Le 25 mars 2016 entretien téléphonique
Abdel Rahman est un pianiste qui a remporté le redoutable Concours Reine Elisabeth à 19 ans et qui n'a jamais mené une carrière tapageuse depuis. Il s'est forgé un grand répertoire qu'il travaille inlassablement et il s'est trouvé un public fidèle. Il a gentiment réagi quand j'ai contacté son agent en France et quelques jours après, nous avons eu une longue conversation par téléphone. Une interview avec un musicien qui sait ce que représente aller au bout de ses intentions.
Willem Boone (WB): Mes premiers souvenirs de vous remontent à bien longtemps, je vous ai entendu en récital en 1982 et je me souviens encore du programme : la quatrième sonate de Beethoven, les scènes de la forêt de Schumann et les 13 Préludes opus 32 de Rachmaninov qui m’ont fait grande impression. Mon dernier souvenir est bien plus récent, c’était en été 2015 quand vous avez joué l’Empereur à la Roque d’Anthéron. Je dois dire que je n’aime pas beaucoup l’Empereur, mais vous l’avez tellement bien joué que je l’ai presque aimé, j’espère que vous voudrez bien le prendre comme un compliment..
Abdel Rahman El Bacha (AREB) : Cela me réjouit profondément ! J’ai souvent entendu dire que le 5ème concerto de Beethoven est moins émouvant que le 4ème concerto. Pour bien interpréter le 5ème, outre une bonne technique digitale, il faut avoir une conception profondément humaine et un long souffle, sinon cela devient vite des gammes et des arpèges sous toutes les formes De toute manière, il n’est jamais très évident de défendre une œuvre aussi célèbre.
WB : Justement, comment faites-vous pour insuffler de la vie dans une œuvre qui est archi-connue sinon rabâchée ?
AREB : D’abord j’essaye d’éviter l’écoute des autres interprétations, même dites « de référence » : je pense que cela risque de me disperser les idées. Je voudrais préserver ma personnalité afin de construire quelque chose de cohérent, donner une nécessité et un sens à chaque phrase, pour que les passages se suivent de manière naturelle. Roberto Trevino, qui dirigeait ce concert à la Roque d’Anthéron m’a confié qu’il souhaiterait enregistrer tous les concertos de Beethoven avec moi et le Sinfonia de Varsovie.
WB : Et vous allez le faire ?
AREB : Je suis tout à fait prêt.Le label Mirare, pour qui j’ai enregistré un CD Prokofiev et les 32 sonates de Beethoven, projette de le produire.
WB : Vous avez gagné le Concours Reine Elisabeth à l’age de 19 ans, quelle a été votre première réaction quand vous l’avez remporté ?
AREB : Il y a eu deux sentiments contradictoires très fortement ressentis : d’abord, c’était le bonheur, un très beau rêve qui est devenu réalité, et aussi l’étonnement, car je ne pensais pas que cela puisse être possible !
WB : Comment avez-vous fait pour tenir le cap après ?
AREB : En étant extrêmement exigeant envers moi-même ! J’aime travailler mon instrument dans la passion de la musique. Quand j’enregistre des oeuvres d’un compositeur, je fais des recherches, jusqu’aux moindres détails par exemple sur la place exacte d’un crescendo ou la signification d’une indication de tempo ou de nuance, dans le cadre de son propre style ; j’approfondis également ma connaissance d’autres œuvres du même compositeur. J’ai toujours voulu jouer de la musique qui a une signification pour moi et j’ai toujours refusé les effets faciles. Je recherche un beau raffiné et subtile et je fuis le « show » qui est de plus en plus pratiqué de nos jours. Je travaille ma gestique dans le but de parfaire ma sonorité et j’évite toute gesticulation inutile, souvent nuisible à la musique. J’aime concentrer les mélomanes sur les valeurs recherchées par le compositeur et non sur « mes » prouesses. ..Après le concours, je me suis fait un public qui a grandi avec les années. C’est un public peut-être moins extravagant que d’autres et dont l’écoute est intelligente.
