Amsterdam, le 28 mars 2012
Jean Efflam Bavouzet est un pianiste idéal pour des interviews, car rares sont les fois qu’un musicen vous avoue »Je le fais très volontiers », même après un programme exigeant à Amsterdam. Bavouzet m’a accordé gentiment une entrevue à l’issu de son récital et une séance de dédicaces de disques, en compagnie de sa femme. Rencontre au restaurant de la salle de concert (avec une belle vue sur le port d’Amsterdam) avec un musicien passionné et passionnant..
Jean Efflam Bavouzet (JEB) : Tout d’abord, je pense que le mot « jalousie » ne convient pas du tout à Liszt, il était tout sauf jaloux ! Il était le plus généreux de tous les compositeurs. S’il y avait un compositeur qui était jaloux, c’était Chopin.. J’apprécie beaucoup Argerich, mais je pense que dans ce cas elle se trompe. Quant à la combinaison Debussy-Liszt : ils se sont rencontrés une fois. C’était en 1882 ou en 1883 quand Debussy était pensionnaire à la Villa Medici à Rome. Liszt est venu jouer pour les pensionnaires, c’était quelques années avant sa mort, il était un vieillard, mais Debussy a toujours dit qu’il n’a jamais entendu jouer du piano aussi bien que par Liszt. Ce dernier a eu une grand influence sur le piano de Debussy, notamment dans le traitement des arpèges ou celui de tous les régistres.
JEB : Dans la plupart des cas oui, mais quelquefois on me demande de la musique française, surtout Debussy. Par contre, le concept du programme de ce soir qui envisageait d’associer des chefs d’oeuvre acec ceux qui ne le sont pas m’a été demandé par l’ancien directeur de la salle de concert (Theater aan het IJ à Amsterdam) qui est parti maintenant. Cela devait être le thème de toute sa série pour piano de la saison 2011-2012. C’était une nouveauté pour moi, j’ai souvent joué la sonate en si mineur et le Grosses Konzertsolo, mais pas dans le même programme. Ceci dit, je ne le regrette pas et je le referai surement plus tard.
JEB : Oui, il en existe plusieurs versions : celle pour 2 pianos a été arrangée à la fin par Hans von Bülow, donc ce n’est pas une composition 100% authentique de Liszt. Puis il y a la version pour piano seul que j’ai jouée ce soir et finalement une version pour piano et orchestre qui n’a pas été terminée. J’ai d’ailleurs joué les trois versions.
JEB : C’est le musicologue hongrois Darvas. Cela a été une première en France en 1991 je crois.
JEB : (rires) Finalement oui, mais j’ai toujours joué un répertoire très varié et ce depuis 30 ans. La seule intégrale que j’aie faite délibérément en concert était celle de Ravel, d’abord parce qu’elle est courte et puis parce que je me sens très proche de sa musique, ce qui n’était pas le cas de Debussy. Au Japon, j’avais fait un disque des Etudes de Debussy, mais je ne me sentais pas assez proche pour faire l’intégrale quand soudain, j’ai eu une vraie révélation, un coup de foudre pour sa musique en écoutant un jour Pelléas. Je me suis remis à écouter mes collègues et illustres prédécesseurs et je me suis rendu compte que je l’entendais différemment.
En ce qui concerne Haydn, c’est Chandos qui me l’a demandé. Je l’ai toujours beaucoup joué, d’abord j’ai dit non, mais a partir du moment où un compositeur vous intéresse, l’idée devient fascinante. J’ai dû penser à Sviatoslav Richter, un pianiste que ma femme et moi aimons beaucoup. Lui s’est toujours refusé à jouer des intégrales, sauf le Clavier Bien Tempéré de Bach. D’abord je pensais comme lui, maintenant plus. On comprend beaucoup mieux comme fonctionne un compositeur quand on connait les gestes qu’il répète. Pourtant je ne le ferai pas avec n’importe quel compositeur, pas avec Satie, Chopin, Brahms ou Schubert par exemple. Je ne suis donc pas complétiste pour être complétiste, seulement avec les compositeurs avec lesquels je me sens en affinité.
JEB : Je suis tout à fait d’accord. C’est vrai que la dizaine de sonates de la première période sont des Divertimentos que j’ai inclus plutôt pour faire complet. Cependant, j’ai eu de grandes découvertes, même dans les sonates moins connues il y a parfois des moment magnifiques. Je me souviens du trio de la sonate en la majeur, où il y a un ménuet qui est d’une beauté à faire pleurer les pierres. Je fais cette intégrale avec l’aide de Marc Vignal, grand spécialiste de Haydn en France. Je ne fais d’ailleurs pas les sonates dans l’ordre chronologique.
JEB : Oui, c’est vrai, j’en ai discuté avec Vladimir Ashkenazy qui disait que Haydn est peut être trop intelligent par rapport à Beethoven.
JEB : Oui, Haydn et aussi Ravel et Stravinsky sont parmi ceux qui me font réflechir sur le phénomène musical. Avec Beethoven, c’est différent, il me rend plus humain.
JEB : Je ne sais pas, (demande à sa femme, qui est présente lors de l’entretien : « Qu’en penses-tu ? », mais elle répond « C’est toi qui fais l’interview »). Non, il ne me rend pas plus intelligent. La perfection atteinte facilement, c’est Mozart, pas Haydn. Il y a des textes très émouvants de Haydn dans lesquels il écrit : « Les gens me félicitent de mes oeuvres, mais ils ne connaissent pas le labeur quand l’inspiration ne vient pas ».
JEB : Absolument, Haydn occupait à Esterhaza la même fonction que l’Ircam de Boulez dans les années ’70 ! Il était enfermé dans son monde, si on veut, il était comme Beethoven, qui lui aussi était déconnecté du monde de par sa surdité. Les sonates pour clavier de Haydn formaient un laboratoire en quelque sens.
JEB : C’est vrai, il y a des compositeurs qui vous surprennent tout le temps. Je ne connais pas tout de Haydn, mais il y a des surprises continuelles. Il joue sur votre attente, comme Stravinsky ou Mantovani dans la jeune génération. .Ils développent tous les deux une certaine logique, vous attendez cette logique et cela ne vient pas..
JEB : Oui, sur le court terme. Pour moi, Beethoven représente le premier compositeur qui dissocie les paramètres dynamiques de l’harmonie.
JEB : Cela se voit dans l’emploi des mains alternées dans les passages rapides et staccato. (A sa femme) : Il faudra demander à Vignal si Haydn connaissait la musique de Scarlatti..
Je me suis d’ailleurs permis quelques libertés dans mes enrégistrements. Je crois qu’il faut faire toutes les reprises dans Haydn, systématiquement, mais afin de ne pas entendre exactement deux fois la même chose, outre l’ajout d’ornements et micro-candences, je pense avoir trouvé « la parade »comme on dit. C’est je crois quelque chose de nouveau qui consiste à modifier légèrement la structure de la reprise. Chaque fois que Haydn écrit une coda, je ne la joue pas la première fois, mais je la réserve pour la deuxième fois. Donc seulement la deuxième fois je joue comme c’est écrit. Cela évite d’entendre la coda sensée vous signaler la fin deux fois.
JEB : C’est très simple, j’ai beaucoup écouté Staier, Badura Skoda et Brautigam et pour moi, il s’agit d’une autre approche de la pédale, des dynamiques et du phrasé, je ne joue pas un Haydn romantique plein de pédale, mais je préconise une approche baroque sur un instrument moderne.
JEB : Les cadences, les ornementations, un sentiment d’improvisation dans la rigueur.
JEB : J’en suis un très bon exemple. Au conservatoire, il était considéré comme un compositeur de deuxième degré. L’étudiant qui jouait Haydn, ne pouvait pas jouer Beethoven pour des raisons techniques. C’était un compositeur à jouer avec des doigts relevés. En fait, il y a des malentendus sur tous les grands compositeurs, Debussy par exemple.
