sont bonnes pour le cerveau, c’est l’apprentissage d’une langue et la pratique d’un instrument, et je me suis dit : « Cela tombe bien, car je suis professeur de langues, de deux langues même, et je joue du piano ! » Je lui ai demandé si j’avais un double avantage, tout le monde a ri, mais il a dit : « C’est vrai, vous avez raison ! » Donc si moi je suis atteint par la maladie d’Alzheimer, il y a un truc qui ne va pas !
WB : Dans une interview avec vous, j’ai lu qu’on ne peut jamais jouer une œuvre deux fois de la même manière et il n’y a pas longtemps, j’ai entendu une interview par Olivier Bellamy avec Martha Argerich qui a dit, justement à propos de Michelangeli avec qui elle a étudié, que lui était plutôt un sculpteur qui avait une idée de ce qu’il voulait et quand il jouait la même œuvre deux semaines plus tard, il jouait exactement de la même manière. Est-ce que là c’est l’exception ?
AQ : C’est une attitude propre à chacun, venant de Michelangeli, cela ne m’étonne pas trop, je l’ai entendu deux fois et on sentait que c’était quelqu’un qui voulait se distancer au maximum de certaines fins d’émotions et aussi en même temps de l’auditoire. Il recherchait peut-être une sorte d’absolu qui était figé pour moi. Avec ce masque impassible, marmoréen au piano, c’était comme s’il n’était pas concerné et peut-être c’était justement ce qu’il cherchait un peu : d’intervenir au minimum dans l’exécution pour être objectif par rapport à la partition. Ce n’est pas ma façon de vivre la musique, mais à côté de cela, c’était un grand artiste, je me souviens d’un Gaspard de la nuit extraordinaire, mais aussi d’un concerto de Mozart qui m’avait paru froid, c’était tellement à travers un mur de cristal. Il ne se donnait pas, il n’était pas le don, ce n’était pas ça qui l’intéresse.
WB : Et un autre passage d’une interview : « Rien ne remplace le moment vivant des concerts, c’est une création collective, je crois beaucoup à ce qu’apporte le public à l’artiste », je vois ce que vous dites, mais le public, est-ce qu’il crée aussi et qu’est-ce qu’il crée, un silence habité ou c’est la tension ?
AQ : Ce moment des concerts, c’est vraiment une association de beaucoup d’éléments et une chimie. Nous, en tant qu’interprètes, ne créons pas non plus, et dans l’œuvre que nous jouons, il y a une infinité d’interprétations possibles. Il y a même une infinité d’interprétations justes, dans le cas d’une sonate de Beethoven par exemple, qui sont au plus près de ce que Beethoven avait en tête, même si lui avait aussi un rapport entre l’œuvre et le créateur. C’est mystérieux. Je pense que parfois les grands artistes sont dépassés eux-mêmes par leur œuvre et qu’au fond ils ne sont peut-être pas les mieux placés pour la jouer ou même la comprendre.
J’imagine par exemple Beethoven, mais ce peut être n’importe quel grand compositeur, aurait de quoi être étonné si on faisait défiler devant lui une centaine d’interprétations différentes de son œuvre: »Ah, mais oui, ça peut être ça » ou « ça pouvait être ça aussi », ce n’est pas une sculpture, mais du vivant ou la métamorphose. Il y a des choses qui ne peuvent pas se décréter, qui arrivent en concert et c’est ça que j’entends par « création collective » Quand il y a une salle vraiment à l’écoute et quand il y a un silence, ce n’est pas le silence de la salle vide, mais il y a quelque chose de palpable, vous pouvez le sentir dans cette espèce de communion.
On peut se demander quel est l’impact du public, il y a une rencontre où on ne sait rien l’un de l’autre. Puis il y a cette œuvre que l’interprète joue, il est écouté, et tout à coup il s’entend prendre du temps ou des libertés à des endroits où d’habitude il n’en prend pas. Il arrive qu’il se surprenne lui-même aussi et laisse l’œuvre le surprendre.
WB : Surtout ce silence avant que les gens se mettent à applaudir, ce peut être très puissant !
AQ : Oui, les gens s’en veulent à ceux qui applaudissent trop tôt, il y en a toujours au moins un qui décide : « ça va, je vais montrer que je m’y connais ». Quand on dit « merci » trop tôt, ça ne va pas du tout !
WB : Vous avez dit « Une des principales difficultés de ce métier, c’est de durer, on réalise peu à peu dans quoi on s’est embarqué, une histoire d’amour fou, irréversible », justement, comment fait-on pour durer dans ce métier ? Est-ce qu’il y a des recettes ?
AQ : Quand vous dites « durer » vous voulez dire au cours du chemin professionnel ?
WB : Oui, effectivement.
AQ : Je n’aime pas le mot « carrière » du tout.. Pour moi, il n’y a pas de recettes, je ne suis pas un bon exemple, ouf..Il y a quelque temps, nous n’avions pas le téléphone portable, c’est la meilleure et la pire des choses, comme beaucoup d’avancées technologiques et scientologiques. Je n’ai pas de Facebook, pas de site, de temps en temps je me dis que ce n’est pas bien, et qu’il faut qu’on aille avec son temps, en supportant cette pression terrible.
Je ne veux pas avoir de jugement moral là-dessus, mais il y a une grande attention à porter où on met son temps, où on se disperse, et quand on est musicien, il ne faut jamais perdre de vue et que la musique c’est de l’invisible. Ça doit être préservé, parce que c’est une liberté. Maintenant on demande d’être transparent, Amazon, Google, ces espèces de grandes entreprises colossales, ils savent tout de nous ! Avec qui on a parlé, à quelle heure, ce qu’on a dit, on peut traficoter tout, il y a une espèce de manipulation généralisée. Au moins dans la musique, quand on joue, on est dans une espèce de liberté où on a le choix intérieurement d’être en contact avec le plus secret de soi-même, son for intérieur, et éventuellement croiser celui des autres, C’est impossible à quantifier, mais c’est à sauvegarder.
WB : Mais quand on parle de carrière, il y a des musiciens qui sont extrêmement doués, et qui n’ont pourtant pas la carrière qu’ils méritent, je pense à un ami à moi que vous devez connaitre, il joue souvent à la Roque d’Anthéron et à la Folle Journée, Luis Fernando Perez. C’est un très bon pianiste..
AQ : Je croyais qu’il faisait une belle carrière ? Je ne sais pas comment il fonctionne par rapport aux réseaux sociaux.
WB : Il est sur Facebook, il m’a dit l’année dernière quand je lui ai parlé, en compagnie de quelques amis, « Je ne sais pas si je reste dans le métier, il faut qu’il se passe quelque chose », pour quelqu’un de si doué, mais comment se fait-il que quelqu’un comme lui ne fasse pas carrière..
AQ : C’est une question d’offre et de demande, ce que je trouve dommage, si on en arrive à dire qu’il y a « trop de pianistes » ou « trop de musiciens ». Par contre, je me dis « Il y a trop de gens en prison ou qui sont malades ou mal éduqués » et il y a trop de gens qui ne savent pas qu’ils ont besoin de la musique et que ça leur fait du bien. Il faudrait au contraire remplir les salles avec du public. Ce qui est terrible dans l’époque actuel, c’est le fake news et les fake artistes. Il y a énormément de manipulation à travers l’œil, on se montre, on ne va pas donner de noms..
WB : Chez nous, aux Pays Bas, il y a une expression, je ne pense pas qu’il y ait un équivalent en français, si on compare deux choses qu’on ne peut pas comparer, on compare « des pommes et des poires » et en anglais, c’est « apples and oranges », je sais que je n’ai pas le droit de le faire, mais prenons une Katia Buniatishvili, comment se fait-il qu’elle ait tellement de succès ?
AQ : Elle a l’impact, c’est sa façon de se présenter, la façon comme telle, parce qu’elle fait tout pour arriver charnellement et qu’on commence par la regarder. Les cheveux, tout est étudié, elle ne porte jamais deux fois la même robe. Je ne la suis pas à la trace, mais il doit y avoir une entreprise la-derrière de management, de communication, de conseillers et elle doit étudier toutes ces attitudes.
Au départ, elle avait sans doute musicalement quelque chose de parlant qu’elle aurait pu développer davantage, mais maintenant pour moi, c’est du détournement d’attention, total.. Malheureusement un certain public se laisse envahir et écoute d’une oreille beaucoup moins attentive qu’avec Sokolov par exemple. On n’imagine pas ce dernier moulé dans un jeans. En tant que femme, cela m’hérisse et ça me choque beaucoup. Je trouve que c’est de la fausse monnaie, et encore une fois, avec la musique, on ne va pas regarder un concert, mais on va écouter quelqu’un qui est au service de la musique, pas devant !
WB : Musicalement aussi, il y a un film sur YouTube où elle joue la septième sonate de Prokofiev, dont le dernier mouvement est terriblement difficile, elle commence à un tempo d’enfer qu’elle n’arrive pas à tenir et à la fin il y a plus de fausses que de bonnes notes !
AQ : Mais ça ne dérange personne !
WB : Le pauvre Prokofiev, s’il écoutait sa propre sonate, je pense qu’il ne la reconnaitrait pas..
AQ : Il y a un moment que ça devient aléatoire, à la limite, c’est ce que je trouve malhonnête artistiquement.
WB : Est-ce que là on peut dire que la musique est devenue un produit de marketing ?
AQ : Elle l’est parfois, on l’utilise comme tel. La sonate de Prokofiev, elle aura beau être, excusez-moi, salopée ou très mal jouée, elle reste intact en tant qu’œuvre, ce n’est pas comme si on arrive devant la Joconde et que l’on envoie .. d’acide, là, c’est catastrophique tandis que faire n’importe quoi dans la sonate de Prokofiev, elle abîme le moment, mais c’est vrai que maintenant il y a des craques en communication, cet envahissement de réseaux, c’est une idée de toile d’araignée.. Je pense que pour les jeunes musiciens, c’est indispensable de faire passer un minimum d’informations, moi-même je pense que si j’avais eu un site, j’aurais eu plus de concerts sans doute, qualitativement ou quantitativement, mais je ne vais surtout pas me plaindre, je n’ai jamais travaillé dans le vide en espérant qu’un jour je vais être engagée, je n’avais probablement pas non plus une ambition dévorante, si je ne joue pas avec le New York Philharmonic. Je considère encore une fois que j’ai eu des opportunités, des rencontres aux bons moments qui m’ont énormément aidée, sur le plan des disques, sur le plan d’un certain nombre de concerts dont je garde des souvenirs forts, avec des gens comme Boulez ou Gardener, de très belles rencontres, je voulais avoir des enfants, j’aime lire..
WB : Et à propos lire, je sais que votre frère est un écrivain connu, qu’est-ce que la musique peut exprimer ce que les mots ne peuvent pas exprimer ? Est-ce que cela rejoint ce qu’a dit Roland Barthes..
AQ : Il n’y pas que Roland Barthes, mais aussi Schopenhauer, Steiner.
WB : Est-ce que la musique exprime l’inexprimable ?
AQ : Tous les grands philosophes qui aimaient et connaissaient la musique, étaient capables de s’interroger sur le fait qu’on ne peut pas en parler. On aimerait, mais elle va au-delà des mots. Serand ( ?) a dit quelque chose que je trouve très juste, on ne peut pas dire avec des mots des sentiments qui sont d’ordre musical. On peut dire en effet que certaines de nos émotions sont indicibles littéralement, mais elles ne sont pas hors musique, par exemple le moment d’un deuil, certaines musiques correspondent exactement à ce que vous souhaitez entendre à ce moment-là, à ce que vous ressentez et peuvent vous faire du bien. Il y a des sentiments d’ordre musical et je pense que c’est pour cela qu’on a des frissons électriques. Quand on lit une parole aussi dans des grands livres, il y a des formulations qui frappent par leur justesse. Dans la musique il y a de ces moments, on a envie de dire : « Ah oui, ça je reconnais, c’est exactement ce que je ressens. « A propos de Shakespeare, je l’ai peut-être déjà dit dans des interviews, il y a des phrases qui m’accompagnent depuis longtemps , dans une pièce qui n’est pas souvent jouée, qui s’appelle ´Mesure pour mesure », on dirait presque un nom musical, qui dit : « La musique porte en elle la chance si puissante qu’elle fait d’un mal un bien et d’un bien un douleur », je la cite souvent, car elle m’avait frappée. C’est parfois soigner le mal par le mal, quand vous écoutez « Le voyage d’hiver » de Schubert, même si vous êtes triste, à la limite, c’est comme s’il y avait une prise en charge par la musique de votre peine, de votre chagrin, de votre douleur, par cette beauté.. qui la transforme en beauté.
WB : Vous avez dit une fois qu’en concert on essaye de donner le meilleur de soi-même, c’est Ivo Pogorelich qui a dit : « Il ne faut pas donner le meilleur, il faut se dépasser. » Qu’en pensez-vous ?
AQ : Cela revient plus ou moins au même, c’est une petite nuance, c’est mystérieux, il y a en concert ce qu’on appelle l’état de grâce, mais elle ne se décrète pas, c’est l’état idéal lorsqu’on a la sensation qu’on n’intervient pas. On ne fait pas écran, on se transforme en public en quelque sorte, en écouteur, ça passe par vos mains, mais c’est donné !
WB : ça arrive sur le moment ou est-ce que vous vous dites après ?
AQ : Sur le moment, on est à sa place dans l’univers, comme si tout était simple, il n’y a plus de points d’interrogation, mais une espèce d’évidence d’existence, c’est compliqué de trouver des mots, mais sur l’instant, c’est très simple.
WB : Il y a des jours où on est en état de grâce où tout se passe bien et il y a des jours où on est très déçu par soi-même, presque trahi vous avez dit, mais « au fond c’est très sain. », dans quel sens c’est sain ?
AQ : Cela empêche d’abord de devenir prétentieux et de reconnaître qu’on ne peut pas tenir quelquefois! Cela oblige à se remettre en question et à ne pas s’installer dans des pans de confort.
WB : J’ai encore une question qui est assez longue, je trouve difficile de bien la formuler, il s’agit donc de la différence entre ce qui est conscient et ce qui est inconscient. Il y a peu, j’ai vu un beau portrait télévisé d’Ithzhak Perlman, qui a dit : « Je n’ai pas de plan, quand je monte sur scène et l’œuvre me parle, je réagis », Martha Argerich a dit à peu près la même chose quand elle a parlé à Olivier Bellamy : « Je n’ai pas de plan, je veux me surprendre ». Je pense que là, c’est l’idée idéale de n’importe quel musicien de monter sur scène et de donner libre cours à sa fantaisie, mais j’ai parlé l’autre jour à l’un des meilleurs profs de piano aux Pays Bas et qui a formé un grand nombre de pianistes et je lui ai demandé s’il est possible de monter sur scène et d’oublier tout simplement ce qu’on a fait avant, tout ce travail, on a vécu longuement avec une œuvre, l’œuvre est dans vos fibres pour ainsi dire, est-ce qu’on peut faire abstraction de tout ce qu’on a fait avant et lui a dit : « Je pense que non, le concert est le fruit de tout un travail acharné, assidu, on est passé par tout un processus d’émotions, de frustrations, de récompenses » et dernièrement, même si c’est possible, Martha Argerich et Ithzhak Perlman ont beau parler, parce qu’ils n’ont aucune contrainte technique et une fantaisie débordante, donc est-ce que ce n’est donné qu’à quelques monstres sacrés ?
AQ : D’abord, ils ont beaucoup travaillé, surtout elle, dont on dit qu’elle a une personnalité fantasque. Je sais par des amis qui la connaissent bien qu’elle a beaucoup travaillé avec des dons exceptionnels et sidérants, ils n’arrivent pas vierges en scène après tout ce qu’ils ont accumulé. Ils partent d’un sacré noyau, qui est ancré comme vous dites dans leurs fibres, c’est tout un métier et des réflexes, et donc il y a une grande limite dans le fait de dire « j’oublie tout », ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible et ce n’est pas souhaitable. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour l’attitude de Brendel qui laisse la porte ouverte.. Je n’essaye pas de me surprendre, mais de laisser l’œuvre me surprendre, l’œuvre vient vers vous à partir d’une réflexion et d’une recherche personnelle. Quant au respect de la partition, il ne s’agit pas d’un respect scolaire, il y a une connaissance du style, une recherche du timbre, de la forme, de la structure, de la ligne générale. C’est ce que fait tellement bien Brendel, qui arrive à faire tenir une grande sonate de Schubert en donnant l’impression que ce n’était pas très long, parce qu’il avait cette capacité d’avoir une sorte de surplan qu’on est au-dessus d’un paysage en avion et qu’on voit les points culminants, le détail le plus subtil et par ailleurs la notion d’ensemble. Rechercher la surprise purement un peu d’ordre épidermique m’intéresse moins, par ailleurs, ce sont de merveilleux musiciens, naturellement..