WB : Le célèbre pianiste Claudio Arrau vous a prédit une grande carrière, l’avez-vous rencontré après le concours et avez-vous travaillé avec lui ?
AREB : Je n’ai hélas pas eu la chance de travailler avec lui. Je l’ai rencontré à 14 ans au moment où j’habitais encore à Beyrouth. Il avait donné un récital dans le cadre du festival de Baalbeck auquel j’ai assisté (Je me souviens encore du programme, c’était l’Appassionata, Carnaval et la Sonate en si mineur de Liszt) à la demande d’un membre du festival, il a accepté de m’écouter le lendemain du récital. Il a dit à quelques journalistes présents à cette audition que j’avais le potentiel pour faire une brillante carrière. C’était un encouragement de poids pour que mon père accepte que je me présente au conservatoire de Paris pour me perfectionner.
WB : J’ai quelques questions concernant le répertoire, vous considérez-vous comme un « intégraliste » ? Vous avez entrepris pas mal d’intégrales : par deux fois les sonates pour piano de Beethoven, l’œuvre complète de Chopin et de Ravel, les concertos de Prokofiev…
AREB : Lorsque dans l’apprentissage du piano on découvre les grands compositeurs, ce n’est qu’à partir de quelques-unes de leurs œuvres. Par la suite, si on s’intéresse à leur biographie et que l’on est séduit par leur personnalité d’être humains, j’aime alors faire un tour d’horizon complet de leurs œuvres et tenter de donner une signification, ou même une justification, à la moindre de leurs pièces. Celles-ci peuvent même parfois préparer à une meilleure compréhension de leurs chefs d’œuvre. J’aime approfondir la compréhension musicale et faire découvrir au public des facettes qu’ils ne connaissaient pas, comme par exemple l’ordre chronologique dans le cycle complet de Chopin. Chez un musicien dont l’âme est romantique, les œuvres sont le reflet des émotions générées par la vie. Je voulais partager le rythme auquel composait Chopin. L’intégrale de son œuvre pianistique dans l’ordre chronologique devient une sorte de biographie musicale. De plus, les œuvres se succèdent de manière plus contrastée – et , à mon sens, plus musicale – que lorsque l’on propose toutes les Polonaises à la suite, ou les Valses ou les Mazurkas. D’autre part, si Schubert, Schumann ou Rachmaninov font partie de mes compositeurs de prédilection, je n’ai pas l’intention de leur consacrer une intégrale, car certaines de leurs œuvres m’intéressent assez peu.
WB : J’ai lu dans une interview que vous avez une soixantaine de concertos à votre répertoire, c’est énorme !
AREB : C’est en effet beaucoup. Comme je vous ai dit, je suis un travailleur, mais dans la passion. J’ai même choisi, au fur et à mesure que le temps me le permettait, de travailler tel et tel concerto qui me plaît de jouer en concert. Mais il arrive que l’on me propose une œuvre concertante que je ne connais pas bien, si j’y trouve un intérêt, j’accepte alors de la travailler, même si je sais que je ne la jouerai qu’une seule fois.
WB : Dans un livre de Dominique Xardel, intitulé « Si c’était à refaire », qui rassemble des interviews avec pas mal de pianistes, vous dites que « des amis m’ont conseillé de jouer surtout ce que les autres ont du mal à jouer, les œuvres de grande virtuosité, mais je n’ai jamais été convaincu. » Pourtant vous avez enregistré il n’y a pas longtemps un disque avec Pétrouchka et Islamey, qui comptent tous les deux parmi les œuvres de très grande virtuosité, non ?