JEB : Qu’il ne faut pas le jouer trop fort, parce qu’il aurait dit que le piano est un instrument où il faut « faire oublier qu’il a des marteaux ». Bien sûr, pour bien jouer Debussy, il faut pouvoir avoir des doigts de velours, mais dans sa musique, il a bel et bien écrit des triples fortissimos ( « Mouvement », Images 1), des indications d’extrêmes violences (« La Puerto del vino ») et avec toute la force (Etude pour les tierces).
JEB : Il y a des sonates qui sortent du lot, celle en si mineur par exemple. Les dix dernières sont superbes et celle en la bémol avec le mouvement lent étonnant (no 46) ou la grande sonate en do mineur (no 20). Une vingtaine en fait.
JEB : Certainement, oui ! Je n’ai pas entendu Guilels en concert, en revanche, j’ai entendu Richter trois fois. (se souvient du concert à ls Schola Cantorum) : je me sentais misérable, parce que ma famille était partie pour Calgary,mais je n’ai pu les joindre, je suis resté seul à Paris et je me suis consolé avec la musique.
JEB : Ah oui, c’était la révélation quand il a joué trois sonates de Haydn à son festival à Tours. J’étais avec ma femme et la mère de Martha Argerich.
JEB : Non, elle s’est fâchée, car elle trouvait impossible de faire venir les gens de Paris pour un programme qui ne comprenait que trois sonates de Haydn ! Mais on a été tellement nourri : on avait entendu tellement de choses dans son Haydn, on croyait même y entendre d’autres compositeurs : Brahms, Stravinsky... Elle était ravie à la fin. Cependant, mon approche de Haydn a changé depuis. Il me manquerait les ornements et une certaine liberté dans la lecture de Richter, sa manière de jouer est très austère, mais c’est lui qui m’a fait prendre conscience que Haydn est un grand compositeur !
JEB : Ils sont déjà plus convaincants que ses Mozart ! Il voulait démontrer que Mozart était un mauvais compositeur.. mais cela n’enlève rien à la place qu’il occupe dans l’histoire.
JEB : Vous avez raison, le projet initial était la version pour deux pianos qui est publiée chez Durand et préfacée par Pierre Boulez. Pour celle pour piano seul, je me suis basé sur la partition de Debussy qu’il a écrite pour les répétitions de Jeux que j’ai étoffée. Cette version n’est pas publiée. Elle a été faite dans le but du volume cinq de mon intégrale pour Chandos. Je voulais de toute façon enrégistrer La Boîte à Joujoux et je l’ai combinée avec Jeux et Khamma. Le concert que vous avez entendu était la première pour la version pour piano seul.
JEB : Il y a la version de Debussy et j’ai rajouté des détails ci et la. Je la joue de mémoire.
JEB : Si j’avais été chef oui, mais je ne le suis pas, donc pour moi c’est un plaisir.
JEB : Non, ce que vous perdez en couleurs, vous le gagnez en clarté harmonique et en flexibilité agogique ! Si vous prenez l’exemple de Jeux : le texte orchestral est truffé de rubatos, ce qui est très difficile à faire jouer par un orchestre de 70, 75 personnes. Un pianiste seul peut faire ça mieux.
La conversation se poursuit encore « off the record » et je ne peux pas m’empêcher d’avouer au pianiste que lui et moi partagent une autre passion que la musique : celle pour les trains miniature... ce qui l’amène à me montrer des photos sur son portables de maquettes étonnantes qu’il a faites...
Pour plus d’informations sur l’artiste, voir : bavouzet.com
Amsterdam, le 21 avril 2007
Jonathan Gilad est un jeune pianiste surdoué, qui à part une carrière de musicien déjà impressionnante étudie en même temps les maths..... Un premier récital en 2002 a tout de suite piqué ma curiosité, car il a joué avec le même bonheur des sonates de Beethoven, les Impromptus de Chopin et la 2eme Sonate de Prokofiev, tous des modèles de salubrité musicale et pianistique. Et puis, le maitre de Gilad, Dmitri Bashkirov, s'est exprimé en des termes particulièrement élogieux à propos de son jeune élève. Il serait donc intéressant de voir quel jugement l'élève porte sur son maitre et ce qu'il a retenu de ses leçons....
Jonathan Gilad (GL) : (visiblement étonné) : Est-ce qu’ils ont écrit ça ? Wow ! J’en suis flatté, car il fait partie des cinq pianistes morts que j’admire, même si je ne joue pas son répertoire, je me sens plus à l’aise dans le répertoire viennois, Mozart, Beethoven, Schubert, ce qui ne m’empêche pas de faire autre chose.. Mais lui, c’était plutôt Chopin.
GL : Cela n’engage que celui qui le dit, j’essaye de faire le mieux..
GL : Horowitz, Richter, Guilels et Schnabel.
GL : Lupu, Barenboim, Zimerman.
GL : Je ne l’ai jamais entendu live.
GL : C’était une opportunité extraordinaire, mais aussi un trac important. J’avais 15 ans et on se pose moins de questions à cet âge qu’à 25 ans. C’était une émotion très forte et mon premier concert aux USA.
GL : Oui, c’étaient la sonate K 332 de Mozart, la deuxieme sonate de Prokofiev et puis la sonate en do mineur de Schubert.
GL : Polytechnique, c’est fini maintenant, mais j’ai continué mes études d’ingénieurs à l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, que je compte terminer en juin de cette année.
GL : C’était probablement une contre-réaction, car tous mes profs d’école disaient : « Il faut arrêter le piano ! ». Mes parents voulaient que j’aille jusqu’au bac. C’est cet équilibre qui m’a beaucoup plu et puis les sciences m’intéressaient beaucoup aussi. Je me suis dit : « Pourquoi pas tenter la chance ? » Une activité me permet d’échapper l’autre !
GL : Beaucoup le disent, mais je ne cherche pas de lien entre les deux. C’est vrai pourtant que dans les deux on développe une certaine manière de résoudre les problèmes. C’est vrai que quand on apprend l’harmonie, il y a certaines choses très rationnelles !
JG : Je m’organise ! Cela demande une certaine discipline, mais les concerts sont prévus à l’avance...
GL : Quand est-ce que vous l’avez vu en masterclass ?
GL : Et qu’est-ce qu’il a joué lors de ce récital ?
GL : Il joue ça, la Clair de Lune ?
GL : Je continue à le voir, mais moins souvent, une fois par an. On se téléphone, je l’aime beaucoup. Je suis resté 13 ans avec lui, j’y allais une fois par mois, je restais deux jours avec lui, puis je retournais à Marseille...
GL : C’était assez physqiue.. j’ai des parents assez extraordinaires, ils ont dû s’organiser !
GL : J’ai tout appris avec lui.. la technique de base, la maitrise du son et de l’attaque, le toucher, mais surtout j’ai appris à sonder l’âme des compositions.
GL : Oui, quand je l’ai connu, il avait effectivement la réputation d’être très dûr et même cruel, mais avec les années il est devenu plus consensuel. Avec moi, il a toujours été bien amaible, tout en restant exigeant. C’est un professeur unique, quand j’ai fait mes débuts à 11 ans, c’est lui qui a décidé ce que j’ai joué. Il a accompagné ma croissance morphologique pour que je ne joue pas de choses trop difficiles.
GL : Non, je continue à l’appeler. Cette année, j’ai joué le 2nd concerto de Brahms pour la première fois et j’ai tenu à le jouer d’abord pour lui.
GL : Oui, on a un vécu commun important. Il a son goût personnel, mais avec ses corrections, j’arrive assez facilement à l’essentiel, puis on discute de l’oeuvre.
GL : J’ai croisé Volodos quelques fois à Madrid, mais aussi Kirill Gerstein, Eldar Nebolsin et bien d’autres.