WB : Vous êtes consciente de ce que vous faites sur scène ?
AQ : Oui et non, il y a une partie qu’on peut contrôler, certains jours, on ne contrôle pas du tout (rires) et on se surprend en mal et on se dit : « C’est pas possible ! »
WB : Pourtant, il y a un pianiste, Shura Cherkassky, que j’aimais beaucoup, et là c’était quelqu’un qui travaillait comme un fou, mais qui pouvait aller sur scène et se dire : « Vraiment, je ne sais pas comme je vais jouer » et je ne pense pas que ce soit par caprice, c’était un paradoxe : quelqu’un qui travaillait très dûr et qui était extrêmement spontané sur scène, on disait que s’il jouait deux ou trois fois un concerto avec un orchestre, les chefs avaient peur de lui, parce qu’il jouait trois fois totalement différemment et il leur disait : « Ne vous en faites pas, je jouerai différemment ce soir »
AQ : Je ne connaissais pas ces histoires ! Disons qu’il y a des œuvres qui souffrent moins que d’autres œuvres ou auxquelles ça convient, c’est très possible,…
WB : Avec lui, c’était très imprévisible, mais il y avait une telle science aussi, une telle sonorité..
AQ : Mais la recherche de l’originalité pour l’originalité, c’est pas mon truc, je me rappelle certaines interprétations d’une œuvre de Chopin où littéralement le pianiste faisait l’inverse de ce qui était marqué, il était marqué crescendo, il jouait diminuendo, à ce moment-là, ça donnait un résultat très étonnant.. Techniquement, ça roulait, mais c’’était complètement fabriqué ! Certains n’avaient jamais entendu cela joué comme cela, en effet, moi non plus, mais cela ne me convenait pas, on est accoutumé à la tradition et très souvent, elle est juste et dans sa mémoire on a stocké une certaine sorte d’interprétation.
En concert, les gens se réfèrent à la version d’une œuvre, la vérité, c’est à dire la version qu’ils ont chez eux. Mais quand on connait la pièce, quand on la joue, quand on sait ce qui est écrit dans la partition et quand c’est fait à l’inverse, on est choqué ! Je me souviens aussi d’avoir entendu Lang Lang expédier un scherzo de Chopin en cinq minutes, alors que c’est obligatoirement quand même au moins dix minutes, mettons huit, mais en cinq minutes, ça devient comme des sculpteurs d’autrefois, de César.. La compression d’un scherzo, et puis au milieu, il y avaient des notes dont je savais qu’elles étaient sforzatissimos par Chopin, il faisait pianissimo, mais ça ne va pas du tout !
WB : Je l’ai entendu une fois et ça m’a suffi !
AQ : Et par ailleurs, il peut, c’est ça qui est horripilant, un grand manipulateur, un peu art satanique, il est tout à fait capable, je me souviens à l’intérieur de ce scherzo, il y avaient de très beaux moments, magnifiques, très bien conduits, avec un beau légato, et internement, je me suis dit : »Salaud, tu es capable de faire ça ! » et par ailleurs de faire de grands gestes..
WB :Je l’ai entendu une fois dans le concerto en do mineur de Mozart et c’était soporifique. Je ne peux pas me souvenir de Mozart plus superficiel que cela..
WB : J’ai quelques questions concernant vos études. Avec qui est-ce que vous avez étudié à Paris ? Je n’ai pas pu trouver..
AQ : Au départ j’ai étudié en privé jusqu’à 15 ans avec un professeur, c’était madame Baskoret, qui avait une fille qui était formidable pédagogue, la mère était l’une des deux assistantes de Cortot à l’Ecole Normale, l’autre était Yvonne Lefébure. Madame Baskoret avait un problème de hanche, elle avait un mal fou à se déplacer, elle n’avait pas fait de carrière de pianiste concertiste, mais elle était remarquable pédagogue. Elle a eu l’intelligence de dire à mes parents que c’était nettement mieux de suivre des études générales à côté de la classe préparatoire au conservatoire. Je n’ai jamais regretté, j’aimais beaucoup les études générales, tout : les langues, les maths, cela me passionnait, cela m’a coûté d’arrêter, j’aurais volontiers continué ! Elle a été un guide formidable, elle a optimisé le temps dans ses années fondatrices, quand je suis entré au conservatoire, à l’époque, il était possible de faire un passage éclair, il n’y avait pas les cursus de maintenant de cinq ans, ce qui était un peu dommage d’un certain point de vue. Je me souviens d’être entrée en novembre l’année de mes 15 ans, au mois de juin, j’avais mon premier prix de piano après 6 mois au conservatoire, à ce moment-là, j’étais dans la classe de Leylia Rousseau. Je ne sais pas si ce nom vous dira quelque chose, elle avait renoncé à sa carrière de concertiste pour se consacrer à la pédagogie. Puis il y a eu la création du troisième cycle, où on réintégrait une forme de scolarité, mais d’une façon différente, on n’était pas tenu par préparer des concours, on pouvait travailler avec l’orchestre du conservatoire, il y avait des musiciens étrangers, je me souviens de Kempff, de Sebok, qui,quand ils passaient par Paris, donnaient des cours, donc il y a eu de belles rencontres. Et on pouvait aussi préparer des concours internationaux, ce que j’ai fait, je suis allée suivre des cours de Brendel et de Badura Skoda à Vienne, et après les choses se sont évoluées presque un peu trop vite pour mon goût, mais je n’allais pas non plus sauter du train en marche ! J’ai passé le concours de Munich à 20 ans, où j’ai gagné le premier prix, et le concours de Leeds où j’étais en finale avec Radu Lupu, ce n’était pas mal comme compagnie .. Et à 20 ans, j’ai fait mon premier disque Scarlatti, puis j’ai eu un agent qui est venu de lui-même et il était excellent. Cela s’est mis en route , j’ai suivi des cours de harmonie. Il n’y pas d’itinéraire modèle dans ce métier, je n’ai jamais eu de plan de carrière, les choses se sont évoluées de façon harmonieuse au fond, un peu rapide, j’aurais aimé suivre des classes d’écriture, apprendre mieux l’allemand, j’aurais aimé continuer des cours de littérature.
WB : Et est-ce que c’est vrai qu’en France il y avait deux « camps », si je peux dire, Marguérite Long d’un côté et Pierre Sancan d’un autre côté et que Long, c’était surtout les doigts et ..
AQ : Je n’aurais pas dit Sancan, j’aurais dit Cortot.
WB : Et Yvonne Lefébure ?
AQ : Elle était plutôt Cortot. Margúerite Long, c’était une femme très intelligente, fort cultivée, même si elle n’était pas particulièrement sympathique en tant que personne, il y a des histoires qui montrent qu’elle était très intéressée par l’argent. Il y a quelques histoires corsées qui ne la rendent pas sympathique. Je ne sais pas assez les caractéristiques de son enseignement, en revanche, j’ai une admiration infinie pour Cortot, qui avait aussi des défauts en tant qu’être humain, si on pense à son comportement lors de la guerre, mais ne mélangeons pas tous les plans, comme artiste, il était absolument exceptionnel. Il avait cette espèce de respect du texte, et une liberté incroyable dans le discours musical, quand on entend les préludes de Chopin par exemple, il y a des sommets dans l’inspiration et la beauté du son, du chant, c’est vraiment un très grand artiste.
WB : Qu’est-ce que Brendel vous a apporté ?
AQ : Enormément de choses, c’est difficile de répertorier exactement, déjà, j’ai eu la chance de travailler avec lui le grand répertoire germanique. ça paraît bizarre, mais à mon époque, on travaillait à peine les sonates de Schubert et même Mozart, je me souviens d’avoir travaillé une sonate de Mozart, très peu Haydn, beaucoup Beethoven, Bach, Schumann, Brahms, mais Schubert et Mozart, on ne s’approchait pas, à la limite. Je me suis dit après, ce n’était pas plus mal, je n’avais pas l’idée de me consacrer à cette musique que j’aimais pourtant profondément. Mon père avait une passion de Mozart et de Schubert et il nous a apporté des enregistrements de la Flute Enchantée par exemple, qu’on écoutait en boucle. Je travaillais Mozart pour moi-même très tôt, j’avais une espèce de familiarité, je ne savais pas que c’était très difficile. Je n’avais pas de bonnes éditions, je me souviens quand j’étais à Vienne, ce n’était pas les « Urtext » qu’utilisaient Brendel et Badura Skoda. Le soin apporté au détail, la grande ligne, la conduite, la recherche de la polyphonie, la connaissance d’autres œuvres aussi, les symphonies de Beethoven quand on joue une sonate de Beethoven, les quatuors, les opéras de Mozart, écouter Furtwängler et d’autres grands chefs, les grands chanteurs, affiner son oreille. Puis le phrasé dans Mozart est très particulier, c’est un mélange de chant et de cantabile, aussi de diction, le fait de prononcer la clarté, mais qu’il ne soit pas sècheresse.
WB : Et quand vous avez travaillé avec lui, c’était avant qu’il ait eu son contrat avec Philips ?
AQ : Ah oui !
WB : Parce qu’il a eu une carrière atypique..
AQ : Tout à fait, c’était parfait, idéal comme cheminement, parce qu’il avait tout son répertoire, il avait déjà enregistré l’intégrale de Beethoven pour Vox. Je peux remercier mon destin, je l’ai rencontré au bon moment, j’avais 20 ans, et lui n’était pas encore connu, il était disponible. Il s’était pris de sympathie pour moi, ce n’étaient pas des leçons, je ne payais pas, je lui jouais des choses. Il y avait une espèce de générosité et disponibilité qui était vraiment formidable.
WB : Il a été très honnête, il a dit une fois : « Je ne comprends pas trop mon succès, je ne suis pas virtuose, je ne déchiffre pas très bien, je n’ai pas de bonne technique.. « Croyez-vous qu’il aurait pu faire carrière maintenant ?
AQ : Il a réussi pour d’autres raisons, heureusement qu’il y a des personnalités fortes qui s’imposent parce qu’elles ont une dimension supérieure, je pense qu’obscurément le public fait la différence. Quand il entrait sur scène, il avait une façon de capter l’attention du public et qui vous demandait de ne pas lâcher, il a une capacité de concentration incroyable, c’est comme un magnétisme, la présence ne s’explique pas et ça ne se travaille pas. Vous avez parlé de Martha Argerich, il y a d’autres raisons pour son succès, mais avant qu’elle ne joue, quand elle arrive sur la scène, il y a quelqu’un qui entre. Il y aussi des artistes incolores, ceux qui trichent avec les belles robes et les talons, si on retire ça, est-ce que leur présence est toujours aussi convaincante, c’est moins sûr ! Il y a cela qui est de l’ordre de l’inexplicable et Brendel exagère quand il dit qu’il n’a pas beaucoup de technique, il n’a peut-être pas la technique facile, transcendante de certains Chinois ou Russes. La technique au fond, c’est faire en sorte que l’œuvre soit.. comment dire .. dans le son, dans le rythme, dans les plans, le contrôle du son, de ce qui se passe au bout des doigts, et cela, il l’a. J’ai eu la chance de le voir il y a 15 jours, je jouais à Londres, on a beaucoup échangé et écouté beaucoup de musique, entre autres une version du Proms de Londres qui n’existe pas dans sa discographie officielle du 2ème concerto de Brahms. C’était absolument stupéfiant d’inspiration, de beauté, de force rythmique, de caractère, et là, on peut dire, c’est la technique suprême.
WB : Je sais qu’il est un grand intellectuel, est-ce qu’il était intellectuel dans son approche aussi ?
AQ : Ce mot « intellectuel » est souvent trop réducteur, chez lui, la vivacité intellectuelle, l’exigence intellectuelle, la recherche, l’approfondissement, l’ouverture d’esprit, sa culture, ne vont pas au détriment d’une vraie passion intérieure, c’est quelqu’un de très intense. La concentration à ce niveau-là, pour moi, est une forme d’incandescence intérieure. Il y a une telle tension dans des concertos de Mozart, même dans des sonates de Schubert. Il joue avec une vraie passion, ce n’est pas l’intellect qui va refroidir.
WB : J’entends parfois qu’il est un rien cérébral, professoral..
AQ : Ecoutez, il faut de temps en temps qu’il ait un peu plus de cerveau.. C’est quand même complexe, quand on joue la sonate Hammerklavier, ça demande un sacré cerveau ! Il faut habiter cela autrement que par le cerveau pur, de toute façon, tout passe par là, y compris les émotions.
WB : A propos déchiffrage, vous-même vous avez dit et vous étiez très candide, « Malheureusement, j’ai dû renoncer à bien des explorations dans le domaine contemporain, d’autant plus que le déchiffrage n’est pas mon fort »
AQ : Mais non !
WB : Je trouve cela quand même très candide !
AQ : Ce n’est pas candide, c’est la vérité. Je regrette de ne pas l’avoir davantage, le déchiffrage est comme une espèce d’activité sportive, l’œil surtout est obligé de lire à l’avance. ça s’entraîne, je n’en ai pas suffisamment fait, peut-être justement comme je vous ai dit que les choses sont allées vite pour moi à un moment donné. Si j’avais eu ces prix internationaux quatre ou cinq ans plus tard, j’aurais peut-être mieux déchiffré, c’est vrai qu’après j’étais plus dans l’apprentissage de nouvelles œuvres que dans la découverte d’ouvrir des partitions. Je suis jalouse et admirative de mes collègues qui ouvrent une partition et qui vont déchiffrer.
WB : Et pourtant, vous avez joué Gaspard de la nuit et si j’en vois la partition, je ne comprends pas que quelqu’un puisse la lire !
AQ : J’y ai passé du temps, je ne l’ai certainement pas déchiffré, ça se travaille.
WB : Et une dernière question concernant les études : je sais que votre fils a une carrière de pianiste aussi, est-ce que vous êtes content de ne pas vivre l’époque que lui vit, car je pense que sa carrière se fait d’une toute autre manière..
AQ : C’est son destin, il vivra d’autres choses que moi bien sûr, ce qui importe le plus à mes yeux, c’est que cela a complètement été son choix à lui et qu’il est éperdument passionné de musique. Vous avez évoqué Adam Laloum tout à l’heure, ils se connaissent bien, ils sont amis, il est un peu dans le même genre de quête, c’est-à-dire, pour moi c’est la juste quête, qui n’est pas celle de l’ego, il y a un moi qui veut entre guillemets « arriver » conquérant vis-à-vis de ceux qui veulent partir comme des guerriers. Chez mon fils, il y a un amour profond de la musique et toujours une forme d’humilité aussi, d’exigence, et puis de curiosité aussi. Justement, il a aussi suivi cette classe d’accompagnement de chant au conservatoire de Paris pendant deux ans. C’était passionnant et cela l’a fait explorer un autre répertoire où il fallait être attentif à une voix à côté, à la respiration. Puis il avait un merveilleux professeur, Anne de Bausec, une pédagogue et personne remarquable et cultivée et donc par rapport à moi, en revanche, il a un bagage plus complet. Pour moi, le métier commençait presqu’un peu trop tôt, à mes yeux.
WB : J’espère que vous n’allez mal prendre la question suivante, mais est-ce qu’il est content de ne pas porter le même nom que vous ?
AQ : Ah oui, nous sommes contents tous les deux !
WB : J’ai parlé à Vladimir Ashkenazy et j’ai pitié de son fils et aussi du fils de Pollini, parce que le fils sera toujours comparé au père ou à la mère..
AQ : A la fois, ils ont un meilleur carnet d’adresses que d’autres, ce peut être un atout, mais c’est vrai que c’est pénible quand on vous dit : « Ah oui, vous êtes le fils de … » De père en fils, c’est peut-être plus gênant, comme identification, parce qu’il faut tuer le père, la fille a moins besoin de tuer le père. Et lui n’a pas non plus besoin de tuer la mère. Nous sommes l’un et l’autre heureux, je trouve que nous sommes de bons collègues. On partage des concerts, on fait attention au répertoire qu’on choisit, chacun joue solo et on finit par du quatre mains. On joue des répertoires bien différents, l’un et l’autre, ce qui fait qu’il n’y a pas de comparaison. Il y a une complicité et j’ai tout à fait confiance dans son goût, je lui joue parfois des choses et réciproquement on ne se fait pas de cadeaux. C’est un beau cadeau de la vie, là..