AREB : Oui, mais ce sont des œuvres qui me passionnent ! Cela ne m’intéresse pas de jouer des pièces difficiles dans le but de prouver une virtuosité supérieure ! Je pense qu’il est important d’entretenir sa technique, à la manière d’un grand sportif. En revanche, je ne voudrais pas passer pour un « broyeur d’ivoire ». Si j’ai choisi la carrière de pianiste, c’est d’abord pour être heureux, faire de la musique que j’aime et partager ce bonheur ; non pas pour rivaliser avec d’autres pianistes. La technique est au service de la musique, pas le contraire.
WB : Vous allez jouer un programme particulièrement intéressant à Amsterdam lors de la saison 2016-2017 que vous avez déjà « rôdé » à la Roque d’Anthéron il y a quelques années, où vous juxtaposez les Préludes du 1er livre du Clavier bien tempéré de Bach, puis ceux de Chopin et de Rachmaninov. Vous jouerez chaque fois 3 préludes en boucle qui sont dans la même tonalité. D’où vous est venu cette idée originale ?
AREB : Le directeur du festival de la Roque d’Anthéron, René Martin, qui m’avait den 2002 demandé de jouer l’œuvre de Chopin en six jours, m’a proposé en 2008 de concevoir une nuit du piano, où je me produirais pour trois heures de musique, le double au moins de la durée d’un récital « normal ». Dans le passé, j’ai longtemps hésité à proposer un programme entièrement Bach, car je pensais que le grand public trouverait un peu difficile de devoir se concentrer sur des pièces qui n’exploitent pas entièrement les possibilités du piano moderne. Je pensais aussi, dans un autre registre, qu’il était difficile de proposer dans un récital les 24 Préludes de Rachmaninov ; les pianistes n’en jouent en général que trois ou quatre dans leur programme. Les célèbres Préludes de Chopin, grand chef-d’œuvre pianistique de la période romantique, m’ont paru un lien idéal entre Bach et Rachmaninov. Chopin aimait jouer les Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré. D’autre part, Rachmaninov est l’un des plus dignes successeurs de Chopin, version russe évidemment. Ce programme, qui alterne les trois styles par tonalité, en parcourant les 24 tonalités durant trois heures de musique, a beaucoup intéressé le public
WB : Je vois bien un lien entre Chopin et Bach et aussi entre Chopin et Rachmaninov, mais y en a-t-il aussi entre Rachmaninov et Bach ?
AREB : Ce qui relie Rachmaninov à Bach, c’est l’importance du contrepoint ; on a longtemps laissé dire que la musique de Rachmaninov était simplement destinée 1a servir la puissance virtuose des pianistes, quant à moi, j’ai toujours été convaincu par le sérieux musical de ses compositions. Pour cela, un pianiste doit posséder un sens musical approfondi et maîtriser la polyphonie dans son exécution. En juillet, je jouerai aussi près d’Amsterdam lors d’un festival en plein air , « Wonderfeel » et j’aborderai la grande suite Goyescas de Granados. C’est une nouvelle œuvre dans mon répertoire et je l’aime tout particulièrement. Une virtuosité un peu spéciale est nécessaire pour la maîtrise d’une telle œuvre.
WB : Justement, je me demande toujours comment un pianiste peut s’y retrouver ? Il y a beaucoup de notes, mais on dirait que c’est difficile de mémoriser les mélodies ?
AREB : Granados a écrit un opéra d’après cette suite, et le livret est intéressant pour ceux qui veulent bien interpréter la partition au piano, car il faut raconter en 55 minutes une histoire d’un amour malheureux, comparable à celle de Roméo et Juliette.
WB : J’ai quelques questions en ce qui concerne Beethoven, vous avez par deux fois enregistré l’intégrale des sonates, pourquoi avez-vous tenu à réenregistrer le tout ?
AREB : La première intégrale était une bonne version, je n’ai pas voulu refaire le cycle pour dire que ce n’était pas bon, mais je pense être allé plus loin la deuxième fois. Il y a eu deux raisons pour refaire l’expérience : d’abord, l’instrument, un Bechstein au lieu d’un Steinway, ce qui m’a permis de rechercher encore plus le chant et la douceur dans ces sonates, ensuite j’ai réalisé le projet dans un temps plus court, neuf mois, avec un seul ingénieur du son, dans une salle unique, alors que pour ma première intégrale, les séances d’enregistrement étaient plus espacées dans le temps, plusieurs années, j’ai joué sur plusieurs pianos dans des salle différentes avec deux ingénieurs du son.