GL : Oui, je l’ai croisé aussi, comme Dmitry Alexeev, mais ils sont d’une autre génération.
GL : Non, on ne peut pas le dire. Il ne cherche pas à créer à partir d’un élève un pianiste idéal, mais il essaye de tirer le mieux de ce qu’il y a dans chacun de ses élèves, il ne formate pas. Ceci dit, il y a des traits caractéristiques, par exemple l’attention porté au silence, c’est un trait important que je retrouve chez certains qui ont travaillé avec lui.
GL : Tout le monde ne les fait pas vivre de la même façon. Le signe qu’on progresse, c’est que les corrections que Bashkirov me fait maintenant ne sont pas les mêmes qu’il y a 15 ans !
GL : Je suis paru á la télé hollandaise ? (surpris) J’en étais fier, c’était évidemment un grand honneur, mais en même temps, c’était aussi éprouvant. Les instruments d’époque sont accordés un demi-ton en dessous, cela nous a perturbés. J’ai l’oreille absolue, Julia aussi, mais on croyait tout le temps avoir besoin de raccorder. Le toucher de ces instruments est tres différent. On est allé sur place pour tester l’instrument. Il faut dire cependant que j’ai été touché de jouer dessus, je suis allé régulierement a Salzbourg pour des masterclass, c’est un endroit où on est impregné de l’esprit de Mozart.
GL : Naxos va sortir les cinq concertos de Saint Seans avec la Sinfonia Finlandia sous la direction de Patrick Galois. Le premier enrégistrement est prévu pour octobre 2007, on a prévu trois sessions. Ce sont des concertos méconnus, surtout les numéros 1, 3 et 5. (*)
GL : Je ne m’en occupe pas, je ne connais pas les prix.
GL : Non pas tous, ce sera reparti sur deux ou trois ans, je les apprendrai petit à petit.
GL : Je les apprends et puis je vois ce que font les autres... J’évite d’avoir des modèles.
GL : Pas mal, mais pas trop de piano, plutôt des symphonies ou des opéras.
JL : Otello, la Forza del Destino, Salomé..
GL : Pas pour l’instant.
GL : A propos, je les jouerai dans l’ordre ce soir, j’ai vu dans le programme qu’on avait annoncé l’ordre 3-1-2-4, mais ce n’est pas vrai.
GL : Pas maintenant (environ 3 heures avant le concert, WB), mais cela m’arrive parfois dix minutes avant que le concert commence..
GL : Je n’ai pas le choix...
GL : Je suis assez exigeant avec moi même, je me critique s’il y a des choses qui ne passent pas, cela laisse une petite amertume, mais en finalement, cela ne m’empêche pas de dormir, mais Lise a raison, l’essentiel est de faire en sorte que le public aime...
GL : Tout le temps.
GL : On n’est pas des robots, heureusement on ne joue pas toujours de la même manière. Cela se passe bien si la salle et le piano sont bons et si le public est chaleureux, cela fait qu’on joue mieux. Ici au Concertgebouw, on est bien !
GL : Une fois, j’ai eu un piano catastrophique au Châtelet,mais la dernière fois que j’y ai joué avec Julia, c’était bien !
GL : J’y jouerai dans un mois avec l’Orchestre de Paris (dans le concerto K 453 de Mozart, WB). Quelle différence depuis que la salle a été restaurée, c’est la jour et le nuit ! Avant, elle était laide, c’était sordide, maintenant c’est lumineux. Il y a encore des défauts, mais point de vue son, c’est décent.
GL : Oui, c’est vrai, je ne sais pas si on réussira à la remplir.. Parfois, il y a plusieurs concerts à Paris le même jour, il n’y a pas longtemps, il y avait l’Orchestre de Paris avec Eschenbach, la Staatskapelle Berlin sous Barenboim avec Lupu ensuite Uchida en récital, le même soir !
GL : Jouer en plein air, c’est la catastrophe ! Les pianos sont dans un état lamentable, ils ne supportent ni la chaleur ni l’humidité. La performance musicale y est difficile, mais d’autre part, c’est un festival qui a beaucoup d’ambiance avec ses cigales qu’on entend tout le temps...
GL : Oui, parce que ma famille est à Marseille !
GL : J’espère ne pas vous décevoir !
* Le projet d’enrégistrement des concertos de Saint Seans a été malheureusement annulé (novembre 2007)
© Willem Boone 2007
Amsterdam, le 23 juillet 2009
Ceci n’est pas vraiment une interview dans le sens strict du terme, mais plutôt un compte rendu d’une entrevue (menée par le musicologue Ronald Vermeulen) avec les deux soeurs, qui avait lieu après un concert d’été à Amsterdam, organisé par Robeco. Après quelques-uns de ces concerts, il y a la possibilité de rencontrer les artistes, ce qui permet de mieux les connaître. A la fin de la rencontre, j’ai évidemment demandé à Katia Labeque s’il y avait une possibilité de faire ma “propre” interview. Il s’est trouvé que les deux pianistes habitent actuellement Rome, ce qui n’est pas si commode pour arranger un rendez vous, mais Katia m’a gentiment permis d’utiliser les notes que j’avais prises lors de l’entretien mentionné ci-dessus. Grâce à l’email, j’ai pu ajouter certains détails.
L’entretien commence bien tard, après 22h30. Les pianistes sont un rien fatiguées, mais arrivent à créer une ambiance agréable, aidée par une salle intime et un public intéressé.
Les pianistes disent d’emblée qu’elles désirent sonner “comme deux voix différentes”. Katia dit à propos de Marielle qu’elle “est toujours là” et elle loue sa chaleur et son sens du rythme, Marielle dit à son tour que Katia joue avec “plus de liberté et qu’elle n’a jamais peur de quoi que ce soit”. Katia ajoute qu’elle se fait parfois mal en jouant, “Physiquement, je ne sais pas ce que je fais. L’autre jour, j’ai revu un film d’un concert de Proms de Londres où nous avons joué le Double Concerto de Poulenc et en me voyant jouer, je me suis dit: “Pourquoi est-ce que je fais cela?”
Ronald Vermeulen se moque un peu d’elles en évoquant une interview, parue dans le Times, dont la moitié parlait de chaussures, mais Katia répond qu’être sur scène, c’est une expérience bien spéciale, voire une sorte de spectacle (show).
Ensuite, elles mentionnent l’association qu’elles ont fondée dont l’un des objectifs est de développer le répertoire pour deux pianos, soit en ressuscitant des compositions inconnues, soit en passant des commandes auprès de compositeurs contemporains. Ceci n’est pas resté sans résultat, car elles ne jouent pas moins que cinq nouveaux concertos, entre autres de Richard Dubugnon et aussi du compositeur hollandais Louis Andriessen (voir plus bas). Ce dernier est considéré comme “un génie” à cause de sa façon de composer pour deux pianos. “Nous espérons jouer sa musique dans le monde entier”.
Interrogées sur le répertoire, les soeurs s’expriment sans trop de complexes. Il y a des choses qui ont changé au fil des années, elles n’aiment plus toujours les mêmes choses pour les mêmes raisons. Katia dit qu’elle ne jouerait plus “Les Visions de l’Amen de Messiaen”, “car le premier des deux pianos a toutes les belles mélodies, alors que l’autre piano n’a rien à faire”. Ensuite, elle ne compte plus non plus jouer la musique de Rachmaninoff. “Sa façon d’écrire est stupide! Je ne suis pas intéressée par une musique où le second piano joue les mêmes harmonies que le premier piano une octave plus bas. Il faudrait que les deux pianos se complètent.”...
Dieu merci, il reste des chefs d’oeuvres qui valent toujours le coup après tant d’années, comme la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartok ou le Concerto pour deux pianos de Strawinsky.
“La plus belle composition est la Fantaisie pour quatre mains de Schubert. Nous la jouons rarement, mais comme cette salle est l’une des plus belles...”