WB : J’ai quelques questions sur Satie que vous avez beaucoup défendu. Je me suis préparé à l’interview, j’ai écouté un disque que vous avez fait sur Satie et contemporains, j’aime bien vos tempos qui sont assez allants, par exemple dans la 1ère gnossienne ou la 1ère gymnopédie, je sais pas si vous le connaissez : il y a un pianiste (et chef) hollandais qui a fait beaucoup de Satie, Reinbert de Leeuw, qui ont fait un succès fou dans les années ’70, et lui le joue très lentement, ça donne un aspect mollasse que je n’ai pas aimé…
AQ : (rires) Je ne connais pas ce pianiste, mais en tout cas, je suis heureuse dans un sens, je ne dirais pas d’ailleurs que je l’ai défendu, en fait, je suis allé au départ un peu un trainant les pieds, parce que c’était hasardeux. Cela n’a pas été une démarche spontanée, je ne me suis pas dit : « Tiens, Satie, il faut faire quelque chose pour lui, le pauvre, on va l’aider, j’adore sa musique ». Cela ne s’est pas du tout passé comme ça, j’avais en tout pour tout joué les préludes… pour un chien, parce que c’était dans le cadre d’un certain concert de musique française et on m’avait demandé de jouer ça et je m’étais dit : « Bon, ça suffit ».
Gronsveld, le 15 aout 2020
Quand la femme du pianiste Ashot Katchatourian, la violoniste Elena Lavrenova, est arrivée à la maison d'un ami commun, elle n'a pas tout de suite vu son mari et elle a demandé où il était passé. "Il fait une interview avec un journaliste", et sa surprise a été grande: "Quoi! Il déteste les interviews!"Pourtant elle a bien duré cinquante minutes et elle était loin d'être desagréable....
Ashot Katchatourian (AK) : Oui, en fait, mon père a découvert il n’y a pas longtemps qu’on est de la même famille, il était le cousin de mon grand-père.
AK : Oui, c’est un nom très connu en Arménie, mais on ne l’écrit pas comme le mien, c’est Khatchatrian, mais le mien c’est Katchatourian, comme le compositeur.
AK : Oui, ça m’arrive, je prépare son concerto pour piano pour une tournée dans deux ans, en Amérique du sud, je ne l’ai jamais joué et c’est une opportunité pour travailler ce concerto.
AK : Non, c’était le deuxième ou le troisième, le premier était à Bruxelles, un concert privé après quatre mois, c’était difficile, comme pour tous les musiciens. D’un coté, c’était bien aussi, on était en famille avec les enfants, quand on est tout le temps en voyage, c’est un peu étrange…
AK : Oui, c’était un grand changement, mais c’était bien aussi de se retrouver seul pour réfléchir et avoir beaucoup de temps pour travailler du nouveau répertoire.
AK : Oui, tous les concerts ont été reportés à l’année prochaine, donc j’ai un peu de temps pour travailler.
AK : Oui, bien sur, tous nos concerts sont organisés à l’avance, on se prépare, et du coup tout a arrêté pour tout le monde, on se laisse aller, c’est difficile de recommencer et de rentrer.
AK : C’était bien, comme d’habitude, j’avais très envie de jouer, j’étais très content, c’était vraiment quelque chose de bien, même quand il n’y avait que quelques personnes, cela ne change rien, on joue pour quelqu’un.
AK : J’ai un ami qui a fondé une série de concerts virtuels, chaque dimanche, j’ai accepté de jouer, on joue pour les écrans, il n’y a personne, bien sur, on fait de la musique, je l’ai fait une fois et cela suffit. Je ne vais pas refaire cette expérience.
AK : Non, chez un ami qui a un piano, bien sur, c’était sur les média et tout le monde a regardé, mais ce n’est pas la même chose qu’un concert avec un vrai public. Comme tout le monde, je préfère jouer dans une salle avec un vrai public.
AK : Un cd, c’est autre chose, parce qu’on essaye de jouer comme au concert. C’est un autre travail pourtant, c’est plus long et plus fatigant, mais on essaye d’être soi même, comme devant le public.
AK : ça va, oui!
AK : Cela dépend, chacun a ses propres sensations, pour moi, je ne suis jamais content après, je sais que ce n’est jamais parfait, c’est impossible, plus on travaille, plus on cherche, il n’y a pas de fin en musique, et on n’est jamais content.
AK : Peut-être, je ne sais pas, chaque personne a son opinion.
AK : On voulait jouer les sonates entières, mais le problème était qu’on n’avait pas beaucoup de temps, j’étais en Espagne pendant dix jours pour enregistrer un cd avec l’un de mes collègues, je n’avais pas le temps pour reprendre, et on a décidé de jouer les mouvements lents.
AK : Les deux sonates (l’autre étant la sonate pour violoncelle de Chopin, WB) sont magnifiques!
AK : Mais oui! C’est même plus difficile que son deuxième concerto!
AK : Oui, j’ai joué tous ses concertos, pour moi, c’est plus difficile que le deuxième concerto. En fait, on considère la sonate pour violoncelle comme sixième concerto, parce que le cinquième, c’est la Rhapsodie sur un thème de Paganini.
AK : Oui, je ne sais pas qui l’a faite, mais pourquoi le faire s’il y a déjà les concertos, il ne faut pas le faire, si Rachmaninov avait voulu réaliser une telle transcription, il l’aurait faite! Je trouve dommage que tellement de compositeurs prennent des symphonies pour en faire des transcriptions, Liszt par exemple avec celles de Beethoven, il y a déjà tellement de choses pour le piano, ça ne vaut pas la peine de prendre des airs d’opéra ou des symphonies et de les transcrire pour le piano.
AK ….. is not enough for music! Bien sur!
AK : C’est un de mes compositeurs préférés, quand j’étais jeune, j’étais très amoureux de sa musique, j’adore toujours ! J’ai travaillé tous ses concertos, pour la première fois quand j’avais seize ans, c’était le troisième, quand je suis arrivé en Suisse, j’avais quinze ans, j’étudiais au conservatoire de Neufchâtel…
AK : Oui, j’ai commencé le piano à six ans.
AK : J’étais très amoureux de ce concerto, je l’ai travaillé pendant des années, je l’ai joué pour la première fois avec orchestre à seize ans. C’était quelque chose qui m’a beaucoup touché et après je l’ai beaucoup joué.
AK : C’est un concours pour de jeunes pianistes, j’avais joué le deuxième concerto, et j’ai gagné le premier prix.
AK : Je ne m’en souviens pas du tout, ça fait presque quinze ans..J’ai un problème avec les noms, je n’arrive pas à les retenir !
AK : Je ne sais pas, j’ai fait beaucoup de concours quand j’étais jeune.
AK : C’était en Suisse, le concours a été fondé par une dame qui adorait la musique et elle a organisé ce concours au nom de Martha Argerich. C’était la première édition et j’ai gagné le premier prix.
AK : Oui lors de la finale.
AK : Oui, elle habite à Bruxelles, comme beaucoup d’autres musiciens.
AK : C’est vrai? Avec Maria Joao Pires?
AK : J’avais joué Beethoven, non?
AK : Et elle jouait le quatrième, on a fait une tournée aux Pays Bas dans toutes les salles connues, on a fait sept ou huit concerts..
AK : Oui, c’est vrai, c’était une découverte, ce n’est pas la même chose que le piano d’aujourd’hui, mais c’était une expérience extraordinaire.
AK : Non, avec un pianoforte, on ne peut pas pousser comme avec le piano moderne, un Steinway ou un Yamaha. Dès que tu pousses, il n’y a que le son qui sort, il faut trouver juste le toucher de l’instrument. C’est difficile évidemment, mais on peut très vite s’adapter.
AK : J’étais avec Maria qui a beaucoup joué sur les anciens instruments et elle m’a expliqué comment cela marche, et dès qu’on maitrise l’instrument, cela marche, il faut juste comprendre.
AK : Non, cette année, on voulait faire la même chose avec Maria Joao, faire la même tournée avec d’autres concertos de Beethoven et de Mozart, mais le Covid nous a empêché de réaliser ce projet, ce sera probablement reporté en 2021 ou 2022, on verra.
AK : Cela fait toujours plaisir d’entendre cela de quelqu’un comme Maria.
AK : J’habitais à l’époque à Berlin et l’un de mes amis m’a dit : « Il faut que tu ailles à la Chapelle à Bruxelles pour travailler avec Maria Joao, qui venait d’arriver. » Je n’étais pas sur, j’habitais à Berlin, j’avais un peu arrêté et pas trop joué, je me sentais un peu dépressif, mais j’ai quand même envoyé un e-mail à la Chapelle pour demander si on pouvait m’écouter pour venir étudier avec Maria Joao. J’ai joué pendant une vingtaine de minutes et ils m’ont accepté. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance et après cela, on est resté en contact. J’ai joué avec elle au mois de mars, juste une semaine avant le confinement. On a des projets ensemble.
AK : Oui, beaucoup, elle m’a appris beaucoup de choses, elle m’a ouvert un autre regard sur la vie, dans la musique bien entendu elle m’a appris beaucoup de choses, on a travaillé des sonates de Schubert pendant des années, comme la grande en la majeur, elle me donne plus de cours, mais quand on joue ensemble, elle me donne des conseils. Elle m’a demandé de l’écouter quand elle a joué la sonate opus 111 de Beethoven pour la première fois à 71 ou 72 ans. Je ne la joue pas, parce que je pense qu’il faut l’apprendre quand on a au moins 60 ans, et il faut aussi jouer toutes les autres ou au moins la moitié d’entre- elles pour bien comprendre l’opus 111. Pas que les sonates d’ailleurs, aussi les quatuors. C’était extraordinaire!
AK : Ce n’est pas encore enregistré, mais peut-être elle le fera un jour!
AK : Oui, bien sur!
AK : Bien sur! Elle veut même entendre ce que je pense, elle ne veut pas de mensonges.
AK; Oui, mais cela dépend avec qui elle est, elle ne dit pas la même chose à chaque pianiste. Lors des tournées, on a partagé beaucoup de choses, on parlait de tout, pas seulement de musique. C’est quelqu’un qui est très ouvert, c’est une personne très simple, elle dit ce qu’elle pense même s’il ne faut pas toujours le dire, moi je fais pareil au risque parfois de vexer d’autres personnes. C’est un personnage extraordinaire.
AK : La musique, c’est du business, ce que je déteste, les agents vendent des artistes comme des produits, une bière ou des pommes de terre, et pas comme des musiciens, vraiment des produits, c’est affreux. Avant, ce n’était pas comme ça : les agents comprenaient beaucoup à la musique, ils avaient du respect pour la musique, mais aujourd’hui, pour les grandes agences, c’est juste vendre, vendre, vendre..Ils s’en fichent, ils ne comprennent rien à la musique, il y a un nom et le public vient, mais plus que la moitié du public ne comprend rien à la musique.
AK : Cela dépend du pays, j’adorais cette tournée aux Pays Bas, c’était très chaleureux, le public donnait une telle énergie, c’était un plaisir. Je ressentais la transmission de la musique avec le public, c’est très important. Il y a le compositeur, et on essaye de transmettre son message au public.
AK : Oui, par exemple en Allemagne, j’aime bien y aller, mais c’est un peu froid pour moi, chaque fois..
AK : Oui, c’est vrai, j’adore jouer en Italie, aux Pays Bas, aux Etats Unis, en Amérique du sud.
AK : Ah oui, j’ai bien pensé….
AK : Je ne veux pas dire de choses méchantes…
AK : Il a une technique incroyable, techniquement, il n’y a pas de problème. Maintenant, chaque pianiste a ses gouts, il y a beaucoup de pianistes avec des problèmes de gout, chacun a son style, je ne veux pas dire des choses, mais ..Lang Lang, c’est Lang Lang… j’ai beaucoup de respect pour lui et pour ce qu’il a fait, mais musicalement, je ne veux pas en parler..
AK : Brendel, quand il était plus jeune?
AK : Je ne sais pas, c’est possible, par exemple aujourd’hui que tous les musiciens qui ont un nom, tous les vrais musiciens sont d’une autre époque. Le problème maintenant est que tout est devenu tellement business qu’on peut tout acheter, on peut faire une star de quelqu’un, surtout s’il a de l’argent. C’est très dommage, car la musique en souffre. A l’époque de Chopin, les concerts, c’étaient des « Hauskonzerte », il y avait trente, quarante personnes, c’était toujours comme ça et c’était extraordinaire. Avec le Covid, la seule chose qui puisse marcher, c’est les petits concerts de trente, quarante personnes, comme aujourd’hui. C’est bien et c’est intime, on est très près des gens, on les voit..
AK : Oui, et un concert intime est très bien, parce que c’était tellement chaleureux, on partage : on joue, on s’écoute, on est en contact avec le public et c’est génial.
AK : Je pense que cela a manqué à beaucoup de gens, en Suisse, on a déjà recommencé, les salles jusqu’à 1000 personnes, ils font des concerts.
AK : En fait, elle a arrêté, mais là où elle habite, à Belgais, elle a fait une série de concerts, chez elle, dans une petite salle de concerts très chaleureuse, c’est d’ailleurs là où elle a fait tous ses cd. C’étaient deux concerts par mois, samedi et dimanche je crois, il y avait entre 70 et 100 personnes, sinon elle n’a pas totalement arrêté, mais elle joue encore quelques concerts par année, plus comme avant.
AK : Je pense que c’est vrai, oui, comme nous tous..
AK : J’adore la musique, je n’arrive pas à vivre sans cela, quand même, je joue pour moi…
AK : C’est vrai, parce que c’est devenu un tel business! Mais avant, ce n’était pas ça, à l’époque de Richter ou de Guilels, Horowitz, on pouvait compter les pianistes sur les doigts, non? Ce n’étaient qu’eux qui jouaient partout, avec quelques violonistes et violoncellistes et c’était la vraie musique, maintenant, il y a plus de 55 millions de pianistes, rien qu’en Chine, techniquement les uns encore plus parfaits que les autres…
AK : Oui, Mozart, Beethoven, j’ai travaillé tout.
AK : Oui, comme elle dit, chaque compositeurs a ses petits secrets, et c’est vrai, pour elle aussi, elle peut juste dire un mot et ce petit mot, ça peut tout changer.
AK :Non, il n’y a pas de secrets, il faut juste comprendre le style, c’est ce qui fait la différence. Quand on joue des staccatos dans Schubert, ce n’est pas la même chose dans Mozart ou Beethoven. Pour une artiste comme elle, qui a joué sur les grandes scènes pendant des décennies et qui commence à enseigner, au début c’était difficile. Quand on travaille avec elle, ce n’est pas comme si on travaillait avec un professeur au conservatoire, ils ont des buts différents. Ce qui est important avec un piano, c’est de bien mettre et utiliser la pédale, ce n’est pas seulement les touches, il faut savoir bien mettre la pédale, et c’est très, très difficile.
AK : Bien sur!
AK : Il y a trois pédales; utiliser la pédales, il y a des vibrations, il y a demie-pédale, il y a demi demi pédale, il y a un quart de pédale, il y a tellement de choses! Je pense aussi que chaque pianiste devait démonter son piano pour voir comment chaque touche marche.
AK : Oui, je l’ai fait, j’ai démonté mon piano, j’étais tout seul à la maison et je me suis dit : « Je veux savoir comment ça marche quand j’appuie les touches ». J’ai vu comment ça marche avec les marteaux.
AK : Oui, bien sur! J’ai tout remonté et après j’avais une autre vue pour l’instrument.
AK : Que ce n’est pas seulement taper sur le clavier, il y a différentes manières d’appuyer sur le clavier, quand on le fait, le marteau monte deux fois, après il y a la résonance, le clavier descend deux fois aussi. Ensuite j’ai appris à chercher le son dans le pianissimos, quand on voit les marteaux et combien de millimètres ça monte, les pianissimos, les fortes, ça change tout! Quand on comprend cela, on commence à penser autrement quand on joue.
AK : Il est l’un de mes préférés!
AK : Je ne pense pas si on caresse une touche que cela change quelque chose, il faut s’imaginer qu’on peut produire le son soi-même, on n’a pas besoin de caresser les touches pour sortir un son.
AK : Le son? Oui, évidemment, mais cela dépend aussi de l’instrument, on n’est pas comme les violonistes, chaque fois il faut s’adapter à l’instrument qu’on a et c’est difficile : on peut tomber sur de bons pianos avec lesquels on peut faire ce qu’on veut, on peut avoir des pianos impossibles..
AK : Oui, des casseroles comme vous dites, et on doit s’y adapter et jouer dessus, ça change beaucoup, bien sur.