WB : Est-ce que votre concept de base a beaucoup changé ? Parmi certains de vos collègues qui ont fixé l’intégrale à plusieurs reprises, tels que Arrau et Brendel, on voit qu’ils restent en gros fidèles à leurs conceptions ?
AREB : Lorsqu’on décide d’entreprendre l’enregistrement des 32 sonates de Beethoven, il est important d’être sûr de sa conception et de son discours musical. 25 ans après, je sentais que, sans changer pour autant de conception de base, je pouvais aller plus loin dans la réalisation de mes intentions, comme par exemple dans la conduite du son. Ma 2ème intégrale montre plus de liberté, mais la rigueur du jeu y est néanmoins. La combinaison liberté-rigueur a été meilleure dans la dernière version.
WB : La question suivante risque d’être banale : qu’est-ce qui vous attire dans la musique de Beethoven ?
AREB : Sur le plan musical, ses idées mélodiques me touchent. Elles sont fortes et denses. Je me sens aussi comblé sur le plan harmonique : il y a des modulations parfois très audacieuses qui ouvrent l’esprit comme une révélation divine. Même dans ses sonates de jeunesse, il y a une vue sur le monde de la part d’un être exceptionnel. Une grande souffrance, des silences L’Homme éprouvé qui questionne le monde et la vie.. Cette musique se présente aussi comme un combat pour la justice, la générosité et l’amour universel.. On ne peut que rêver d’une telle musique, c’est un cadeau inestimable.…
WB : Avez-vous des sonates favorites parmi ce cycle ?
AREB : C’est difficile à dire, je trouve que même les sonates les moins jouées sont merveilleuses ! Leur fraîcheur est sauvegardée. Par exemple dans l’opus 54, que personne ne joue car elle est difficile à défendra auprès du public. On y retrouve la même rage que dans l’Appassionata et la même lumière que dans la Waldstein. L’opus 111 me semble être le résumé de sa vie, l’Arietta son accomplissement.
WB : Est-ce que Beethoven aurait pu écrire une 33ème sonate après ?
AREB : En considérant les Variations Diabelli comme une sonate, il l’a fait..
WB : Et que pensez-vous de la Hammerklavier ? Est-ce un monstre ?
AREB : Un monstre, non, mais c’est une oeuvre herculéenne, surtout de par l’extrême sensibilité du mouvement lent, qui révèle de manière émouvante la grande fragilité de l’homme qu’il était. Le combat herculéen est construit autour de cette fragilité.
WB : Une autre entreprise gigantesque a été l’intégrale Chopin dans des programmes mixtes, est-ce par amour de Chopin que vous avez voulu tout jouer ?
AREB : Je suis tous les jours fasciné par cet art et par cette écriture inventive et éblouissante de beauté ; cela reste un miracle inexplicable. De plus, Chopin avait une délicatesse d’âme qui me touche : intègre, fidèle à ses amis, sans affectation ni mensonge ; il possédait une grande élégance spirituelle. L’image du dandy mondain, véhiculée par certains de ses biographes, comme certaines interprétations, me semble totalement fausse et inadaptée à un tel génie.
WB : Même si Chopin est un génie, certaines de ses œuvres sont plutôt faibles, comme par exemple sa 1ère sonate ou l’Allegro de concert opus 46. Est-ce qu’on peut dire qu’elles prennent plus de relief quand on les présente avec des chefs d’œuvre de la même époque, comme la 3ème Ballade, les Nocturnes opus 48 ou la Fantaisie en fa mineur ?