Par contre, il n’y a pas souvent de malentendus sur la manière dont elles souhaitent jouer différentes musiques, malgré les divergences apparentes qui les séparent. “Nous sommes à la recherche du même idéal”selon Marielle.
Elle appelle la pianiste espagnole Alicia de Larrocha comme une des grandes sources d’inspiration. Cette dernière a évidemment marqué l’histoire du piano avec ses interprétations d’Albeniz, notamment celles d’Iberia. Ce soir, il y a eu plusieurs extraits de ce cycle au programme, dans des transcriptions pour deux pianos. “Nous les jouons maintenant pour continuer tout ce que Larrocha nous a apporté dans ce répertoire. C’est d’autant plus important qu’elle a arrêté de jouer il y a une dizaine d’années. Albeniz est nouveau dans notre répertoire (malgré un disque enrégistré pour Philips qui contenait ces mêmes extraits, couplés à des compositions de Granados et de Falla, dont elles se disent maintenant insatisfaites). Nous n’avons pu jouer les transcriptions que depuis l’année dernière à cause des problèmes de droits d’auteur. Nous souhaiterons jouer tout le cycle d’Iberia dans des transcriptions pour deux pianos”. C’est bien que nous puissions jouer de l’Albeniz, car maintenant on a un répertoire romantique. Il n’y a pas beaucoup de répertoire romantique pour deux pianos, Chopin n’a rien écrit, Liszt a seulement composé quelques morceaux. C’est pour cela que nous incluons Albeniz de plus en plus dans nos programmes. Puis sa musique se marie bien avec celles de Ravel ou Debussy. Albeniz va bien avec le Boléro de Ravel!”. Roland Vermeulen demande pourquoi elles n’ont pas proposé cette combinaison pour le concert de ce soir, mais elles promettent, tout en souriant, que ce sera “pour le concert suivant”.
Ensuite, il aime savoir s’il ne serait pas intéressant de combiner le son aux images (un autre objectif de leur association) afin d’attirer un public plus jeune vers les salles de concerts, mais selon Katia “c’est trop tard, nous vivons un autre époque. La seule chose que les jeunes fassent de nos jours, c’est de faire des jeux électroniques sur l’ordinateur. Les choses vont si vite maintenant! Dès que quelque chose se passe, on le retrouve sur Youtube dix minutes plus tard!”.
Katia dit qu’elles ne changent pas d’instrument lors du concert, car “Marielle n’aime pas”. Elles jouent avec la partition, mais elles ne la regardent pas forcément, “pas dans En blanc et noir de Debussy ni dans la Fantaisie pour quatre mains de Schubert, mais on l’a bien utilisée dans les Albeniz”. Apparemment, leur mémoire est bonne, car même dans l’un des bis de ce soir, les Variations sur un thème de Paganini de Lutoslawski, elles se sont souvenues de la partition, qu’elles n’avaient pas abordée depuis une vingtaine d’années... “On s’en souvenait encore”..
Une des questions que j’ai pu poser moi même à la fin de l’entretien était pourquoi elles n’ont jamais eu de tourneur de pages... Elles préfèrent le faire elles mêmes, plutôt que de faire confiance à quelqu’un de pas intéressé ou encore quelqu’un qu’on n’a jamais vu avant ou qui compte les fausses notes...
En ce qui concerne les concerts, elles jouent souvent en duo, mais pas exclusivement. Là encore, les différences sont sensibles: Katia joue aussi avec son propre “band”, alors que Marielle dit qu’elle a besoin de beaucoup de temps en dehors de la musique. “N’oubliez pas qu’on répète beaucoup!”. Katia avoue ne pas faire beaucoup d’entrainement physique en dehors de la musique, elle suit l’exemple de sa mère “qui ne faisait jamais rien de sportif”, Marielle ne récule pas devant de longues promenades dans la montagne, “tout comme notre père qui était un grand sportif”.
Elles ont joué en plein air, mais ce n’est pas idéal. Cela peut être magique, mais il y a souvent des bruits qui risquent de déconcentrer. L’autre jour, nous avons joué sur une place énorme à Munich. Le temps est devenu bien mauvais avec de la pluie, mais tout le monde est resté, ils ont simplement sorti leurs parapluies! Selon Katia “Il n’y a que les Allemands à faire cela. Nous nous souvenons aussi du “Prinsengrachtconcert” d’Amsterdam (un phénomène propre à Amsterdam avec un concert donné en plein air sur une péniche dans l’un des canaux principaux d’Amsterdam, la Prinsengracht. Il s’agit d’une tradition qui a commencé il y a une vingtaine d’années et qui attire un public tres nombreux, WB). C’était magique, mais qu’est-ce qu’on a eu froid.. on gelait avec nos blouses en mousseline!”.
Cela ne les gène pas quand le public applaudit entre les mouvements d’une même composition (Comme cela s’est passé ce soir, où le public a déjà commencé à applaudir après le premier des trois volets d’En blanc et noir de Debussy, WB). Katia: “En fait, il vaut mieux le faire après le 1er mouvement qu’après le 3eme mouvement, car les gens ne savent jamais au juste comment la pièce se termine... Ce n’est pas grave, tant que c’est spontané!”
J’ai quand même posé quelques questions par e-mail, auxquelles Katia Labeque a gentiment répondu,
Katia et Marielle Labeque (KL et ML) : Louis Andriessen, Thomas Ades, Osvaldo Golijov/Gonzalo Grau, Philippe Boesmans, Richard Dubugnon et Dave Maric
KL et ML : Le plaisir de jouer à deux pianos et la possibilité d’aller plus en avant dans l’évocation du monde flamenco.
KL et ML: C’est elle qui nous a donné les premières partitions !
KL et ML : Ira Gerschwin nous l’a donné
KL et ML : Non !
Amsterdam, le 31 mars 2007
Il y a de ces artistes qui font parler d’eux et qui semblent « tout d’un coup »être là, dans le sens que beaucoup de critiques en soulignent le talent. J’avais entendu et lu bien des choses positives sur le deuxième CD de Lise de la Salle, où elle joue Bach et Liszt. Cela a piqué ma curiosité et en effet, dès la première écoute, j’ai été impressionné comme je ne l’ai pas souvent été. Le plus beau compliment que je puisse probablement faire à cette jeune artiste est qu’elle joue comme j’aurais voulu le faire moi même (si j’en avais eu le talent !). Il y a chez cette pianiste extraordinaire une sincérité, un calme et avant tout une maturité exceptionnelles. Un concert en février 2007 à l’Auditorium du Louvre n’a fait que confirmer ces impressions favorables. Lors d’un entretien, Lise de la Salle s’est expliquée avec la même intelligence et la même confiance en elle. Une pianiste qui sait où elle va et qui est heureuse de communiquer avec son instrument et son public.
Lise de la Salle (LdlS) : Je n’en sais rien, je suis incapable de vous répondre ! Ce que vous dites est flatteur et c’est un peu mon but de faire oublier mon âge ! J’ai une vie remplie, malgré ma jeunesse et dans ma vie professionnelle, j’ai vécu des choses d’adultes relativement jeune.
LdlS : Quand j’ai rencontré mon agent et ma maison de disques à l’âge de 14 ans...
LdlS : Encore, je ne sais pas.. Je suis quelqu’un qui va vers les autres, aussi hors du piano. Dans la vie quotidienne, je suis spontanée et naturelle. Le contact avec le public m’a toujours fascinée, je veux sentir le bonheur d’être artiste. L’artiste donne du bonheur et de l’énergie à son public, qui vous le rend à son tour. Cela créee une énergie très positive et cela encourage l’artiste à être encore plus à l’écoute du public, ce qui fait que je sors toujours positive d’un concert.
LdlS : Non, je ne me sens jamais mal à l’aise lors d’un concert. Bien sûr, il m’arrive de ne pas être à 100% et il y a des concerts moins réussis. Je pense parfois à ce que je pourrais mieux faire, mais je suis toujours heureuse d’avoir été en contact avec mon public.