AK : Cela m’est arrivé une fois, c’était en Allemagne, je ressentais un froid entre le public et la scène, chaque fois que je joue un concert, je regarde toujours le premier rang, quand ma femme est dans le public, je joue pour elle, seulement pour elle, personne d’autre. Sinon je cherche une autre personne que je regarde brièvement dans les yeux, juste deux secondes, je sens si cette personne va comprendre ce que je veux transmettre, je joue toujours pour une personne dans la salle. Mais cette fois en Allemagne, ça fait très longtemps,je suis sorti de la scène et j’ai ressenti une telle froideur, une énergie très négative, je ne voulais pas jouer en fait. Je me suis mis devant le piano et je me suis dit : « Qu’est-ce que je fais? », j’étais obligé de jouer, je ne pouvais pas me lever et partir, et ce concert, c’était vraiment l’un de mes concerts pas voulus, je n’étais vraiment pas bien après et ça a duré quelques jours. Cela m’a très marqué, j’y pense encore de temps en temps.
AK : Non, ce ne sont pas les visages, c’est l’énergie, nous, on sent l’énergie, la chaleur.
AK : C’était un autre personnage.
AK : J’avais envie de faire un cd Chopin et je me suis dit : « Pourquoi ne pas faire les quatre scherzos? » , bien entendu il y a tellement de versions de ces œuvres, mais je ne l’ai pas fait pour faire mieux que d’autres, je ne fais jamais un cd avec l’idée de faire mieux que quiconque. Depuis longtemps, j’ai eu envie de jouer les scherzos.
AK : Les pianistes ne jouent pas souvent les quatre en concert, seulement un ou deux d’entre eux, quand on les enchaine, c’est comme un mouvement, c’est une seule pièce. J’ai eu le même sentiment que pour les Moments Musicaux de Schubert qu’il faut jouer comme un cycle entier.
AK : Pour les deux, oui.
AK : On peut faire des choix, je pense que pour les scherzos il faut au moins en jouer deux, pas un seul.
AK : C’est ça, oui.
AK : Et c’est aussi le plus long.
AK : Le 1er scherzo est très difficile techniquement, bien qu’il y ait différentes techniques de piano.
AK : Il est magnifique !
AK : Oui, j’ai enregistré les deux sonates en la majeur de Schubert, la grande et la petite et aussi les deux en la mineur, après je pense faire les Variations Goldberg de Bach. J’aimerais les enregistrer dans la salle de Maria Joao et travailler avec elle. C’est elle qui m’a parlé de ce projet.
AK : Elle habitait au Brésil.
AK : Oui, la propriété de Belgais a été fermée pendant dix ans, mais après la Belgique, en 2016, elle a rouvert Belgais, avant le covid, elle y faisait des workshops avec des pianistes, qui venaient travailler avec elle pendant une semaine.
AK : Compositeur ?
AK : Rachmaninov, pour moi, ce n’est pas seulement l’un des meilleurs compositeurs, il était aussi un pianiste extraordinaire. Il jouait 280 concerts par an !
AK : Les Danses Symphoniques par qui ?
AK: Ah oui, c’est sur YouTube! Il jouait devant Ormandy, il jouait avant de publier la partition.
AK: Dans sa musique, il y a des culminations extraordinaires.
AK: Je ne savais pas..! Rachmaninov a été en dépression pendant longtemps, il avait fui la Russie, il s’était fixé aux Etats Unis, il n’a pas écrit pendant dix ans, je crois. C’est grace au docteur Dahl qu’il a composé le deuxième concerto.
AK; Oui, le premier aussi, mais de tous les concertos, c’est le deuxième qui est le plus beau.
AK: Il est très beau aussi. Dans le troisième, il y a tellement de notes. C’est Horowitz qui a dit qu’il était à l’hopital et n’ayant rien à faire, il a essayé de compter toutes les notes de ce concerto et il s’est perdu à la fin du premier mouvement, il y en avait tellement que c’était impossible de les compter toutes.
AK: J’aime beaucoup la version de Yefim Bronfman, c’est la meilleure interprétation, il y a les enregistrements de Rachmaninov lui meme de tous les concertos.
AK: Vous savez pourquoi? Il y avait des grands disques, des LP, il n’y avait pas assez de place, c’est pour cela qu’il jouait aussi vite!
Rotterdam, le 28 octobre 2017
Cédric Tiberghien (CT) : Le concert s’est bien passé : Yannick est quelqu’un d’extraordinaire que j’admire, j’ai joué avec lui il y a cinq ans. J’admire aussi l’orchestre que j’ai entendu à Paris. Puis j’admire la Symphonie Turangalila depuis longtemps, j’en ai acheté la partition à onze ans. C’était par curiosité, je voulais savoir comment est écrit une telle œuvre. Le retrait de Yannick a chamboulé le programme (il avait aussi prévu du Rameau, qui a été supprimé hier soir), mais je me suis bien entendu avec son remplaçant. La symphonie de Messiaen est une œuvre de joie et l’élan général était très bon. C’est une œuvre qui colle à la peau de Yannick, mais nous avons voulu aller au-delà- de cette déception. Bien sûr, cela peut arriver que quelqu’un doive se retirer, je comprends la raison, car moi-même j’ai eu des problèmes physiques et la seule solution est le repos.
CT : J’ai découvert très jeune le Mikrokosmos, c’est une méthode qui peut être suivie. J’aime le côté ludique et imagée, il y a des histoires et non des exercices. Tout cela est associé pour moi à quelque chose de positif. Ensuite mes parents avaient des disques de Kocsis, donc j’ai grandi avec le plaisir de Bartok. Hyperion savait que j’admire ce compositeur et ils m’ont suggéré de faire trois disques Bartok. C’était un défi et aussi une chance inouïe. Dans chacun de ces trois disques j’ai voulu présenter une partie pédagogique, folklorique et des œuvres intellectuelles, telles que la sonate pour piano, celle pour deux pianos et percussion, la suite en plein air. Sur chaque album, il y a un éventail assez large.
CT : C’est un a priori qui vient de certaines œuvres, telle que l’Allegro Barbaro. Pour moi, Bartok représente surtout la poésie, la vie rythmique jamais mécanique, c’est quelqu’un de très humain. Sa musique est très liée à la langue hongroise que j’ai beaucoup écoutée. Elle a un rythme très particulier qui donne du sens à sa musique. J’ai aussi appris qu’en hongrois, l’accent est sur la première syllabe, on dit Bartok et non « Bartok « , comme en France. On retrouve cela beaucoup dans sa musique.
CT : Au moins ! C’est difficile de réduire un compositeur à quelques termes, mais il y a des clichés. Il y a plein d’autres choses, sa musique raconte beaucoup de choses. Bartok était influencé par la musique française, il adorait Debussy. Dans Bartok, les mélodies riches et le langage harmonique comptent plus que le côté percussif. Les gens sont souvent très réceptifs à ses compositions, comme je constate souvent après les concerts.
CT : D’abord, Argerich est plus qu’une consœur, c’est une déesse ! Je connais son live de la sonate de Bartok : il y a une vie extraordinaire, le côté mécanique a disparu. Sa liberté avec le rythme m’inspire. En ce qui concerne le passage que vous avez cité, c’est possible. Bartok était un excellent pianiste, mais le piano en soi ne l’intéressait pas. Point de vue style pianistique, il était un peu comme Brahms. On trouve l’aspect pianistique plutôt chez Liszt ou Rachmaninov. Bartok était plus fasciné pas le discours. Si ce n’est pas bon à jouer, tant pis. Ce qu’Argerich dit sur la lutte contre les éléments est intéressant. Dans certaines œuvres, le public doit ressentir la peur ou celle de l’interprète de jouer. Il est important d’atteindre ses limites physiques. Le final de la suite En plein air est une poursuite, où on atteint les limites de l’instrument.
CT : Les gens ne connaissent pas la musique pour piano de Bartok. L’intégrale nécessite huit disques, ce qui est beaucoup, cela fait presqu’autant que les sonates de Beethoven. De toutes les œuvres, le public ne connait que la Sonate et les Danses Roumaines. C’est un a priori. Il aime peu l’inconfort. En littérature, la plupart des gens n’achètent que le dernier roman d’un écrivain, en musique il y a une fracture que je n’arrive pas à comprendre. Pour certains, la musique de Bartok est comme la musique moderne. Son lien avec le romantisme tardif lié à la terre et la patrie devrait parler à tout le monde. Cet a priori vient de la dissonance, c’est elle qui a rendu la musique sensible, pour moi la dissonance c’est l’expression.
CT : Je suis d’accord, certaines périodes de sa vie sont plus arides.
CT : Il connaissait extrêmement bien son métier, il était aussi intéressé par les maths. Le mélange de musique complexe et de musique, basée sur les chants populaires est fascinant. J’ai proposé des programmes Brahms-Bartok et j’ai constaté qu’ils sont liés. Pour un programme tout Bartok, les gens ne viennent pas, donc il fallait présenter intelligemment. Les gens connaissaient Brahms, mais ils disaient surtout après que Bartok était bien ! Je rêve de faire des programmes sans programmes, que les gens me font confiance et que je pourrais composer un récital libre. Les gens pourraient découvrir des choses intéressantes et cela demanderait une écoute active.
CT : Pas seulement, j’ai fait d’autres essais avec des programmes Chopin-Szymanofsky ou autour des études de Debussy, que les gens ne connaissent d’ailleurs pas bien, combiné avec Ephémères de Philippe Hersant et des préludes de Chopin. Les gens étaient surpris et leur réaction était positive. J’ai carte blanche pour trois concerts à Londres, dont deux seront consacrés à Bartok-Boulez et à Bartok-Kurtag. Pierre Laurent Aimard joue aussi ce type de programmes et il le fait très bien. Il fait venir le public.
CT : Oui, en effet. Certains gens ne croient même pas qu’il est mort et disent : « Les contemporains, ce n’est pas mon truc » et il faut répondre : « Monsieur, Madame, il est mort en 1945. » Généralement, ce n’est pas un compliment quand les gens disent que quelque chose est « contemporain. »
CT : Les rythmes des Mazurkas de Chopin sont le plus difficile à saisir. La musique de Bartok est basée sur la danse, les Mazurkas de Chopin sont moins naturelles, elles n’étaient pas prévues pour être dansées ! Bartok plait plus aux enfants que Beethoven, car c’est une musique organique qui est liée au corps.
CT : Oui, extrêmement difficile, car elle rassemble différents aspects de Bartok. Le contrepoint est épouvantablement difficile ! Il faut se mettre à la peau du public qui l’entend pour la première fois. Quelle clarté de discours, quelle magie et quel génie de l’orchestration…
CT : Non, c’est un travail de musique de chambre, il y a quatre musiciens à égalité. On a besoin de beaucoup de travail avec les percussionnistes. Mais quelle œuvre ! Je tenais absolument à ce que ça fasse partie du projet de Hyperion, impossible de louper ça !
CT : le 2ème, oui, et l’année prochaine, je ferai le 3ème aussi.
CT : Il est difficile de mettre en place, il faut une technique solide et une force physique. Je suis toujours un peu surpris par le disque de Pollini/Abbado : ils présentent une lecture analytique et un rythme implacable, alors que c’est une danse ! Pour moi, ce concerto a un côté léger et joyeux, c’est une œuvre colorée plutôt que ce côté guerrier. Cela dit, j’admire leur lecture !
CT : Parce que c’est difficile !
CT : C’est différent, Bartok n’est pas écrit pour le pianiste, il ne vient pas du piano romantique, contrairement à Rachmaninov. J’ai joué le 3ème concerto de ce dernier en même temps que le 2nd de Bartok. Le Bartok est beaucoup plus difficile !
CT : C’est tout à fait jouable, cela coule de source et cela tombe bien sous les doigts.
CT : Il ne faut pas forcément essayer de comprendre. Si vous voulez vous initier, commencez par les œuvres de jeunesse, il y a 8 préludes qui datent des années ’20 et qui sont accessibles. J’adore sa musique d’orchestre qui est magique. Je suis ébloui par la richesse extraordinaire de la Symphonie Turangalila. Son œuvre pour piano seul me laisse un peu de marbre, même les 20 Regards. C’est très beau, mais cela m’ennuie un peu. Je ne suis pas croyant et il y a une sorte de naïveté dans sa spiritualité qui ne me parle pas, ce côté premier degré « Jésus, que c’est beau » Les 20 Regards restent un corpus extraordinaire, mais c’est dans sa musique orchestre qu’il y a le plus de grandeur pour moi.
CT : J’ai découvert la Symphonie Turangalila à 11 ans et je l’ai souvent écoutée. J’en aime le côté ludique et l’usage des ondes Martenot qu’on n’entendait pas ailleurs. C’est une musique très imagée.
CT : J’adore faire partie d’un tout, un soliste n’a pas toujours envie d’être le soliste.. On s’associe pour créer un résultat. On est comme la célesta, on participe et ce n’est pas du tout frustrant. Il y a d’ailleurs quand mêmes des cadences où le piano s’expose.
CT :Si, La Turangalila est devenue un grand classique. Par contre, il n’y a pas beaucoup d’ondistes. Celle qui a joué hier soir l’a fait une deux centaine de fois.
CT : C’est joué plus souvent que vous imaginez, il y a Aimard, Bavouzet, Angelich, Osborne, Béroff, Muraro et j’ai été surpris par Hewitt..
CT : A vouloir tout jouer, les impresarios ne savent pas trop quelle est votre identité, on m’a dit : « Vous jouez tellement qu’on ne sait plus à quel répertoire vous associer. » Je suis émerveillé par le répertoire, j’ai découvert la Symphonie lyrique de Zemlinsky et il faut continuer ces découvertes. Ensuite, j’ai découvert une œuvre de Hindemith, in einer Nacht, qui m’a donné envie d’aborder ce compositeur, sur lequel il existe des clichés, par exemple que sa musique est austère. Et je prépare un programme avec des œuvres qui sont nées à l’époque de la 1ère guerre mondiale : les études de Debussy et des œuvres de Hindemith, Szymanovsky, Scriabine et Bridge.
CT : Il était un précurseur de toute la musique du 20ème siècle. Sa richesse polyphonique a influencé beaucoup de compositeurs. Bartok représente un tournant dans le 20ème siècle.
CT : J’ai voulu montrer différentes approches de deux compositeurs, presque contemporains. Chopin était l’inventeur de la ballade, flamboyant et Brahms, tout jeune, lié au passé lointain avec une idée du temps éloigné et nordique.
CT : Complètement, oui.
CT : Il y a un côté héroïque et fantastique dans le sens romantique, qui est moins souvent présente chez Chopin.
CT : C’est intéressant ! Mais je pense que la 4ème ballade n’est pas vraiment une œuvre aboutie, les comparer ne fonctionne pas forcément. Liszt offre une réflexion sur la forme sonate de Beethoven, alors que chez Chopin, il y a un côté linéaire, une architecture relativement basique. On n’y retrouve pas l’éblouissante structure de la sonate de Liszt. Ce dernier était une sorte de surhomme qui était au-dessus de l’humanité, alors que Chopin est plus l’homme fragile. Ils étaient l’un l’opposé de l’autre.
CT : Je ne sais plus.. Je pense qu’il faut couper la pédale entre les accords et la suite, mais s’il y a une autre belle idée musicale, ça va. Il faut faire attention aux indications de pédale de Chopin. Je n’aime pas trop « l’église » autour de Chopin, certains le lisent comme la bible, ça stérilise la musique pour moi. Je n’aime pas le respect desincarné ni le tout blanc, tout noir, surtout pas chez Chopin.
CT : Certains, comme Brendel, l’ont contourné ! J’ai envie de dire oui, mais pourquoi d’autres compositeurs seraient-ils incontournables ? Chopin, c’est surtout une très belle musique bien écrite, ce serait dommage de passer à côté. Quand j’écoute de la musique, je préfère écouter d’autres musiques que Chopin pourtant, plutôt de la musique du 20ème siècle. Un récital tout-Chopin, je ne sais pas… Ceci dit, mon dernier cd est consacré à Chopin (rires)
CT : Les préludes datent de 1838/39, il les a écrits à Majorque. Ce sont des œuvres très sombres qui correspondent à son état d’âme. Elles sont colorées par la mort, il avait déjà un pied dans la tombe.
. Ce qui est intéressant dans ce cycle, c’est qu’il y a autant de préludes en majeur qu’en mineur, il n’y a pas d’élévation. Par contre, c’est une chute dans les ténèbres. Le dernier prélude avec des arpèges à la fin est d’une violence extraordinaire, tout comme la 2ème sonate, qui connait également beaucoup de violence et dont le caractère est sombre aussi.
CT : Complètement visionnaire, il n’y a pas de rythme ni harmonies. Il voulait clairement faire peur. Il y a une espèce de modernité, l’expression d’une nécessité intérieure. Les récits de George Sand témoignent d’un était de transe, habité.