AREB : Elles prouvent l’évolution de l’artiste. L’écriture de la 1ère sonate a très probablement été entreprise sous l’influence de son professeur de composition, Elsner, lorsque Chopin avait 18 ans. Lorsque quelques années plus tard on lui a proposé de la faire publier, il s’y est refusé, considérant que ce n’était pas le moment. L’opus 46 est une œuvre que Liszt admirait. Elle est en effet difficile techniquement et démontre une grande puissance virtuose ; ce devait être à l’origine un 3ème concerto pour piano avec accompagnement orchestral. Les 86 premières mesures et quelques autres passages sont en fait une réduction au piano de la partie orchestrale. C’est la raison pour laquelle ça « sonne » pas le piano de Chopin. A la 87ème mesure, on entend clairement l’entrée du piano soliste. Les miracles d’écriture pianistique se succèdent généreusement ! Pour moi, c’est une très belle matière musicale, conçue au tout début de l’arrivée de Chopin à Paris, à l’âge de 23 ans. Quand j’ai l’occasion, je le joue en récital.
WB : Est-ce l’occasion se présente souvent ?
AREB : Non, pas vraiment, mais parfois je peux le programmer à côté de la 4ème Ballade par exemple.
WB : Justement, j’ai encore une question concernant cette ballade : il y a – juste avant les dernières pages – un climaxe, suivi d’un silence et cinq accords descendants, où certains de vos collègues mettent la pédale, alors que je croyais que Chopin avait écrit sur la partition qu’il ne voulait pas de pédale ?
AREB : Cela dépend surtout de ce que l’interprète veut exprimer. En ce qui me concerne, je pense qu’il est nécessaire de faire taire le fff rapidement. Les silences, plus rares chez Chopin que dans l’œuvre de Beethoven, n’y sont pas moins précieux.
WB : Quelles œuvres de Chopin trouvez-vous les plus difficiles musicalement ?
AREB : Il n’y a rien sur le plan musical qui me semble « difficile », car sa musique est naturelle ! Il est certain que la grande difficulté d’exécution des Etudes met l’interprète à l’épreuve musicalement.
WB : Certains de vos collègues trouvent surtout les mazurkas difficiles, surtout ceux qui ne sont pas Polonais d’origine..
AREB : Le rythme de la mazurka n’est pas si complexe ! Il est important de mettre l’accent sur les temps faibles, comme c’est clairement indiqué dans la partition ; mais il n’y a pas de recettes pour bien jouer les mazurkas ; il faut se laisser faire par la liberté d’inspiration, la force poétique et la beauté musicale de ces compositions si originales.
WB : Chopin et Rachmaninov sont souvent « sentimentalisés » à mon avis, bien plus que chez Liszt, Schumann ou Prokofiev. Pourtant, Chopin et Rachmaninov sont puissants dans leur musique, à quoi cela tient-il ?
AREB : Chez Beethoven et Chopin, le sentiment est très important. Ce sont des œuvres qui font appèl à l’instinct de vie. Mais ils étaient tous les deux supérieurement intelligents. Bien les jouer demande une certaine noblesse d’âme.
WB : Reconnaissez-vous cette tendance ?
AREB : Oui, Chopin et Rachmaninov sont probablement les deux compositeurs les plus malmenés au niveau du style. Dans Rachmaninov, beaucoup de pianistes veulent jouer le plus fort possible, quitte à écraser la sonorité. Dans ses propres interprétations, Rachmaninov a pourtant bien démontré l’extrême raffinement de son jeu.
WB : Dans l’interview que j’ai citée plus haut, vous avez dit quelque chose qui m’intrigue : « Je reconnais le génie d’un interprète dans un mouvement lent. » C’est intéressant et pour certains grands pianistes, je serais d’accord. Emile Guilels est un pianiste que je trouve immense et il m’impressionne probablement le plus dans des mouvements lents.
AREB : La difficulté du piano est que le son meurt après l’attaque. C’est un combat inégal entre l’interprète et l’instrument. Ce problème grandit dans les mouvements lents. Il est important de savoir faire oublier la présence des marteaux.