LdlS : J’essaye de les réconcilier ! La musique doit ressembler à la vie, c’est ce qui me plait et ce qui est très fort chez Callas. Elle incarne pour moi le reflet des sentiments humains, tels la passion, la douleur et parfois la joie. La musique est avant tout le miroir de la vie,elle doit donner des émotions au public. La voix de Schwarzkopf était d’une grande pureté et ce travail sur le son m’a toujours semblé très important.
LdlS : Chez les pianistes, je ressens cela d’une façon moins forte, c´est évidemment également présent, mais je recherche autre chose en écoutant les pianistes: principalement l’architecture globale de l’oeuvre... il y a beaucoup de pianistes que j’admire énormément, comme Rachmaninov, Horowitz, Richter, Lipatti, Gulda..
LdlS : Je ne porte pas de jugement sur mes collègues, mais c’est un musicien très abouti et important.
LdlS : On a souvent une image de Bach selon laquelle il serait uniquement un compositeur cérébral et c’est faux. Il y a énormément de sentiments, d’amour et de chaleur humaine dans sa musique ! Elle ne s’adresse pas seulement à un intellect, bien qu’elle interpelle très souvent, voire constamment l’intellect.
LdlS : Oui, j’aime les rapprochements inattendus et je recherche des points communs très forts.
LdlS : Ce sont deux génies et ils ont tous les deux immensément fait pour le clavier. Pour le reste, ils sont tellement opposés que cela les rapproche en quelque sorte. Les mettre face à face les rend plus forts chacun dans leur univers. C’est comme on dit en français : « Les opposés s’attirent ». Ils sont comme deux couleurs pétantes, elles s’opposent pour ensuite se fondre...
LdlS : Oui, il sort ce soir.. Entre Mozart et Prokofiev, il y a également des similitudes. Il y a une clarté, une limpidité et une écriture qu’on retrouve chez les deux. Prokofiev s’intéressait beaucoup aux classiques. Ils sont simples au sens positif et leurs musiques sont très contrastées. Mozart est un compositeur qui passe du rire au larme. Il peut y avoir un climat très distingué, trois secondes plus loin, il y a subitement la mort de Don Juan qui est d’une tristesse hallucinante, puis trois secondes plus loin, on entre dans l’univers du sourire... De la même manière, on retrouve chez Prokofiev un univers très staccato, martelé et subitement, nous sommes dans un monde lyrique, on ressent un grand élan d’amour pour l’humanité.
LdlS : Oui, il y a un côté très marqué et sec, implacable, parfois déshumanisé..
LdlS : Sa carrière est remarquable, bien sûr, mais ce n’est pas de ce genre que je rêve aujourd’hui.
LdlS : C’est incroyable qu’on découvre cela maintenant. C’est hallucinant ce que son mari a fait et pas très musical...
LdlS : Dans un premier temps, j’aurais été flattée ! Il a pris de grands interprètes, mais après tout, cela reste du vol !
LdlS : C’est une scène mythique, je suis très honorée et heureuse d’être là : cependant, je ne me sens pas démesurément intimidée : j’ai simplement envie de vivre pleinement chaque seconde.
LdlS : Je ne me fais pas d’idées préconçues..
© Willem Boone 2007
Hilversum, le 10 octobre 2012
Louis Lortie est un pianiste que j'ai connu il y a plusieurs décennies. En fait, cela fait presque 25 années que j'ai un abonnement pour la série "Meesterpianisten" au Concertgebouw d'Amsterdam et lui a été le premier que j'ai entendu en 1989. Il m'a fait grande impression avec la deuxième année de Pélérinage de Liszt et surtout avec ses Ravel. Je me souviens d'autres récitals, parfois audacieux, avec l'intégrale des Etudes de Chopin et un concert avec orchestre assez émouvant (lors duquel il a joué le Premier Concerto de Brahms) sous la direction d'un chef hollandais, Hans Vonk, qui souffrait d'une horrible maladie et qui, au moment de ce concert, n'a plus pu se tenir debout et qui n'a même plus pu tourner ses pages.... J'ai donc bien profité de l'occasion après une classe d'interprétation pour demander un entretien, qui a eu le jour après, avant une interview avec la radio hollandaise.. Rencontre avec un pianiste qui n'a pas peur de se prononcer..
Louis Lortie (LL) : Bonne question! Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir des jeunes inspirés qui ont envie de travailler. Il faut être sévère et cela peut parfois les déprimer, mais c’est comme cela dans le métier!
LL : Oui, nous vivons dans un monde cruel, on ne peut pas toujours donner des bonbons à ceux qui se présentent à une master class(rires). Surtout pour eux c’est difficile actuellement : il y moins de concerts, du moins en quantité. Il y a une coupure de concerts et une dépression dans les orchestres. Si on regarde les payements mensuels des musiciens d’orchestre : c’est insuffisant pour vivre. Je constate moi-même que la vie d’artiste n’est pas toujours facile : par exemple la première répétition avec un orchestre ne se passe pas toujours bien.
LL : Oui, on n’a pas assez de temps et c’est quelque chose que je n’aime pas. La seule façon valable d’apporter quelque chose à un jeune pianiste, c’est de se revoir plusieurs fois. Ils ne se rendent souvent pas compte qu’ils retombent dans les mêmes erreurs, donc il faut répéter, c’est comme avec l’éducation d’un enfant!
LL : J’en ai parlé moins que d’habitude, normalement j’en parle beaucoup. Hier, dans le cas de la jeune pianiste japonaise qui a joué Pétrouchka, je l’ai quand même fait, car son interprétation était extrême. Oui, je le fais moi-même, surtout mentalement.
LL : Dans mon esprit, je l’ai fait aujourd’hui. Cet après-midi, il y a eu une répétition d’orchestre de la Wanderer Fantaisie de Schubert, que je jouerai dans l’arrangement de Liszt pour piano et orchestre. Liszt a voulu rendre Schubert plus spectaculaire. Le chef a trouvé que mon approche était trop respectueuse de Schubert et que cela ne fonctionnait pas. J’ai réfléchi et je crois qu’il avait raison, il faut être flexible!
LL : Non, mais c’est un chef que je respecte beaucoup.
LL : Je suis presque toujours enregistré!
LL : Je n’aime pas, mais je considère que je dois m’écouter. Le résultat est parfois exactement ce que je veux faire et des fois, il est très loin de ce que j’aurais voulu faire. J’essaye d’analyser mes réactions et la divergence entre l’écoute interne et l’écoute externe. Et je constate qu’il n’y a pas de « tempo juste ».
LL : Je la connais très bien, je l’ai jouée très jeune, aussi la réduction à quatre mains. Et je l’ai souvent entendue par des orchestres.
LL : On peut l’enseigner sans l’avoir dans les doigts, mais il faut bien connaitre la partition.
LL : Non, je ne la joue plus depuis vingt ans.
LL : ça se peut, j’ai souvent joué en Hollande, la première fois était en 1986.
LL :Cela devient très laid quand c’est jouée comme une œuvre virtuose, ce n’est pas écrit pour cela. Strawinsky a écrit la transcription par hasard. Dans le ballet, il y a une partie importante pour le piano, il fait partie de l’orchestre. Nous ne savons d’ailleurs pas exactement comment la transcription a été créée, c’est probablement Rubinstein qui a suggéré à Strawinsky de transcrire des extraits du ballet pour piano seul..
LL : Justement, parce qu’il y a une partie importante pour piano dans la version orchestrale de Pétrouchka, ce n’est pas du tout écrit pour piano. Cependant Strawinsky a vraiment tout mis dans la version pianistique, aussi celle pour piano à quatre mains. Il existe une version enregistrée à deux mains de L’Oiseau du feu par Strawinsky, donc il y a eu un antécédent.