CT : Je n’écoute pas beaucoup de piano, donc je n’ai pas écouté de références. Il y a des gens qui ne connaissent pas bien les préludes, j’ai souvent vu des réactions de gens qui n’avaient pas entendu ce cycle en entier.
CT : Oui, c’est l’œuvre ultime. C’est d’une telle puissance. Mais ce n’était pas conçu comme une œuvre, contrairement à la sonate de Liszt. Richter ne les jouait pas tous par exemple.
CT : Difficilement, ça reste un tout.
CT : Ou bien les préludes ou bien une mazurka. Dans les mazurkas, il était d’une sincérité absolue, il se parlait à lui-même. Ce sont des joyaux.
CT : Je recherche le naturel. La musique passe avant l’interprète, ce que je vois dans la partition doit être transmis le plus naturellement possible. L’idée de l’interprétation est au centre de mon travail, je n’aime pas les excès.
CT : Je suis entièrement d’accord. On peut se surprendre l’un l’autre en sachant que l’autre répondra. Avec Alina, on discute très peu.
CT : Je ne suis pas d’accord, les seules critiques négatives qu’on ait reçues étaient en France.. Sinon nos disques ont été récompensés par le Gramophone et nous recevrons bientôt un prix en Allemagne. Les critiques avaient envie de voir un violon avec un accompagnement. Alina a une approche que j’adore. C’est curieux que ça ne plaise pas en France. La série Mozart représente ce qu’on a fait de mieux, on s’est fait plaisir et on se stimule mutuellement.
CT : ça fait 12 ans que nous jouons ensemble, on pense à la musique. J’oublie que je joue avec un violon, c’est devenu un..
CT : Nous y sommes comme deux enfants, nous faisons des blagues, nous prenons des objets et on s’amuse avec..
CT : Dans toutes les critiques sauf celles françaises on a salué l’apport des premières sonates. C’était un plaisir de présenter l’innocence et la joie de Mozart jeune. Mais il y a les grincheux…
CT : J’ai envie de dire non. On le fait, mais pas de la même façon, on ne respire pas ensemble. Ça ne remplace jamais 10 ans. Ça peut très bien marcher, mais idéalement, ça devrait être comme dans un couple : on sait ce que l’autre pense.
CT : Il était comment, Vengerov ?
CT : Oui, mais j’ai vu que le piano était à moitié fermé !
CT : Mais ça se travaille ! Je ne l’ai jamais fait, c’est à moi de trouver l’équilibre juste. Ça me choque quand le piano n’est pas grand ouvert.
CT : L’interprète ressent une certaine frustration : au travers de son interprétation, il partage avec le public, mais il n’est pas à la peau des gens. Chacun reçoit à sa manière, donc il y a une partie qui vous échappe. J’aimerais être dans mon public.
CT : Non, ça ne me choquerait pas, mais j’ai besoin qu’on m’explique. Si les critiques ont un corps, je suis intéressé, je peux réfléchir à cela.
CT : Beaucoup de choses, des pièces tardives de Liszt, pour mon prochain disque, je jouerai la troisième année de pèlerinage, ensuite il y a ce projet autour de l’Armistice dont je vous ai parlé, des œuvres de Haydn, qui m’a toujours fait peur, mais maintenant moins, pareil pour Ligeti, ça traîne fréquemment sur mon piano. Sinon, des pièces de Busoni et j’aimerais revenir à Beethoven, dont j’ai joué toutes les sonates pour piano et celles pour piano et violon. De ce dernier, j’ai enregistré le 1er concerto pour piano. Les projets se font un peu par hasard. Un ami à Londres m’a parlé de la 4ème Symphonie de Szymanovsky et cela a été le coup de foudre.
CT : Oui, effectivement, le jour où je meurs, il y aura forcément des regrets : « Je n’ai pas joué cela… »
CT : Scarlatti me fait peur, sa musique est extrêmement difficile, puis Ligeti demande un grand investissement.
Arnhem, le 1er mars 2013
Le jeune pianiste français David Kadouch est un autre élève doué du maître Dmitri Bashkirov. Il a bien voulu m’accueillir à l’issu de son récital à Arnhem pour me parler avec enthousiasme de son métier..
David Kadouch (DK) : Par coup de cœur, je joue des œuvres que j’aime! Il y a d’ailleurs une relation entre celles que j’ai jouées ce soir; elle font partie d’un disque qui vient de sortir chez Mirare. Ensuite, certaines d’entre elles représentent plusieurs facettes de la Russie. Dans un sens, on peut dire que Debussy va vers Medtner. Le style de ce dernier compositeur est hypra-romantique, celui de Debussy plus implicite. Quant aux variations de Liszt, je les ai beaucoup jouées et j’ai repris l’œuvre. Cela me permet de bien tester le piano en début du concert! Le programme de ce concert me permet ensuite d’utiliser beaucoup de couleurs, comme un peintre.
DK : Dimanche dernier, j’ai commencé par Haydn, je varie beaucoup mes programmes.
DK : Cela me fascine, bien que ce ne soit pas agréable pour l’oreille à mon avis. J’aime qu’il y ait une rupture entre deux œuvres.
DK : Je ne pense pas que ce soit si difficile; au début la fugue a été dure pour la mémoire, car il y a beaucoup de voix. Les premières semaines que je m’y suis mise ont été un cauchemar.
DK : Je ne joue pas Islamey, mais je ne pense pas.
DK : Pour piano seul, je ne sais pas, j’ai découvert ce Prélude et Fugue pas hasard. C’est Lilya Zilberstein qui le jouait sur Youtube et j’ai voulu le jouer. Il a écrit un Quintette avec piano qui est beau. Taneyev n’est pas un compositeur connu, mais Tschaikofsky croyait beaucoup en lui!
DK : C’est de la musique improvisée, on est dans la ballade. Medtner était quelqu’un de hypra-mélancolique. Cette sonate est un chef d’œuvre qui me touche beaucoup. Jouer sa musique relève de l’exploration; il faut tout laisser arriver.
DK : Je ne sais pas. C’est une musique qui est difficile d’accès. Il y figure une facette pas souvent représentée : un côté violent et désabusé. Ensuite, on sent un déracinement dans sa musique : Medtner était Russe et Allemand, mais il ne se sentait aucun des deux. Malgré l’accès difficile de sa musique, Rachmaninov le tenait pour le plus grand!
DK : Non, Medtner était un être loin de chez soi. Il est d’ailleurs possible de rapprocher ces deux compositeurs de par leur écriture polyphonique. Medtner était quelqu’un qui savait utiliser les mains et le piano, mais l’écriture de Rachmaninov était plus orchestrale.
DK : Oh là là, si je savais! Il est souvent dit à propos de la vie de Moussorgsky que sa vie était chaotique et que les Tableaux sont mal écrits. Or, ce n’est pas mon avis. Je pense qu’ils sont bien écrits et qu’il y a une structure claire. Je n’ai pas l’impression de passer par le grandiloquent; il n’y a pas de faux semblant. C’est une musique à la limite de l’impressionnisme.
DK : Oui et ils ne sont pas très intéressants si on les compare à l’œuvre de Moussorgsky qui est extraordinairement puissante! Ce sont des dessins d’ailleurs , non pas des tableaux. J’ai été un peu déçu a vrai dire..
DK : Je les ai vus sur internet..
DK : C’est avec lui que j’ai travaillé le moins, uniquement le Concerto de Schonberg. Il était très méticuleux sur la façon dont c’était écrit. Il montrait un grand respect de la partition, mais c’était cartésien..
DK : Ah, je l’adore! C’est la plus grande pianiste avec Martha! Elle était plus sévère qu’on imagine. J’avais 14 ans quand j’ai travaillé avec elle et je me souviens encore de ce qu’elle m’a dit. C’est elle qui m’a réveillé en me posant des questions sur l’aspect organique de la partition : « Pourquoi c’est là ? » Elle est quelqu’un de spirituel qui s’éloigne parfois de son piano. Sur scène, elle laisse tout vivre et elle observe, elle regarde l’herbe et les coccinelles…
DK : Oui, mais c’est l’une des meilleures dans bien des choses ! Elle a aussi joué un fabuleux Troisième concerto de Beethoven et que penser de ses Schubert…
DK : Il a été l’une des personnes les plus importantes dans ma vie. L’un de mes amis a organisé une académie d’été sur la musique de chambre et j’ai envoyé ma cassette. Perlman a été l’un des professeurs qui a enseigné et il m’a invité. C’est quelqu’un d’innocent et d’ingénu, aussi quelqu’un de très sein. Il m’a appris que ce n’est pas si grave de monter sur scène.
DK : Non, c’est parce qu’il se déplace difficilement avec ses béquilles..
DK : J’essaye de voir un maximum de personnes que j’admire ! Ils sont tous de grands musiciens qui peuvent m'inspirer. Ce métier est très dûr ; on travaille souvent seul et on a parfois besoin de se recentrer, sinon on risque de perdre de vue l’inspiration..
DK : C’ est lui qui m’a formé, avec Dennis Kozukhin je suis l’étudiant qui est resté le plus longtemps chez lui..
DK : Tout ! Il était mon mentor. Il n’était pas toujours typique de l’école russe, qui veut que le musicien ne fasse rien qu’étudier. Je me souviens qu’une fois j’avais travaillé dur et il m’a demandé : « Est-ce que tu es toujours là ? Qu’est-ce que tu fais encore ? »
DK : Le son qui doit être le plus naturel et le plus ample possible, la posture au piano.. oui, je crois avoir fait le tour !
DK : Non, je ne crois pas, mais si on écoute Luis Fernando Perez, il y a une qualité de son et une variété de couleurs magnifiques, pareil pour Plamena Mangova. On est toujours très concentré avec Bashkirov, aucun de ses élèves n’est « nice » ou petit !
DK (s’enthousiasme) J’étais là aussi !
DK : Et encore, vous avez peu entendu, car il y aussi Volodos, Bloch, Demidenko, Gilad parmi ses élèves…
DK : Enormément de choses ; beaucoup d’œuvres russes, mais beaucoup de répertoire germanique aussi : Beethoven, Schumann..
DK : Moi oui. Bashkirov a dit : « Je meurs, je serai là pour toi », ce qui veut dire qu’il se donne tout entier, pas uniquement pour moi bien sûr, mais il est toujours là pour ses élèves.
DK : J’adore ! Peut-être pas le piano, car c’est un peu réducteur, mais j’adore les instruments baroques, je les écoute beaucoup, c’est une vraie passion !
DK : Je ne sais pas, j’y réfléchis beaucoup , je ne sais pas s’il y a un dogme. Il n’y a pas de règles, mais on ne peut pas mettre la pédale aléatoirement !
Gronsveld, le 31 décembre 2020
Didier Castell Jacomin (DCJ) : Alors, c’est parce que j’ai abordé le répertoire des femmes compositeurs. Quand je me suis aperçu que j’ai passé tellement de temps pour apprendre les œuvres dites majeures, parce qu’au piano on passe 80% du temps à apprendre par cœur et 20 % pour découvrir d’autres œuvres, cela laisse très peu d’occasion d’aller à la rencontre d’œuvres dites « mineures », alors que les compositrices ne sont pas mineures du tout, du tout ! Bien entendu, j’avais sélectionné Clara Schumann, je ne pouvais pas passer à côté, mais il y en a d’autres. Je vais certainement faire un deuxième volet dans les deux ans qui arrivent, absolument. Un ingénieur du son de Teldex Studio à Berlin m’a conseillé de jouer plus de musique de Mel Bonis, de continuer dans cette voie parce qu’il a trouvé que c’était une des meilleurs choses que j’aie faite dans ce disque. J’ai découvert sa musique grâce à son arrière petite-fille Christine Géliot. Je joue maintenant avec partition et j’ai beaucoup plus de temps de découvrir d’autres œuvres. J’ai aussi découvert Fanny Hensel-Mendelssohn, mon rapport avec elle est très bizarre.
DCJ : Il y a des passages qui sont sublimes, mais il y a des choses que je n’aime pas, car je ne me sens pas proche de son génie.
DCJ : Non, il y a des choses qui sont sublimes, attention !
DCJ : Bien sûr ! Encore que c’est le cerveau qui dit : « c’est Felix Mendelssohn, donc c’est magnifique ! ». Ce n’est pas comme dans Mozart où il n’y a rien à jeter. Même dans Chopin, il disait qu’il n’aimait pas du tout sa première sonate, c’est un travail académique. Mais pour revenir aux compositrices, comme je joue avec partition, c’est dur, c’est un autre travail, cela n’a rien à voir avec le par cœur, mais on n’a pas moins le trac. A partir de ce moment-là, je pouvais aller à la découverte d’autres œuvres.
DCJ : Pas du tout ! Elle a écrit des études de concert sublimes, des ballets, des symphonies, des œuvres très interessantes, on n’en dénombre pas moins de 400 . Bizet l’appelait le « petit Mozart ». F. Liszt la comparait a Chopin
DCJ : Je ne sais pas du tout, je n’ai pas fait de recherches. Elle était la protégée de la reine Victoria, déjà fort âgée à l’époque mais qui l’accueillit a Windsor pour y séjourner quelques temps,
DCJ : Je pense que ce sont les études de concert, comme ‘Automne’, Scolastique’ qui est très charmante à jouer. Elle a fait des scherzos qui sont tout aussi intéressants, j’en ai enregistré un, mais je ne l’ai pas mis dans le disque.
DCJ : Ah oui ! Elle était aussi bonne compositrice que pianiste. Un peu comme Clara Schumann, mais pas avec la même notoriété, Clara Schumann était au 19ème siècle la Martha Argerich du 20ème siècle. Goethe avait dit d’elle qu’elle avait la force mentale de six hommes réunis !
DCJ : Non, elle avait du mal, heureusement il y avait son père qui lui enseignait la musique, Schumann était d’ailleurs aussi l’élève du père de Clara. Pour jouer, elle n’a pas eu de difficultés d’une pianiste de l’époque. Par contre, pour se faire reconnaitre comme compositrice, elle a eu des problèmes, car une femme à l’époque ne pouvait avoir l’imagination d’un homme…. Chose parfaitement fausse et stupide!
DCJ : Je pense qu’elle a pu les faire éditer à la fin, parce qu’elle a vécu très longtemps. Elle était née en 1820.
DCJ : Et elle est morte en 1892, elle était très âgée pour l’époque. Il y a une œuvre, la seule et unique œuvre que Robert lui a dédiée, les Geistervariazionen. On les joue depuis 1950. Tu sais pourquoi ? Parce que Clara a interdit la publication jusqu’à cette date-là. C’était son œuvre, c’était pour elle qu’il a composé. En fait, il a aussi dédié le quintette avec piano à Clara, mais ce n’était pas pour elle, c’était pour une princesse. Du coup, il a fait envoyer un énorme bouquet de fleurs a cette Princesse voyant que Clara était furieuse.
DCJ : Oui, les Geistervariationen, pas une autre.
DCJ : Une seule !
DCJ : C’est toujours difficile je pense. C’est personnel, c’est par émotion, par sentiment, je pense que le concerto en la mineur de Robert, tout le thème, c’est elle, je sens que c’est elle, je ne vois pas Robert composer ces premières notes. Je trouve que c’est Clara ! D’ailleurs, on fait de grosses erreurs dans ce concerto de Schumann au point de vue tempo. On ne respecte absolument pas le tempo du début, pas du tout. C’est devenu une tradition, évidemment. Tout le monde le joue au tempo que tu entends. Robert a effectivement utilisé certaines mélodie comme par exemple sa « romance variée op.3 ». Il en a fait (tout comme elle) des variations, et chose assez amusante, Brahms a également utilisé ce thème pour également le développer en variations.
DCJ : Absolument, alors, et c’est là que l’interprète intervient…. Que veut dire Allegro, et Affetuoso? Je sais que pour toi, celle qui te touche le plus est Martha! Sa compréhension de l’œuvre est magnifique, mais j’aime également énormément Radu Lupu, Arrau, Samson Francois… bref, si chacun d’entre nous arrivons à convaincre avec nos différentes interprétations, de part notre culture, notre savoir et nos émotions, alors…. Nous avons tous raison. C’est ce qui fait la beauté de ce métier.
DCJ : Cela dépend ce que l’on entend par « vite », mais est-ce que Schumann jouait son œuvre trop vite ? Va savoir !
DCJ : Il a utilisé ses variations, d’ailleurs Brahms a aussi composé des variations sur le thème de Clara Wieck, le thème varié, opus 3 (j’en ai parlé un peu plus haut dans notre conversation. Le thème varié a été repris par Schumann, il en a fait des variations, comme elle et Brahms aussi. Donc je pense que si Schumann et Brahms prennent des thèmes de Clara Wieck, c’est que ses compositions étaient de très haut niveau. Le scherzo no 2 opus 14 est très beau.