WB : Est-ce que cela veut dire que vous appréciez certains pianistes dans les mouvements lents et moins dans les mouvements rapides ?
AREB : Non, je peux être convaincu dans les mouvements rapides, mais c’est plus difficile dans les mouvements lents, car ils sont en contradiction avec l’instrument.
WB : Pouvez-vous donner des exemples d’un tel génie ?
AREB : Cortot, Lipatti, Rubinstein, Schnabel.
WB : Vous avez aussi dit que vous reconnaissez « le génie d’un compositeur dans une simple mélodie », pourriez-vous en donner des exemples ?
AREB : Oui, le Nocturne en fa mineur opus 55/1 de Chopin ou sa Berceuse, on ne peut pas faire plus simple ! Beethoven peut aussi être d’une grande simplicité musicale, le dernier mouvement de sa sonate Waldstein…
WB : Et, toujours dans cette même entrevue, il y a un passage qui m’étonne : « J’ai toujours à cœur de défendre une musique ou un compositeur avant de m’en servir », ne serait-ce pas la pire chose de se servir d’un compositeur ?
AREB : Je crains que mes propos ne soient pas bien rapportés : j’ai à cœur d’être très respectueux de la partition, une fois ce travail achevé, je peux imprimer ma conception et ma sensibilité au texte. L’interprète est à mon avis chargé d’apporter la vie dans son exécution, mais il faut que cette vie soit codifiée par un texte qu’il faut servir le plus fidèlement possible. C’est la limite de l’interprétation.
WB : Je suis pianiste amateur et avec mon professeur, nous avons discuté de la ou plutôt « des » mémoires : visuelle, tactile, auditive et analytique. Elle m’a dit que cette dernière vous aide le plus à vous repérer quand vous êtes perdu, qu’en est-il de vous ?
AREB : J’attâche beaucoup d’importance à la mémoire analytique, mais elle passe pour moi en second lieu. Le plus important est la mémoire auditive, mêne si l’oreille n’a pas la capacité de mémoriser toutes les notes que l’on joue. En troisième lieu vient pour moi la mémoire tactile ou musculaire, qui permet d’avoir des réflexes ; et enfin il y a celle, visuelle, bien qu’elle puisse être la dernière canne pour nous aider. Ceci dit, la mémoire ne devrait pas être un problème qui puisse entraver la liberté de l’interprète ! Il vaut mieux donc être sûr de soi, grâce à l’approfondissement de la musique, la mémoire vient d’elle-même…
WB : Est-ce que vous apprenez vite ?
AREB : Pour les concertos de Bartok, il m’a fallu quelques mois, mais je peux apprendre un concerto de Mozart dans une semaine. Mais avec l’age, on apprend moins vite… !
WB : Et si on vous demande de jouer quelque chose que vous appris il y a longtemps, vous faut-il beaucoup de temps pour le ressusciter ?
AREB : Si c’est une œuvre que j’ai apprise entre 13 et 20 ans, non, ça va vite.
WB : Une dernière question différente : vous habitez Bruxelles, où viennent de se produire (deux jours avant cette entrevue, le 23 mars 2016, WB) d’horribles attentats, comment y est l’ambiance maintenant ?
AREB : On pense aux victimes innocentes, aux proches qui les pleurent. La vie ensuite reprend malgré tout. Si l’on veut que ce processus infernal s’arrête, je crois nécessaire que les états puissants, qui font la pluie et le beau temps , revoient leur politique internationale..
WB : Croyez-vous que la musique puisse nous rendre meilleurs ou qu’elle puisse triompher du mal ?
AREB : La musique des grands compositeurs fait entrevoir un monde meilleur. Mais il faut ouvrir son cœur et ses oreilles et surtout vouloir devenir meilleur. D’après les grands maîtres spirituels, le bonheur est en nous, il ne vient donc pas de l’extérieur.