LL : C’était la première version commerciale de très haut niveau. Au moment où le disque a été publié (1972, WB), ce n’était pas dans le répertoire des pianistes. C’est lui qui l’a popularisé, c’était l’un de ses premiers disques.
LL : Je ne l’ai plus écouté depuis longtemps. Je me souviens que c’était remarquable d’objectivité, chez lui, il n’y a pas de « cheap tricks ».
LL : Je ne connais pas Michel Block, mais je crois que Sokolov a été plus russe que Pollini! Il faut que l’étudiante chinoise de hier écoute Pollini jour et nuit comme antidote! J’ai été choqué l’autre jour quand j’ai vu un film sur Youtube par Juja Wang. Tout le monde me disait que c’était exceptionnel, mais c’était vite et fort et ce n’est pas juste. Cela ne m’intéresse pas qu’elle joue plus fort que quiconque, cela ne m’excite pas du tout!
LL : Ils étaient les premiers compositeurs à dire cela et en ce faisant, ils se trouvaient aux antipodes de la musique romantique. Vlado Perlemuter était le seul vrai élève de Ravel, il jouait bien Ravel, mais il jouait aussi divinement Chopin. Son enregistrement de la 3eme sonate de Chopin est remarquable. Mais c’est rare que quelqu’un joue aussi bien Ravel que Chopin!
LL : Cela doit être strict et cela doit respirer. C’est au niveau du toucher qu’on peut avoir une grande liberté et donc respiration.
LL : On me pose souvent des questions sur lui, il doit y avoir une fascination très forte pour lui en Hollande! Il vivait en retrait et il est resté au Canada alors que la plupart des musiciens sont partis. Soit on s’isole complètement, soit on part.
LL : Je suis parti très tôt en Europe où je vis depuis 25 ans.
LL : C’est le nivellement des artistes, tous doivent être traités sur un pied d’égalité. En plus, c’était un pays hyper religieux jusqu’il y a 40 ans avec une séparation très stricte entre les catholiques et les protestants.
LL : Je le vois comme un artiste global. Il disait qu’il n’aimait pas particulièrement le piano et cela s’entendait parfois. Il n’aimait pas chercher des couleurs, même s’il en était capable. Mais les années ’60 étaient à mon avis plus intéressantes que la période qui venait après; il s’est passé des choses géniales après qu’il s’est arrêté de jouer en public. Plus il vieillissait, plus il mettait les micros des pianos, ce qui a fait que le son de ses derniers disques a été très dur. Il y a par exemple un disques des Toccatas de Bach que je trouve épouvantable à cause de cela. On a l’impression qu’on avait les marteaux contre le crâne.. Dans les dernières années, il y a eu chez Glen Gould une attitude un peu suicidaire, bien qu’il y ait eu encore des illuminations ou des coups d’éclair. Avec ce pianiste, on aime ou on n’aime pas! A la fin de sa vie, sa santé est devenu un problème. Certains jours, il n’arrivait plus à jouer du piano, c’était très grave. Personne ne le savait, il parait qu’on a voulu cacher cela.
Moulin de Vernegues (Mallemort), le 11 août 2006
Le pianiste Marc André Hamelin est un phénomène tout court. Combien de pianistes seraient capables d’égaler son tour de force de jouer en quelques jours le cycle redoutable d’Ibéria d’Albeniz et un programme Liszt (dont les Réminiscences de Norma), tous les deux au festival de piano à la Roque d’Anthéron, qui se tient en plein air, puis un autre programme avec les trois dernières sonates de Beethoven, lors d’un autre concert en plein air à un château près d’Orange ? Hamelin est aussi un musicien facile à approcher, grâce à mon ami Marcel Bartnik, autre pianophile en compagnie duquel je visitais le festival de la Roque d’Anthéron en août 2006, qui l’avait déjà rencontré avant, Hamelin nous a accordé une rencontre, à son hôtel, superbe, où on a déjeuné et où on n’a pu s’empêcher de lui poser quelques questions... Pas une interview, mais plutôt un échange, avec un pianiste étonnamment honnête et connaisseur.. Voici quelques réflets d’une conversation fascinante.
Marc André Hamelin (MAH) : J’étais content d’avoir fini ! J’ai joué le cycle dans un ordre différent : 1-2-4-3, car l’ordre que l’on joue normalement n’est pas idéal. En plus, le 1er volet a été écrit après le 2ème.
MAH : Oui, c’est épouvantable ! On est constamment en train de redistribuer le travail des mains.. Il y a des sections qui sont épouvantables à mémoriser ! Dans cette musique, il n’y a pas de « pattern »régulier..
MAH : Cela prend un nombre de jours avant que ça « colle », vis-à-vis de certaines personnes comme Haskil qui lisaient une partition dans le train et la jouaient le soir même !
MAH : Cela dépend de l’hôtel, qui n’est pas toujours payé, tous mes voyages transatlantiques viennent de ma poche...
MAH : Ce n’est pas idéal, le son se disperse beaucoup. J’ai essayé plusieurs pianos, un Bechstein et le Steinway qui était sur scène avant le concert que vous avez entendu (lors duquel il a joué Ibéria, WB), l’acoustique a beaucoup d’influence sur le feeling avec la touche. Cela aide que j’ai déjà joué quatre fois avant ici.
MAH : Il n’y a pas de manque d’enthousiasme, mais il n’y a pas que des connaisseurs, monsieur/madame tout le monde sont là aussi.. J’en ai marre d’entendre la phrase « Marc André Hamelin, trop peu connu en France », je n’y peux pas beaucoup ! Je ne suis jamais là pour savoir ce qu’on pense de moi. Par contre, à la Roque d’Anthéron, j’ai l’honneur d’être réinvité, le vrai test, c’est la réinvitation..
MAH : On fait trop le culte de l’interprète, on oublie qu’il y a le compositeur derrière. Il ne s’agit que de ma compréhension de l’oeuvre. Si on suit le raisonnement que vous avez cité, je ne serais pas non plus convaincant dans le répertoire inconnu, car il y en a d’autres qui le font mieux que moi ! Souvent, les gens ont en tête une interprétation favorite , ma référence, c’est la partition. Et puis, je joue régulièrement du répertoire standard lors de mes concerts. En ce moment, je suis en train d’apprendre la troisième sonate de Chopin. En ce qui concerne les oeuvres inconnues, il faut savoir si cela plait au public.
MAH : C’est un jonglage, il faut trouver l’équilibre entre son propre goût et celui du public.
MAH : Je l’ai découverte dans une bibliothèque à Montréal en 1976/77, c’est un monde que j’aime. Ma réaction à n’importe quelle musique se rapporte à ce qui est exprimé, et non pas à la manière dont c’est exprimé. J’ai aussi beaucoup d’affection pour le concerto de Reger, mais je ne suis pas sûr qu’il parle au public, quoique dans de bonnes conditions... Il y a aussi des mondes que je n’aime pas, par exemple la musique de Copland me laisse froid, probablement parce que je ne suis pas Américain ?
Je ne connais personne, y compris moi même, qui soit toujours consistent.
MAH : Probablement beaucoup moins que vous deux ! Je me souviens mieux de ce qu’’écoutait mon père, les pianistes de la première moitié du 20eme siècle. Autrefois j’aimais écouter le jeune Ashkenazy de 18 ans et Brendel...
MAH : C’est une nouvelle ! On aurait probablement pu faire un disque Saint Seans avec le Carnaval des Animaux et les Variations sur un thème de Beethoven pour deux pianos, mais malheureusement, il y avait déjà une intégrale des concertos de Saint Seans, donc le projet est tombé à l’eau.
MAH : J’adore ! Je viens de mettre en boite le 2eme quatuor avec piano de Brahms avec le Trio Leopold. Cela va sortir en DVD en novembre, j’en suis très fier. J’aimerais bien faire le quintette avec piano de Florent Schmitt, c’est de l’excellente musique de chambre , très fin de siècle.