DCJ : Oui, tu sais à quel âge elle l’a composé ?Elle avait 14 ans ! Alors quand on compose comme ça à 14 ans, on entre dans le génie là !
DCJ : Elle commence à sortir de l’ombre grâce a son arrière petite fille qui se bat pour faire reconnaitre le génie de son aïeule.
DCJ : Non, pas du tout, c’est amusant, parce que son vrai nom était Mélanie Hélène Bonis. D’ailleurs elle a passé un concours de composition, mais à l’époque, les femmes n’avaient pas accès, donc elle a « masculinisé » son nom en se faisant appeler « Mel ».
DCJ : Non et il y avait Debussy dedans, mais c’est elle qui l’a remporté avant Debussy ! Tu vois, par exemple.. C’était une femme très frêle et discrète, elle était secrètement amoureuse d’un poète, mais elle s’est mariée avec un industriel. Elle a réussi à faire de la musique parce que simplement elle a fait croire que c’était pour faire des animations dans la maison, mais ce n’était absolument pas son but, absolument pas. Et c’est Christine Géliot qui a retrouvé dans la cave tous les manuscrits de son arrière-grand-mère. Elle a mis sa au gout du jour, il y a une association Mel Bonis où elle se bat pour jouer les œuvres pour les faire éditer, enregistrer, il y a une symphonie qui a été récemment enregistrée. Les pianistes s’intéressent beaucoup à elle, de plus en plus, tu trouves Mel Bonis dans des concours même. C’est encore un avis personnel, mais la Ballade qu’elle a écrite n’a rien à envier à la 4ème Ballade de Chopin , absolument rien ! C’est magnifique, je ne l’ai pas enregistrée, mais c’est une œuvre que j’enregistrerais avec plaisir.
DCJ : Oui, bien entendu, c’était juste pour le concours qu’elle a « changé » son prénom.
DCJ : Non, pas du tout. Elle avait une santé assez fragile, elle ne jouait pas ses œuvres en fait, vraiment c’est son arrière-petite-fille qui les a remises au gout du jour ! Elle a bien fait, car il y a des merveilles, c’est délicat, c’est intelligent, c’est ressenti, une partie c’est vraiment une écriture féminine je trouve, mais sa Ballade est une pure merveille. Quand on écoute, on se dit : « Tiens, c’est une femme qui a écrit cela ? ». Et pourquoi pas ? On a tous un côté masculin et un côté féminin, chez certains hommes, le côté féminin est plus en avant, c’est pareil avec les femmes, c’est exactement la même chose. J’ai rencontré son arrière-petite-fille et j’ai beaucoup parlé avec elle. Elle a d’ailleurs écrit une magnifique biographie sur son arrière-grand-mère, j’ai l’impression d’être au cinéma quand je l’ai lue. Tu as l’idée de regarder un film, tellement c’est bien écrit.
DCJ : Pas du tout ou peu. Ce n’était pas quelqu’un qui faisait du marketing. Ils ont failli tout perdre, pourquoi c’était son arrière-petite-fille qui s’est occupé de son héritage, sa fille aurait pu le faire aussi, mais cela n’intéressait personne. Son arrière-petite-fille est professeur de piano et elle a dit : « Il faut arrêter, c’est dans la cave où on a mis les manuscrits ! », je suppose qu’il y a des manuscrits qui ont été perdus.
Et encore quelqu’un d’inconnu dans mon disque, c’est Maria von Martinez..
DCJ : Peut-être, mais ce que je trouve intéressant, pourquoi je l’ai choisie elle aussi, c’est qu’en fait elle était la voisine de Mozart et l’élève de Haydn, D’ailleurs Mozart lui a dédié son cinquième concerto pour piano, KV 175 mine de rien, donc elle a pris des cours avec Haydn, j’ai trouvé intéressant une femme de cette époque avec deux monstres sacrés en face, c’est intéressant de voir ce qu’elle a compris, ressenti, analysé, comment elle a fait pour en arriver à la composition. Si tu compares avec Haydn et Mozart, évidemment au pont de vue harmonique et mélodique, c’est un peu simple, mais il faut dire aussi, c’est en 1927 tous les manuscrits ont brulé lors d’un incendie, il ne reste que deux sonates et une petite autre chose, c’est tout, donc en fait on ne peut pas tout juger sur une seule œuvre, ce que vraiment elle valait. Il faudrait écouter l’autre sonate et voir si c’est plus mature, plus intéressant, mais j’ai trouvé que là-dedans il y avait des choses très belles malgré tout.
DCJ : Je pense remettre a l’honneur Mel Bonis, car je n’ai pas encore fini et elle me plait beaucoup, je ne vais pas occulter cette fois Louise Farenc, parce que j’aime beaucoup, vraiment.
DCJ : Effectivement, oui, il y a des œuvres assez difficiles, c’est très virtuose, sinon même certaines œuvres de Fanny Mendelssohn, mais il faut que je me replonge dedans, une quatrième…
DCJ : Pourquoi pas ? Ou bien la Néerlandaise, comment s’appelle-t-elle ?
DCJ : Justement, ce serait intéressant, je ne connais pas du tout son œuvre.
DCJ : Ce serait intéressant dans ce cas-là.. je ne sais combien de temps dure le concertino, mais si on peut le réduire en version quatuor à cordes et piano, pourquoi pas ?
DCJ : Bien sûr !
DCJ : Elisabeth Jacquet de la Guerre par exemple, il y en a plein ! En tout cas, il y aura Bonis et Farenc sur mon prochain disque. Pour le premier disque que j’ai fait, j’ai fait une année de recherches, je me suis baladé dans l’Europe, je ne suis pas restée derrière l’ordinateur ! J’ai rencontré des gens qui connaissaient, est-ce que tout ce travail se sent quand on écoute ce que j’ai enregistré ? Ce disque, je n’en peux plus de le voir (rires), il passe sans arrêt sur Radio 4 (la radio hollandaise pour musique classique, WB), mais j’ai envie de leur dire que je n’ai pas enregistré que cela, c’est déjà énorme, je ne vais pas cracher dans la soupe, c’est déjà fantastique qu’un artiste ait un disque phare, qui passe partout en Europe, aux Etats Unis…
DCJ : Je pense avoir été l’un des précurseurs, c’est pour cela que les gens y sont peut-être attachés, Teldex Berlin, c’est quand même le studio européen avec une acoustique extraordinaire, j’avais trois Steinway devant moi, j’avais une heure pour choisir le Steinway. Beaucoup d’autres y ont enregistré, comme Perahia, Matthias Goerne, je l’y ai rencontré.
DCJ : Non, Isabelle Faust, Anne Sophie Mutter aussi. J’enregistrerai encore là je pense.
DCJ : Attention, ce n’est pas du tout péjoratif ! Il y a une logique qu’on trouve chez un homme, chez une femme c’est aussi logique, mais différent….. une femme, je t’assure au point de vue harmonique on s’attend à ça, et non, ça part de l’autre côté. Je t’assure que c’est des fois, maintenant je suis habitué, j’ai fait l’incursion dans leur cerveau en essayant de me mettre réellement à leur place (modestement), c’est beaucoup plus facile pour moi…
DCJ : Oui.
DCJ : Bien sûr que si!, mais la logique me convient mieux. Il n’y a que les hommes qui soient logiques, attention, ce n’est pas du tout un souci ! Tu marches sur des œufs quand tu vas transcrire ça !
DCJ : C’était extraordinaire, dans le cadre d’une série à Paris, à la Salle Cortot, le musée Jacquemart André et le troisième lieu, je ne sais plus..
DCJ : Non, j’ai joué à deux endroits, à Cortot et dans l’autre salle, j’avais entendu parler tout le temps de Paul Badura-Skoda, ça me « rendait nerveux »et j’ai dit : « Dites-lui que j’ai envie de le rencontrer ! », on m’a dit de lui envoyer mon disque Mozart puisqu’il était spécialiste de Mozart, Haydn, Bach aussi, beaucoup d’autres choses, j’ai envoyé le disque, mais je n’ai pas eu de réponse et j’ai reçu un SMS de …( ?) « Est-ce que tu m’aimes ? » et je me suis dit : « Il commence fort ! » et cela s’arrête là. J’ai reçu un autre SMS « parce que Badura-Skoda est tout à fait prêt à te rencontrer en Autriche, à Vienne. Je suis tombé par terre, j’ai contacté son épouse, Elisabeth Vidal, et on correspondait par téléphone ou par mail, on a fixé un rendez-vous et je suis arrivé une demi-heure à l’avance, il y avait un café en bas de chez eux, j’ai vu le nom de Badura-Skoda, je me suis dit que c’était hallucinant, et après deux cafés arrivait l’heure, 14 heures, je sonne et il a dit : « Ah, c’est Didier, c’est très bien ! » c’était Elisabeth : « Tu vas au fond de la cour, tu prends à gauche, je ne vais jamais retenir, tu montes par le monte-charge , parce qu’il avait ses pianos, il y avait un monte-charge spécial, ils avaient choisi cet appartement-là, parce qu’il y avait la possibilité de descendre des pianos et de les monter. Je monte et je sors, à gauche, c’était son appartement et je vois Paul qui ouvre la porte, alors j’ai tout son pédigrée qui me défilait devant les yeux : jouer avec Furtwangler, Karajan, toutes ces tournées monumentales et Paul qui me dit : « Alors, moi c’est Paul, toi c’est Didier, tu m’appelles soit « Paul », soit « Badura », tu me dis « tu », alors là, j’ai dit : « ça, je ne crois pas ! C’est « maestro »bien sûr ! » et tout de suite, il m’a mis au piano, puisque j’étais là, on a décidé de jouer le double concerto de Mozart, et il avait une autre idée, on va faire le triple concerto en même temps, dans la réduction à deux pianos. Bon, pourquoi pas ? Je commence, et comme lui avait 86 ans, je n’ai pas joué trop fort ni trop vite, mais qu’est-ce que j’ai été idiot, parce qu’évidemment, c’est un pianiste hors pair, mais à cet âge-là, il était un pianiste hyper-professionnel, je joue comme j’ai l’habitude de jouer, comme je suis à deux pianos. Dans le deuxième mouvement, j’ai osé dire : « Maestro, je pense que là on va un peu trop vite » et il m’a dit : « Je pense que tu as raison, parce qu’en fait moi je joue toujours très vite, parce que je suis proche de la mort, alors je n’ai plus de temps !’ Mais comme c’était extraordinaire. Son intelligence, je ne parle même pas musicale, cette humanité qu’il avait, c’était un être humain exceptionnel, je n’ai pas eu le temps de m’apercevoir que je jouais avec l’un des plus grands pianistes du 20ème siècle.
DCJ : Il a enregistré les Etudes de Chopin et je peux dire que cela fait pâlir tout le monde ! C’est impressionnant.
DCJ : Non il n’était absolument pas méconnu, au contraire, il a laissé un héritage musical très impressionnant! Notamment la révision de tous les concertos de Mozart et de Haydn, ses livres, ses innombrables enregistrements.
DCJ : Absolument, mais il n’était pas reconnu pour ses Brahms, ses Chopin, ses Schumann. Il m’a offert tous ses disques, je les ai tous, et je peux te dire qu’il est remarquable dans chacun de ces compositeurs.
DCJ : Mais oui, il avait un répertoire monumental et le problème était qu’il était catalogué à son époque, il aurait fait carrière maintenant sans cette étiquette.
DCJ : Mon dieu, c’était énorme, quand on a joué ensemble à Maastricht, il a joué une partie en soliste et je regardais sa partition, écoute, il y avait des retours sur Goethe et plein de poètes, il apprenait d’une certaine manière avec, je suis persuadé, quand il jouait, il mettait des notes à côté, comme tout le monde, mais les gros trous de mémoire, peut-être ça lui arrivait une ou deux fois dans toute sa vie, je regardais comme il pensait : « Cela me fait penser à telle et telle phrase de tel poète à tel moment » surtout chez Schubert, qui est très vicieux, si tu rates le pont, tu retournes au début, donc tu as plutôt intérêt à ne pas louper le pont. Je suis persuadé qu’il se souvenait non seulement des notes, mais de ces poèmes aussi. C’était un acharné de travail jusqu’à la fin.
DCJ : Il ne s’intéressait pas uniquement qu’à la musique, à ce que l’homme était le contexte aussi, dans quel contexte géopolitique il a vécu, quel contexte royal aussi, les lettres, les courriers, tout ce qui fait l’homme en fait.
DCJ : Absolument, mais tout est écrit chez Mozart, absolument tout. C’est pour cela que c’est très difficile de jouer Mozart. Il n’y a pas beaucoup de pianistes qui le jouent bien, ou du moins qui le comprennent…. En ce qui me concerne je suis toujours à la recherche du « Graal »…..
DCJ : Oui, bien sûr!, mais aussi Haskil, Lupu, sans oublier bien sur mon Maestro Fausto Zadra, qui a mon sens fut LE Mozartien toute époque confondues
DCJ : Je préfère par contre ses Rachmaninov, là c’est sublimissime, ses Rachmaninov sont d’une intelligence sans pareil !
DCJ : J’ai du mal, car j’ai tellement appris Mozart avec Zadra, tellement appris d’une certaine manière, il y a autant de manières que de pianistes bien entendu, mais j’ai tellement travaillé Mozart avec Zadra que j’ai du mal à l’écouter par quelqu’un d’autre hormis Pires, Haskil, Lupu, Perahia. Mais à l’heure actuelle….
DCJ : Ce n’est jamais « en bas » chez Mozart, c’est toujours en haut ! Il y a des bases, de appuis, mais ce sont que des appuis, ce sont que des fondations et après tu t’élèves !
DCJ : Certainement! Sauf que l’écriture de Liszt est radicalement a l’opposé de celle de Mozart. Les traits chez Liszt sont la (pas tout le temps bien sûr) pour donner une impression harmonique, alors que chez Mozart tout comme chez Chopin, chaque note dans un trait a une importance capitale.
DCJ : Connais-tu Elisabeth ?
DCJ : C’était en quelle année ?
DCJ : 2014.. tu n’as peut être pas dû la voir, mais elle l’accompagnait toujours.
DCJ : Absolument, je suis tout à fait d’accord avec ce qu’il dit, aucun problème. Et c’est vrai que c’est le spécialiste du pianoforte. Ce n’est pas du tout la même technique. A Maastricht, quand on a joué ensemble, il a joué sur piano et sur pianoforte, c’était exceptionnel. Je ne pense pas qu’il l’ait jamais fait dans sa vie. C’était au moment des attentats à Paris et lors du concert, il a rajouté une œuvre pour penser aux victimes de l’attentat.
DCJ : Oui, en effet.
DCJ : C’est possible, aussi peut-être parce que c’est sur ce type de piano que Beethoven a composé.
DCJ : Ah non, parce qu’il était spécialisé dans les deux domaines, il n’y avait aucun problème. Il était aussi professionnel sur piano moderne que sur pianoforte.
DCJ : Simplement pour avoir la sonorité que Beethoven entendait (puisque tu as évoqué Beethoven), c’est intéressant, lui a trouvé d’autres intérêts, c’est certain. Moi je trouve intéressant, mais c’est une tout autre technique. Le clavecin ou l’épinette sont encore différents.
DCJ : A l’époque, il n’y avait pas de grandes salles, sauf que pour l’opéra, je me demande si on jouait beaucoup dans des salles pour 3000 personnes.
DCJ : Avec la technologie tu peux tout manipuler. Tu peux enregistrer un cd de 65 minutes note à note !Je ne veux pas qu’on manipule le son de mes disques, c’est comme ça que je joue et pas autrement. Je n’ai pas envie qu’on me dise : « C’était génial, mais au piano quand on l’entend, ce n’est pas le même son ! » Les gens qui m’entendent savent que j’ai le son que j’ai en disque.
DCJ : De prendre le temps, vraiment de prendre le temps pour étudier une œuvre, aussi la précision, parce qu’on oublie des fois. Il m’a appris aussi à s’écouter intérieurement, il était d’une très grande précision quand on travaillait ensemble. Il ne laissait rien passer, jusqu’aux ornements. Il a noté des remarques, il refaisait des lignes dans mes partitions de piano à quatre mains : « C’est sur cette note qu’il faut commencer, pas la note inférieure, mais la note supérieure, pour faire l’ornement. » Il a eu les manuscrits en main. J’ai appris également que l’homme peut également être formidable dans son entièreté, malgré les défauts qui nous caractérisent. J’ai appris a rester fidèle à l’instrument mais aussi aux œuvres que je désirais aborder.
DCJ : Oui, mais il a eu la chance d’avoir en main les manuscrits de Mozart. C’est pour ça qu’il a refait des.. comment est-ce qu’on dit, il a ré-annoté les sonates de Mozart. Il a vu les manuscrits, donc il a scruté tout.
DCJ : Zadra évidemment, Cziffra aussi, bien entendu… Catherine Collard et Anne Marie Tabachnik, qui vient de décéder. Sans elle, je ne pense pas que j’aurais eu cette technique-là. Zadra, c’était bien beau, mais lui, il enseignait la technique, mais il reposait sur sa femme, sur Marie Louise, Anne Tabachnik, et quelques autres assistantes qu’il avait. Au tout début, ils ont fondé cette école de piano et elle a vraiment eu absolument tout. Elle était terrible parce qu’elle était très précise, comme Zadra, pareil. Cela m’a couté dix ans pour avoir cela, on pense que c’est naturel. Anne Marie elle était capable, je me souviens des 32 variations de Beethoven, de rester sur une ligne pendant plus d’une heure. Je te jure, « Qu’est-ce que tu veux faire ? Pourquoi tu utilises ce geste-là ? » Au bout d’une heure, j’ai dit : « Ecoute, je vais fumer une cigarette car je sens que dans deux minutes, je vais vous taper ! » Elle est partie dans un éclat de rire, je devais avoir une tête rouge, mais je n’en pouvais plus. C’était quelqu’un qui m’a toujours accompagné, soutenu, elle m’a enseigné avec une patience extraordinaire… Et tout récemment j’ai renoué contact avec la pianiste et amie Roberte Mamou, qui est une femme extraordinaire et une artiste fabuleuse!
DCJ: Roberte est une artiste qui vit entre Bruxelles et Paris. Il y a des années de cela je suis allé l’écouter dans le concerto de Mozart « Jeunehomme » a Anvers. Ce fut magistral! Alors je l’ai contactée après le concert, puis on s’est perdu de vue. Et voici quelques mois deja qu’elle m'a recontacté et début juillet je suis allé a sa rencontre à Bruxelles, chez elle. Cette femme a une carrière extraordinaire. Elle a joué partout! Philharmonie de Berlin, avec l’Orchestre Symphonique, ou encore à Dresde, Au théâtre de la Monnaie, au Concertgebouw. Elle joue en musique de Chambre avec Olivier Charlier, Gary Hoffman, Franz Helmerson, le quatuor Enesco etc… On ne compte plus les récompenses qu’elle a eues pour ses enregistrements (Diapason d’or pour son intégrale des sonates de Mozart, par exemple.) Je t’invite, du reste à la contacter pour l’interviewer! Bref, cette personne est d’une grande humanité et humilité. A (re)découvrir d’urgence a mon sens! (WB: je n’y manquerais pas, car tu excites ma curiosité)
DCJ : Tout à fait, parce que cette technique vient de Vincenzo Scaramuzza, qui était le professeur de Zadra, de Martha, de Enrique Barenboim, le père de Daniel. Cette technique est vraiment spéciale.
DCJ : D’après Zadra, c’était vraiment quelqu’un de très dur, il faisait rarement de compliments, mais oui, il était extraordinaire.
DCJ : Bien sûr ! Zadra était de la même veine, la même école, qui est très précise, basée simplement sur une position de main qui reste la plus ouverte possible, ça donne beaucoup plus de travail techniquement, parce que changer de doigté serait plus facile. Mais dans ce cas-là, je détruis ma main et je détruis donc mon équilibre et je vais avoir des sonorités qui ne sont pas régulières et je n’aurais plus un légato fluide. Donc il s’agit de toujours garder cette même position quand c’est possible, ou le légato du bras par exemple et de pas tourner la main. Tout découle de là en fait.
DCJ : Je ne suis pas sûr, je ne crois pas. Je pense que ce sont simplement ses élèves qui ont perpétré la tradition et cette technique-là. Tu les reconnais à dix kilomètres…
DCJ : Mais pas du tout ! On ne peut pas mettre par écrit ce que c’est qu’une technique. On peut donner certaines choses, mais on ne peut absolument pas aller en profondeur. Pourquoi ? Parce qu’il faut simplement que tu ressentes toi-même tout ce qui se passe dans le corps. C’est important, si tu ne connais pas du tout comment est fait ton corps, je parle vraiment du corps, pas uniquement de la main. La main, le doigt, c’est quoi ? C’est la fin de ce qui est là, ce n’est pas le début, donc tu peux répéter à l’infini, ce n’est pas ça qui va te faire entrer dans la musique, ni les bons gestes ni la bonne interprétation.. Tu prends toujours le clavier vers toi, si tu pousses, tu vas avoir un son très dur. Si tu prends, ton son va être ample. Jamais taper !
DCJ : Comme je le disais il n’existe pas qu’une seule technique. A partir du moment où elle est saine, logique, comprise et assimilée, et adaptée à ta morphologie et qu’elle sert la musique, alors tout est permis
DCJ : Ecoute, la musique française, je ne la comprends pas comme je devrais peut-être. C’est marrant, parce que Mel Bonis, c’est de la musique française et pourtant je la comprends tout à fait. Je ne sais pas, j’aime l’écouter, mais la jouer, c’est assez délicat pour moi, hormis certaines œuvres de Saint Saens, Faure, Poulenc et Ravel
DCJ : Bien sûr, le concerto en sol est superbe aussi. Par contre, je ne me sens pas proche de Debussy du tout, de Satie non plus.
DCJ : Oui et j’aime Poulenc aussi. Les concertos de Saint Seans tombent bien sous les doigts. Je ne peux pas dire « toute la musique française », c’est trop réducteur. Chez Debussy, il y a des merveilles aussi : les Arabesques, les Estampes…
DCJ : Ce n’est pas quelque chose pour moi, c’est vraiment moi qui ne comprends pas assez cette musique de Debussy, mais il y a de très belles choses. J’aime particulièrement cette œuvre interprétée par des pianistes français comme Samson François
DCJ : J’ai été un peu forcé en fait, c’était un chef d’orchestre (mon ami David Grandis) aux Etats Unis. Je voulais évidemment jouer un concerto de Mozart, mais il a dit : « Non, Mozart, ce n’est pas ma tasse de thé, comme tu es français, j’aimerais que tu joues une œuvre inconnue d’un compositeur connu. Alors je me suis dit : ‘Tu as un problème ! Où vais-je trouver une chose pareille ? J’ai trouvé de ces choses, j’ai complètement oublié les noms, mais on comprend pourquoi elles ne sont jamais jouées ! Il y a des œuvres qui sont des purges monumentales. C’est marrant, parce que le concerto de Lalo, je l’ai écouté et j’ai surtout aimé le 3ème mouvement. Le concerto n’est pas facile du tout, pour beaucoup, c’est une œuvre mineure. Quand on dit « mineur »et « majeur », je veux bien, mais cela dépend de la sensibilité de chacun. J’adore ce concerto-là que malheureusement je n’ai joué que deux fois. J’aurais aimé le jouer plusieurs fois, aussi dans une réduction avec quatuor à cordes.
DCJ : Ah oui, pas très long, il fait 24, 25 minutes maximum je crois, mais par contre, il est assez intense et surtout tu as besoin de plus de 80 personnes sur scène ! Pour couvrir 80 personnes, je reviens encore à la technique de Zadra, je n’ai aucun problème.
DCJ : Pourquoi pas, je suis plutôt d’accord avec cela ! Complètement même, mais après tu tombes amoureux d’une œuvre aussi.
DCJ : Il a fait une œuvre qui est géniale, « Namouna », une musique de ballet, c’est à tomber, sublime !
DCJ : Oui, et surtout son concerto pour violoncelle est souvent joué. Ce serait intéressant d’organiser une soirée avec le concerto pour violon et ceux pour violoncelle et piano ! Ce pourrait être marrant à faire.
DCJ : Oui, c’est absolument vrai et le thème du concerto a été utilisé ensuite, rien de mieux par Maurice Jarre qui a composé la musique du film « Lawrence of Arabia ». C’est exactement le même thème. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence et si c’en est une, c’est extraordinaire.
DCJ : Je trouve aussi! Ou post romantique plutôt…..Car on y retrouve une ambiance des grands compositeurs Russes comme Rachmaninov
DCJ : Ah oui !
DCJ : Je suis tout à fait d’accord, qui est-ce qui a dit tout cela ?
DCJ : D’accord ! Oui, il y a en a trois : il y a une pianiste allemande qui le joue remarquablement bien, il y a le pianiste français Philippe Bianconi, je ne sais pas s’il en a fait un cd. Ces commentaires sont intelligents, moi qui le joue, je reconnais tout à fait.
DCJ : Pour Naxos, oui, avec 80 œuvres, de toutes petites œuvres de jeunesse, comme les valses, les Ländler, les écossaises. Schubert était entouré de ce qu’on appelait ses « mignons » et composa entre autres ses petites œuvres pour eux. Mais quand je dis petites œuvres, c’est juste parce qu’elles sont assez courtes. Evidemment ces œuvres sont de petites perles. Il y a des changements de tonalité toutes les 2 ou 3 lignes, ce qui est pour le cerveau assez fatiguant d’ailleurs! Mais je suis ravi de pouvoir aborder ce répertoire assez méconnu du grand public. Par contre les danseurs connaissent la plupart de ces œuvres la, car elles sont très jouées dans les cours. Du coup, quand on interprète ces pièces-là, il faut savoir danser et chanter! Si tu ne parviens pas a danser et/ou chanter quand tu écoutes ces œuvres, alors le pianiste n’a pas su percer le secret de ces « miniatures »…..
DCJ : Même moi, je ne le ferais pas (rires), je pense que ce peut être très intéressant si on a envie d’écouter telle valse ou telles écossaises etc… mais écouter en boucle, je pense que ça deviendrait vite lassant. C’est comme le caviar… je ne me vois pas en manger à la louche, car je n’apprécierai plus le coté exceptionnel de celui-ci. Pour moi c’est un peu pareil avec cet enregistrement.
DCJ : Je devais choisir : soit Schubert, soit Anton Rubinstein, soit Scarlatti, donc j’ai choisi Schubert. J’ai essayé de leur faire de propositions, par exemple avec les compositrices. Mais chez Naxos, ils veulent aussi des œuvres qui n’ont pas encore été enregistrées, ou très peu.
DCJ : Cela pourrait me dire, oui, mais le problème est que pour les ornements qu’il faut que je me plonge complètement dedans, sinon on se fait massacrer par des spécialistes ou critiques.
DCJ : Il y a des choses qui sont redoutables, vraiment redoutables. J’ai pensé après mon disque Mozart avec Naxos, aller de Mozart à Scarlatti, ce n’est pas forcément bienvenu. Par contre, aller de Mozart à Schubert, ça va, parce qu’encore une fois, là tout est écrit. Et comme ce sont des œuvres qui sont méconnues, c’est intéressant à faire, mais ça va être difficile de tout enregistrer d’affilé, je sens que je vais craquer, parce que tu restes toujours dans ce rythme de trois pour les valses et les Ländler et un rythme de deux pour les écossaises c’est terrible ! Mais au-delà de ça c’est l’investissement de soi qu’il faut gérer afin d’essayer de donner dans chaque « miniatures » l’excellence que Schubert voulait.
DCJ : Je ne sais pas, parce que je pense que Les gens sont parfois surpris de comment je peux m’exprimer, ce peut être un langage soutenu, mais je peux aller dans un langage peu conventionnel et beaucoup moins soutenu…., sans aucun problème, ça ne me dérange pas, mais cela dérange certaines personnes qui disent : « Mais ce n’est pas possible, de jouer Mozart comme ça et parler comme ça ! » Mais oui, je peux ! Je vais toujours de l’avant, même si cela n’a pas l’impact comme je veux, comme avec le festival que j’ai fait cet été, c’était contre toutes ces restrictions ridicules qu’on nous a imposé, pas uniquement les Pays Bas, aussi en Italie et partout contre ce virus-là et ce n’est pas possible ! On ne peut pas tuer la culture comme ça, déjà on avait un public restreint, mais alors là, on nous achève et on ne peut plus jouer. Après, est-ce qu’on a besoin du public ? Bien sûr, mais si on est un peu plus modeste et un peu plus humble, alors on n’a pas besoin du public, on plonge dans l’œuvre, et c’est déjà pas mal qu’on ait eu de pages que ces génies nous ont laissé, alors la moindre des choses c’est qu’on se calme. Par contre lors de ce confinement, j’ai été très en colère, j’ai pensé à tous les artistes et à moi bien sûr, et comment on a restreint nos possibilités. Après je me suis dit que ce n’est pas bien de s’énerver, on y est à plein dedans et il faut trouver d’autres choses. Quand tu regardes dans quelles conditions les compositeurs ont écrit ces merveilles, cela permet de relativiser un peu. Il n’empêche pas que mentalement parlant, on est bousculé, c’est évident. L’ego en prend un coup aussi, il faut le dire. Si tu trouves un pianiste qui dit : « Non, cela n’a pas touché mon ego !’, mais bien sûr qu’on a des egos surdimensionnés, parce qu’il faut être complètement cinglé pour aller sur une scène, si tu es un être normal, tu n’as pas envie d’aller sur une scène pour se mettre en avant. C’est ce que j’ai trouvé génial chez Badura Skoda, probablement c’est arrivé à la fin de sa vie, c’est que quand il jouait, tu ne voyais plus le pianiste. Il était transparent, tu n’entendais, tu ne voyais que de la musique. Je voudrais arriver à cela, je suis très loin du compte, comme beaucoup.. Puis je me refuse à faire de la musique en « plastique », être devant la caméra, tu joues, tu amuses la galerie, non, c’est hors de question, ce n’est plus de mon âge! Mais je comprends parfaitement ceux et celles qui utilisent ce moyen la!
DCJ : Attention, ce que je dis, c’est mon témoignage, je ne critique pas les autres ! Je dis que la musique en plastique, ce n’est pas pour moi, je ne peux pas. Je n’ai pas travaillé avec des gens aussi géniaux comme Cziffra, Catherine Collard, Zadra, Anne-MarieTabachnik, je n’ai pas rencontré des gens comme Badura Skoda et d’autres pour me retrouver à faire de la musique comme ça. Peut-être que les jeunes doivent le faire, sinon ils disparaissent de la scène internationale… Du coup, en n’utilisant pas ce moyen, je risque de disparaitre de la surface musicale! (Rires)
DCJ : Oui, c’est certain, c’est grisant, c’est pour cela que je te dis que l’égo est important. S’il est bien placé, ton égo, il sera au service de la musique. Pour beaucoup, ce n’est pas au service de la musique, et même si c’est le cas, moi y compris, on se laisse un peu attirer par les lumières, les paillettes, c’est là qu’il faut faire attention. C’est très difficile, je ne jette de pierres à personne. Il y avait un médecin à Rennes, qui a un ami qui m’a dit : « Tout le monde est éreinté à cause du covid, est-ce que cela te dirait de jouer tous les jours dix minutes pour nous et pour mon équipe ? » et je l’ai fait, pratiquement toujours à la même heure, j’ai fait à peu près quarante interventions, mais c’était pour lui. Si c’est pour quelqu’un qui va ressentir quelque chose, même si ce n’est pas dans des conditions extraordinaires, je savais que je donnais à quelqu’un et c’est intéressant. Il faut donner, on est fait pour cela, une fois que tu as travaillé une œuvre, qu’est-ce que tu en fais s’il n’y a pas le public pour la recevoir et qui va te redonner ? C’est un échange, c’est un lieu commun, tout le monde te dira la même chose. Par contre mes interventions ne duraient que 10 minutes et c’était dans un but précis, pour un ami précis.
DCJ : Je ne sais pas pour le public si cela leur manque tant que ça..
DCJ : Oui, mais toi, tu es un public spécial, mais le public en général, qu’est-ce que tu en penses ? Vraiment, tu penses que cela leur manque beaucoup ?
DCJ : Tu le vois, toi ?
DCJ : Tant mieux alors..
DCJ : J’ai pesté quand les restaurants ont fermé, je ne vais au jamais au restaurant, mais parce que j’avais la possibilité de ne pas y aller !
DCJ : Dans la voiture ?
DCJ : Cela ne m’étonne pas, moi, c’est pareil.
DCJ : Je suis tombé par terre ! Je ne faisais pas partie de cette série, mais si Riaskoff prend le devant et décide de couper tout de suite, c’est qu’il a très bien senti ce qui va se passer dans les années qui arrivent, parce que c’est un homme remarquable.