MAH : Le Casals Hall à Tokyo est exceptionnelle et le soin qu’ils y apportent au piano est féerique !
MAH : C’est un inconvénient, mais on ne peut rien faire.. Il n’y en a pas souvent d’autres.. Ce que je redoute, c’est d’inaugurer un piano qui n’est pas rodé, là on peut se blesser ! Le régistre aigu et médien des Steinway américains est un point faible, cela risque d’être une raison pour laquelle quelques pianistes américains ont eu des blessures à la main droite. Les Fazioli sont superbes de sonorité, mais il faut s’y habituer, la mécanique est plus dure avec d’autres instruments.
MAH : Non, jamais ! La musique a toujours été naturelle. Je me souviens de mon premier concours à 16 ans, au moment d’entrer en scène, je me suis senti tellement à l’aise...
MAH : A vrai dire, j’en ai fait cinq ces dernières semaines... sauf les trois programme que vous avez cités, j’en ai fait un autre au festival de piano de Husum et puis un récital Haydn/Beethoven/Schumann/ Il y a des présentateurs qui demandent parfois un certain programme.
MAH : Non, je n’ai jamais dit que c’est facile !
© Willem Boone 2006
Bussum, le 24 avril 2022
Willem Boone (WB) : J’ai pas mal de questions sur Godowsky !
Muza Rubackyté (MR) : Ah, c’est intéressant !
WB : Est-ce qu’il était effectivement autodidacte ?
MR : En quelque sorte, c’est-à-dire qu’il a appris plus en étant seul qu’avec des maitres. C’était une sorte de génie, il avait des capacités innées techniques absolument incroyables. Je vois des doigtés dans ses partitions pour piano et violon, mais dans ses partitions pour piano, il n’y en a pas un seul ! C’est très personnel, mais pour moi, c’est inconfortable. Il n’a pas appris « comme il faut », mais il avait sa propre technique qui lui correspondait bien. Il était célèbre pour sa virtuosité et c’est Arthur Rubinstein qui a dit : « Il me faut 500 ans pour acquérir une telle technique. » Néanmoins, il a étudié, notamment avec Saint Seans, mais c’est quelque chose qui s’ajoutait à son génie autodidacte.
WB : Je sais qu’il était connu pour sa virtuosité, mais certains détracteurs ont dit que son jeu était dominé par une extrême virtuosité.
MR : Probablement, c’est Kremer qui a dit : « Dès que le brio surplombe dans trop de virtuosité, cela nuit au message musical. »Peut-être il y avait un excès de virtuosité, qui l’empêchait de faire plus de choses personnelles, c’était sa recherche, qui ressemblait probablement à la recherche de Liszt. On disait souvent qu’il était le seul héritier de Liszt qui a fait progresser la technique du piano jusqu’à un niveau transcendant. Mais c’était peut-être pour cela que ses œuvres ne sont pas vraiment beaucoup jouées. Elles sont trop transcendantes, trop difficile et trop personnel, techniqement cela correspondait à ses mains.
WB : Connaissez-vous des enregistrements de Godovsky ?
MR : Oui, j’ai entendu, cela circulait d’une main à l’autre, même au conservatoire de Moscou. C’était un génie pour nous, il y avait toutes sortes de légendes autour de lui qui circulaient. Je me souviens surtout de ses Chopin. Je me rappelle aussi un vidéo sans son, comme dans les cinémas muets. Même cette économie des gestes et cette souplesse restent transcendantes.
WB : Il y a un livre « Conversations avec Claudio Arrau », qui a longtemps habité à Berlin où tous les grands venaient jouer et il a dit sur Godovsky que « c’était l’un des plus grands techniciens, mais que sa manière de jouer était assez ennuyeuse, parce qu’il jouait rarement au-dessus de mezzo-forte ».MR : Pour nous, c’est difficile à juger, car les enregistrements ne reflètent pas forcément le jeu du pianiste, surtout avec la qualité d’enregistrements à cette époque-là ! Pour moi, c’est surtout son rubato, cette légèreté étaient impressionnants, un peu coté belle époque, un peu les films de Chaplin. Hier, nous avons joué en concert une petite Valse à la Chaplin, pleine de suggestions délicates.
WB : Est-ce que c’est vrai qu’il était nerveux et incapable de jouer devant un public, ce qui faisait qu’il jouait souvent dans des salons ?
MR : Je ne sais pas, je n’ai pas étudié cet aspect de sa vie et d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. C’est son héritage qui m’intéresse.
WB : Quand il s’agit d’un si grand virtuose, qui marche sur les pas de Liszt, on ne s’y attend pas !
MR : Il avait des problèmes pour développer sa carrière, j’ai su que sa femme était sa plus grande mécène et impresario. Elle venait d’une famille riche, son père était richissime et elle justement organisait des salons pour inviter les gens célèbres de l’époque, donc on ne peut pas dire ‘entremetteuse’, mais en quelque sorte, c’était une grande dame comme George Sand dans le sens de capacité de réunir des gens exceptionnels , faire des salons. Godovsky avait peu de récitals dans des salles de concert.
WB : On l’appelait « pianiste pour pianistes », pourquoi ? Est-ce qu’il était le plus grand ?
MR : Pianiste pour pianistes ? J’ai plutôt entendu « pianiste des pianistes’, « God », « Le dieu de la main gauche » Mais je ne connais pas le surnom que vous avez mentionné, c’est probablement une mauvaise traduction ?
WB : C’est possible. Il vivait dans l’âge d’or, où d’autres virtuoses comme Hofmann, Busoni, Moszkowski, …
MR : Sauer !
WB : Rachmaninov, Rubinstein, comme situez-vous Godovsky par rapport à eux ?
MR : Tout d’abord, il a plutôt joué ses transcriptions, hormis ses injouables transcriptions des études de Chopin. Il était un grand interprète de Chopin, sinon, il jouait ses propres transcriptions. Rachmaninov jouait aussi sa propre musique, mais elle n’était pas que pour lui. La sonate en mi mineur est un tel trésor, je suis étonnée qu’elle soit si peu jouée. D’une envergure énorme, c’est dommage que cette très grande musique soit si peu jouée. Si j’avais écrit de la musique, j’aurais écrit de la même manière ! Pour moi, c’est ma langue, probablement parce qu’il est né pas loin de chez moi. Il a peut-être regardé les mêmes arbres pousser ou respiré le même air. Sa musique reflète l’Europe centrale, il y a plein de sentiments de regret, de douleur, de sourire aussi. Très Yiddish également d’esprit, qui fait penser à Chagall ou Roman Gary, un autre « litvak ».
WB : Et est-ce vrai qu’il a arrêté de jouer en 1930 à cause d’une paralysie de la main droite ?
MR : Oui, il parait ! Il a fait une attaque cérébrale, il jouait une Nocturne de Chopin à la radio et c’est arrivé au milieu.
WB : Pourquoi est-ce que vous avez voulu lui rendre hommage, en dehors du fait qu’il est Lithuanien comme vous ? Ou est-ce parce qu’il est méconnu ou pas assez connu ?