DCJ : Donc tu étais pratiquement aux tout premiers concerts ?
DCJ : Mais s’il décide de tout arrêter, cela donne un très mauvais signe à la musique classique aux Pays Bas !
DCJ : Et Janine Janssen aussi !
DCJ : Et il y a Hilary Hahn, elle est extraordinaire.
DCJ : Là, c’est autre chose, il fait partie à même pas 25 ans, de la classe de Radu Lupu, Murray Perahia.
DCJ : Mais c’est une cadence, il peut faire ce qu’il veut ! C’est vrai qu’il est extraordinaire. Il y a un autre pianiste, qui ne fait pas beaucoup de bruit mais que j’aime bien, Leif Ove Andsnes. C’est un mozartien et ses Haydn sont super beaux aussi, ses Grieg. Il a un très beau son. Je l’aime aussi parce qu’il est discret, mais il est toujours présent.
DCJ : Déjà avec mon nouveau disque, il y a un point positif. J’ai du mal à me mettre dedans, de par la situation. Il y aura une tournée aux Etats Unis, grâce à William Riddle, qui est le fondateur de plusieurs séries musicales en Floride, et il tient cela à bout de bras. Il est inépuisable, j’ai beaucoup d’admiration pour lui, il est toujours en train de faire quelque chose. Il sait contourner les problèmes et cela me repose, je me suis dit : « Voilà, il y a la locomotive, c’est bien, je peux m’asseoir dans le wagon. C’est déjà pas mal. » On passe par Washington, New York, Baltimore, donc ce sont des projets vraiment intéressants. Au mois de juillet, je jouerai en Normandie.
DCJ : Je crains d’avoir à annuler le festival que j’avais prévu pour mars, ce n’est pas possible, c’est trop proche. Je n’aurais que quatre semaines pour faire de la publicité.
DCJ: Pour Octobre 2021 du 14 au 17 il y aura un festival ou j’invite les pianistes Anna Fedorova, Yukiko Hasegawa, Tobias Borsboom, et Roberte Mamou. Il y aura également le quatuor limbourgeois « Eurasi Quartet » ainsi qu’un duo « Monumental Tango » avec la pianiste argentine Lucia Abonizio et le chanteur et ami Gilles san Juan, et bien sûr je ferais une prestation, d’ailleurs à 2 pianos avec Anna Fedorova dans la sonate de Mozart. Ce festival sera axé sur Piazzolla et Mozart car ce sont leurs anniversaires, et je voulais leur rendre hommage. Tout cela dans le cadre de ma fondation (je viens de la créer) « Klassika International ». Cette fondation a pour but de soutenir tous les arts et également les jeunes artistes. Il m’a semblé essentiel depuis cette « pandémie » de mettre le plus possible en lumière nos arts afin de ne pas les laisser mourir, car si on compte sur le gouvernement, on n’est pas aidé…….
DCJ : Oui, mais il y a beaucoup de femmes, là, il n’y a pas de parité (rires). Sinon, on va voir si on peut voyager en 2021 et dans quelles conditions. Je ne suis pas d’un tempérament pessimiste à la base, mais optimiste, jusqu’à une certaine limite. On croise les doigts !
DCJ: Oui j’ai des partenaires! Toi par exemple via ton site, des journalistes de la presse écrite et audiovisuelle, comme musicologie.org représenté par Jean-Marc Warszawski ou encore Crescendo Magasine, de Nieuwe Muze bien entendu, et les journaux néerlandais bien sûr! Mais aussi Sint JansKerk, ou se déroulera l’événement, qui nous soutient énormément en terme de location de lieu. J’espère obtenir des subventions municipales et d’autres fondations dédiées à l’aide à la création artistique. Tout ce que j’espère c’est que Mr Rutte et son gouvernement ne nous bloqueront pas en fermant tous nos lieux de concerts, théâtres, musées etc…. Il va falloir commencer à savoir vivre avec ce virus, tout en étant prudent. Maintenant il est primordial de nous laisser travailler et vivre. De tout temps les arts ont sauvé l’humanité, il n’en sera pas autrement de nos jours.
DCJ: oui bien sûr! Contre vents et marées! (Rires) je suis optimiste! Je souhaite rendre pérenne notre Festival au travers de notre fondation, je suis invité en 2022 et 2023 à faire plusieurs prestations en Floride et notamment avec la pianiste transgenre Sara Davis Buechner qui est absolument remarquable! Elle enseigne d’ailleurs a la Manhattan school of music, elle est une habituée de Carnegie hall, elle joue avec le Philharmonique de NYC, Los Angeles, Elle parcourt le monde Europe, Asie, USA etc… c’est une activiste remarquable également pour les droits LGBTQ+. Je te conseille d’ailleurs de la contacter pour l’interviewer, ça sera passionnant!
Je compte également enregistrer un 2eme volet des compositrices, je ne sais sous quel label, mais c’est un projet. Il y a aussi un projet de réédition de mes 2 premiers CD (je ne peux en dire plus pour le moment) et la parution d’un livre sur les gens que j’ai pu rencontrer dans ma vie, des anecdotes de concerts, bref, ce livre aura pour but juste de partager une vie, une expérience. Il n’aura pas pour vocation de donner des leçons, ça ne parle que très peu de technique. Bref c’est juste ma vie (rires). Je remercie d’ailleurs mon ami Fréderic Boucher qui sera à l’écriture de cette biographie!
Mais dans les 5 ans qui arrivent, je souhaite par-dessus tout de rester heureux avec mon mari qui est ma pierre angulaire depuis 23 ans déjà….. Je souhaite à tout le monde rencontrer une personne aussi fantastique que lui, ou il ne se passe pas un jour ou l’on ne rit pas! La musique fait partie intégrante de ma vie mais n’est pas toute ma vie. Voilà quels sont mes projets à venir
Gronsveld, le 22 avril 2018
Didier Castell-Jacomin (DCJ) : ça va, c’est à peu près la moyenne ! Commencer en-dessous, c’est dangereux..Je tapais comme un cinglé sur le piano de mes grand parents et quand on m’a appris les notes, ça m’a calmé. J’ai adhéré tout de suite.
DCJ : Non, pas du tout, mais c’est marrant de commencer avec quelqu’un qui s’appelle Ravel !
DCJ : Je travaillais bien et j’ai appris assez rapidement, c’était des cours de 20, 30 minutes et je savais qu’il y avait des récompenses après, des bonbons.. C’était un amusement mais je savais tout de suite que je voulais en faire ma profession. Je me souviens que j’ai entendu un disque de Rubinstein de la Polonaise militaire de Chopin et je me suis dit : « Le jour où je la joue, je serai pianiste ! », je l’ai jouée et je n’étais toujours pas pianiste..
DCJ : Oui, elle était exceptionnelle, son Haydn était sublime aussi. Je pense qu’elle s’est fait d’abord connaître avec Haydn et après avec Schumann. J’ai fait un stage auprès d’elle à Aix en Provence, je savais bien gérer les choses quand je voulais quelque chose !
DCJ : ça, je ne sais pas. C’était une acharnée du travail, elle travaillait jusqu’à 12 heures par jour, elle croyait ne pas être douée. C’était un sacré caractère, avec elle, on accrochait ou pas. Elle était lion et moi taureau..
DCJ: Le son - elle avait un son très reconnaissable elle même - et le travail. Elle ne laissait rien passer. J'ai travaillé des sonates de Beethoven, mais aussi du Schumann: La Fantaisie, les Novellettes.
DCJ : Oui, il a travaillé avec Scaramuzza en Argentine aux côtés d’Enrique Barenboim, père de Daniel. Il y a une anecdote que Fausto Zadra devait aider Martha Argerich et lui enseigner des octaves ! Juanita, la mère de Martha, voulait que Zadra épouse Martha, mais cela ne s’est jamais passé.
DCJ : Non, il est mort sur scène, le 17 mai 2001, quand il jouait le premier Nocturne de Chopin !
DCJ : Ah, vous avez remarqué ? (rires). Oui, en effet, mais finalement, on oublie tout après les cours et c’est la sensibilité qui compte. Le grand mérite de Zadra était de se remettre en retrait pour favoriser le développement de l’élève pour que celui-ci puisse arriver à la maturité. C’était une leçon de vie. Autre chose remarquable : il n’y avait pas de jalousie parmi ses élèves, ils s’aidaient les uns les autres. C’est une école comme je n’en ai jamais vu ailleurs. La seule exception était peut-être György Sebok, qui avait le même esprit. Zadra m’a beaucoup aidé pour mon premier concert à la Philharmonie de Berlin, Il me poussait parce que je n’allais pas au bout de mes possibilités. Il m’a dit : « Si tu veux être quelqu’un, ce sera avec Mozart et non avec Schumann ! ». En effet, j’ai énormément travaillé Mozart avec lui, je peux prendre n’importe quelle partition de Mozart et je sais très bien ce que je veux en faire. Il est extrêmement difficile à jouer. Pour le concert d’aujourd’hui, j’ai poussé au maximum dans le deuxième mouvement (du concerto no 23 K 488. On est nu sur scène, on enlève toute notre protection pour tout donner au public. On est des serviteurs, mais il faut aussi vivre, aborder la nature, faire des rencontres..
DCJ : Moi aussi, comment peut-on écrire de tels chef d’œuvre ? C’est la simplicité et l’humilité les plus totales. C’est une pure merveille, on ne peut pas passer à côté. Mozart aimait d’ailleurs beaucoup ce concerto-là, c’est l’un des rares qui n’avaient pas été commandés. Il a laissé libre cours à toute sa délicatesse. Je n’ai jamais voulu l’enregistrer parce qu’il fallait des partenaires du même niveau et maintenant je suis servi avec le Wiener Kammersymphonie Quintet. La musique est un langage universel qui peut créer des liens très forts. Quand j’ai écouté ce quintette pour la première fois, on était sûr les uns des autres, cette première rencontre m’a convaincu, il n’y avait plus le moindre doute. Ce sont de vraies cordes viennoises et en plus, humainement parlant, nous sommes en harmonie ! Ce sont de bons vivants, mais quand on travaille, on travaille dûr. Nous avons joué deux concertos, aussi le numéro 8 K 246.
DCJ : Ce concerto est d’une difficulté non négligeable !
DCJ : Il est écrit en do majeur, ce qui est une tonalité difficile point de vue égalité du toucher. Tout le monde en a peur, c’est très simple, donc c’est très difficile. Les adultes n’ont pas la conscience, ils sont obligés de retrouver cette même simplicité.
DCJ : C’est vrai, il n’y en a pas un qui soit à jeter, j’adore Mozart. Comment les musiciens peuvent-ils être blasés de jouer Mozart. C’est version de K 488 est une première mondiale qui sera produit sur le label Naxos en avril 2019.
DCJ : Non, c’est la version d’Ignace Lachner. Je me mets un instant à la place du journaliste avec une question pour vous : qu’avez-vous pensé de cette version sans vents ?
DCJ : Je suis complètement d’accord avec vous, c’est une autre dimension, mais cette fois, les vents ne m’ont pas manqué. Il y avait toute l’ambiance, la contrebasse fait la différence, les musiciens ont « joué »les autres instruments sur leurs cordes. Ils ont imité les sons et j’ai été impressionné par leur intelligence hors du commun. Ils ont une conscience professionnelle exceptionnelle, ce sont des gens rares. J’ai trouvé le quintette de mes rêves et pourtant j’avais fait le K 414 et K 415 avec le quintette de la Philharmonie de Berlin. Avec ce quintette, nous nous sommes dit que quand il y a un accroc, on se le dit tout de suite, mais il n’y a jamais eu de tension. Nous, on n’est plus important, c’est Mozart qui l’est !
DCJ : A sept ans, à Senlis, j’ai sauté sur ses genoux.. Il était d’une telle gentillesse, bien sûr on ne pouvait pas tout expliquer à un enfant, il a fallu me montrer petit à petit avec des mots très simples. Il demandait pourtant qu’on suive ses conseils. Mais quand je suis arrivé chez Zadra, j’ai tout compris car je savais déjà.
DCJ : C’était en 1977, il venait d’écrire « Des canons et des fleurs »>
DCJ : On collait des étiquettes, il était universel, mais on a fait de même avec Rubinstein, dont on louait toujours ses Chopin, alors qu’il était aussi brahmsien formidable !
DCJ : C’est vrai, on l’a trop catalogué, il a par exemple joué des Chopin magnifiques et on dit souvent à propos de lui « c’était surtout de la technique », mais qu’est-ce que c’est que la technique ? C’est de jouer vite ? Il y a une anecdote très drôle sur Rubinstein et une dame qui était venu le voir après un concert, elle lui a demandé » Mais maître, comment avez-vous fait pour jouer si vite ? » et il a répondu : « Jouer vite est simple, on met un doigt après l’autre ! »
DCJ : Oui, il est mort en 1981 et Cziffra ne s’en est jamais remis, la mort de son fils l’a brisé…comme le fils de Paul Badura Skoda qui est mort avant lui.
DCJ : Oui, bien sûr , plein de fois, à Senlis. Dans pas mal de musique de Liszt, je me souviens encore de Mazeppa, c’est l’une des pièces de Liszt que j’aime beaucoup, avec la Campanella et la Leggeriezza. Il a merveilleusement joué les Ballades et les Scherzi de Chopin aussi.
DCJ : Non, pas l’ombre de lui-même, on ne peut pas dire ça ! Il avait moins de choses à dire, mais c’était à cause de la mort de son fils. Il s’est réfugié dans la musique. Vous ne pouvez plus jouer comme auparavant, car il y a une partie de vous qui est mort. Je ne jugerais jamais cela, je me garderais de mettre quoi que ce soit comme jugement !
DCJ : Une certaine dimension de la musique, de Cziffra à Zadra, je comprenais le langage.
DCJ : Non, pas du tout, Cziffra était calme et posé, Zadra, c’était l’inverse, c’était quelqu’un d’exubérant, mais il baissait la tête devant la musique. Il m’a fait attendre pendant un an avant de me donner des cours. A un moment donné, j’ai fermé la pièce à clé et je l’ai jetée par la fenêtre pour le forcer de m’enseigner ! Et ce premier cours a duré huit heures, je n’en pouvais plus… Mais c’est certain qu’il m’a tout donné, 1000 manières de travailler le piano, il me semble que j’ai vécu 1000 vies avec tant de gens exceptionnels ! Je ne pourrais jamais arrêter…
DCJ : Ni l’un , ni l’autre, rien que pour ces instants magiques..
DCJ : J’avais rencontré l’arrière-petite-fille de Mel Bonis, ensuite Clara Wieck et Cécile Chaminade sont assez connues et Marianne Martinez a été l’élève de Mozart et la voisine de Haydn. Mozart lui a dédié son concerto K 175. Clara Wieck était la Martha Argerich du 19ème siècle, elle faisait des tournées mondiales. Ses variations et son nocturne ne sont pas très connus, j’ai appris le nocturne pour l’enregistrement. Je mets souvent des mentions sur mes disques, des petites choses, par exemple je dédie l’enregistrement à quelqu’un que je connais. Sur ce disque consacré aux compositrices, j’avais mis « A Anne Marie Tabacknik », l’assistante de Zadra, mais personne ne s’en est aperçu. C’était un clin d’œil entre elle et moi.
DCJ : Que le cerveau d’une femme n’est pas fait comme celui d’un homme ! Cela se voit par exemple dans certains déplacement illogiques pour un homme, il faut se mettre dans le cerveau d’une femme pour comprendre.
DCJ : Il y a eu une grosse polémique là-dessus, qu’elle serait encore plus géniale que Mozart, mais je n’ai pas d’avis. Elle a composé, mais je n’ai pas assez de connaissances pour en dire quelque chose.
Concernant Robert Schumann et son concerto pour piano, je suis sûr que c’est Clara qui lui a donné le thème du premier mouvement ! Le concerto de Clara est d’ailleurs aussi écrit en la mineur. J’ai joué devant la petite fille de Mel Bonis et j’étais assez impressionnée, elle était au 1er rang !
DCJ : Bravo ! Oui, c’était le 2ème Scherzo, c’est merveilleux.
DCJ : Je voulais enregistrer l’opus 16 de Beethoven, le quintette pour piano et vents et j’ai voulu le coupler avec K 452 de Mozart, mais l’ingénieur du son m’a dit que je n’allais pas me faire remarquer avec ce couplage habituel. J’ai donc fini par jouer ces deux sonates pour clarinette et piano de Vanhal avec un très bon clarinettiste, je ne prends que des choses qui m’intéressent et qui me semblent intéressants pour le public, qui peut (re)découvrir des compositeurs, peu ou pas mis en avant.