MR : Je ne cherche pas forcément la musique méconnue pour être intéressante ou différente ! Je cherche la musique qui me parle et dans laquelle je peux parler, où je peux trouver des liens étroits avec ma propre personnalité, du fait que je peux traduire cette musique probablement mieux. Si je ressens la profondeur de l’intérieur, je peux la traduire mieux au public. L’histoire a commencé par des déclics, comme c’est souvent le cas dans l’histoire de musique, il y a les mécènes ou les commanditaires qui vous donnent un déclic ou qui vous commandent. Ce n’était pas une commande, mais en 2020, la Lithuanie fêtait un grand anniversaire de 200 ans de grande personnalité philosophique, Gaon de Vilnius. A l’époque, Vilnius était considéré comme le Jérusalem du nord, et en 2020, c’était décrété comme « année litvak ». Il y avait Heifetz, Romain Gary, le philosophe Levinas, le pianiste Vlado Perlemuter et tant d’autres, suivant les générations, même dans le sens de Copland ou Gerschwin,. J’ai quatre listes de litvak, soit la première génération, soit la deuxième, et pourquoi il est resté litvak, parce que cette culture yididish était très forte. Pour revenir à votre question, c’était décrété année litvak, et on m’a demandé ce que j’allais faire. Je ne savais pas ce qu’il y a comme musique, je n’allais quand même pas jouer des musiques kletzmer. A ce moment-là, j’ai perdu ma mère et une semaine après, je devais enregistrer mon disque des quintettes de Weinberg-Shostakovitch. Ce sont des musiques de puissance incroyable et le directeur de la Philharmonie m’a envoyé un message en me parlant d’un enregistrement rare de la sonate de Godovsky qu’il avait déniché, avec un commentaire : ‘Je l’entends sous vos doigts.’ Je l’ai écouté en boucle et j’ai dit : « C’est clair, je me lance ! ». C’était en été 2019, je n’avais pas le temps de la travailler, donc c’était pour l’année 2020. Et il y a eu covid en mars 2020, j’étais coincé, je ne pouvais pas aller aux Etats Unis ni en Colombie, tous les tours ont éte annulés. J’étais à Genève pour trois jours et je suis restée trois mois, j’ai commandé la partition et je l’ai apprise lors de ces trois mois ! Cette musique m’a soignée de tout ce qui nous est arrivé, cela m’a apporté un réconfort immense.
WB : Est- ce qu’il y avait d’autres musiques qui avaient le même effet ?
MR : C’est rare que j’étais dans une telle immersion, j’ai fait 100 diners différents et j’ai appris 1000 mesures. Ce sont 1000 mesures de musique, c’est immense. Je me suis promené, je revenais et je travaillais nonstop. C’étaient des conditions particulières avec une musique particulière, qui était vraiment salutaire.
WB : Qu’est-ce qu’on connait de Godovsky quand il a écrit 400 compositions pour piano seul ? Je connais la Java suite…
MR : C’est ça, c’est indonésien…Tout ce que vous avez entendu hier pendant le concert, ce sont à l’origine des pièces pour piano. Il y a plein de petits bijoux, dans le disque, on a enregistré l’intégrale pour violon et piano de Godovsky, qui était adaptée pour le violon par Fritz Kreisler. Godovsky a évidemment arrangé la partie piano, donc déjà cela, il y a cet héritage, cette heure de musique que vous pouvez ajouter aux autres pièces de piano.
WB : Combien est-ce qu’on en connait ?
MR : Il y a les transcriptions de lieder de Schubert, il y en a beaucoup, il y a autour de 50 études d’après Chopin, après, il faudrait consulter Wikipedia, mais on connait peu.
WB : Est-ce qu’il y a une intégrale sur disque ?
MR : A ma connaissance, non, il y a mon collègue Marc-André Hamelin qui joue plusieurs choses de lui. C’est quelqu’un de curieux qui cherche plutôt de la musique inconnue. Ce n’est pas ma démarche, je cherche la musique où je peux m’exprimer, connue ou inconnue, peu importe ! Lui a fait pas mal de choses, notamment les études d’après Chopin.
WB : Dans la notice du programme de hier soir, il était écrit que « ces compositions avaient déjà trouvé leur place dans le répertoire depuis longtemps », mais comment se fait-il alors qu’on les entende si peu ?
MR : C’est peut-être la fantaisie de l’organisateur ! Non, je ne suis pas d’accord ! C’est plutôt rare d’entendre du Godovsky, même si tous les pianistes le connaissent.
WB : Je me souviens que Zimerman aurait dû jouer une fois la Java suite, mais il ne l’a pas fait..Il était écrit aussi dans la notice de hier soir, que Godovsky était surnommé « le Bouddha du piano »
MR : Exactement, c’était à cause de ses mains ou il ressemblait peut-être avec sa posture zen.
WB : A cause de ses mains vous avez dit ? Pourquoi ?
MR : Parce qu’elles étaient interchangeables, rappelez-vous les études de Chopin. Il y a une étude pour la main droite, une autre pour la main gauche, c’est totalement fou.
WB : Mais quel est le rapport avec Bouddha ?
MR : Multiplicité je crois (rires) , j’essaye d’expliquer !
WB : Il était écrit aussi « en tant que compositeur qu’il était une source d’inspiration pour Ravel et Rachmaninov », qu’est-ce qu’ils ont pu apprendre de lui ?
MR : Techniquement, c’est magnifique, les fioritures justement dans les transcriptions. Rachmaninov a surement appris de lui : toutes les voix du milieu, multiplicité polyphonique dans la sonate, c’est vraiment immense. Après, ces étincelles qu’il ajoute, comme si on jouait à quatre mains. Pour Ravel, je ne sais pas, aussi le coté injouable comme dans Scarbo…
WB : Je croyais que ce n’était pas seulement la virtuosité, mais aussi le style et là, je ne voyais pas l’influence de Godovsky ?
MR : Si, dans les Valses nobles et sentimentales, Rachmaninov, dans la sonate de Godovsky, il y a des séquences qui font penser à Rachmaninov.
WB : Vous avez déjà mentionné les transcriptions d’après Chopin, je ne peux pas m’empêcher de vous poser la question : je sais que vous jouez les Etudes de Chopin et tout d’abord, ce que je me demande toujours, est-ce qu’on a affaire à des transcriptions ou est-ce que sont plutôt des paraphrases, peut-être des pastiches. Comment les voyez-vous ?
MR : Il voulait faire avancer la technique jusqu’à ses limites, c’est son côté transcendant. Paraphrases peut-être pas, mais c’est un autre genre polyphonique en quelque sorte, non seulement pour la tête, mais aussi pour la motricité. Une paraphrase est quelque chose qui transforme, un thème par ci et un thème par là. Ici, ce n’est pas le même cas, il est fidèle à la partition ou il la complique, mais il la complique. Vous savez, dans la haute horlogerie suisse, il y a le terme « montre avec les multiples complications. »
WB : Est-ce qu’il l’a fait pour son propre plaisir, parce que les études de Chopin sont sublimissimes et elles n’ont pas besoin d’être « revisitées » ?
MR : Absolument pas ! Chopin, à mon avis, n’a pas besoin d’être « embelli ». C’est probablement pour cette raison qu’elles ne sont pas trop jouées, c’est pour dépasser ses propres limites je crois. Pour lui, l’original était trop facile et peu intéressant. Il a compliqué d’abord pour que ce soit intéressant pour lui.
WB : J’en ai parlé à un pianiste allemand, Joseph Moog, qui aime beaucoup les transcriptions et qui m’a dit quelque chose d’intéressant : « C’étaient des expérimentations et qu’il transformait des études en nouveaux caractères, pas pour remplacer l’original »
MR : Non, ce sont des œuvres différentes, c’est surtout une recherche personnelle sur la base de quelque chose de connu.
WB : Il y en a une où il combine deux études…C’est un sommet de complexité, mais à quoi bon ? Est-ce qu’on peut les considérer comme des collages, un peu à la Andy Warhol ?
MR : C’est possible.
WB : Les jouez-vous vous-même ?
MR : Non, je ne sais pas si j’en suis capable, mais surtout cela ne m’intéresse pas. Et quand cela ne m’intéresse pas, je ne joue pas cette musique. Chaque nouvelle œuvre que je découvre ou que j’ai envie de jouer pour moi, est une histoire d’amour. Si je ne suis pas amoureuse, je ne peux pas la faire vivre !
WB : Je me souviens d’un récital de Jorge Bolet, quand j’étais très jeune, et il a commencé son récital justement par une sélection de ces études !
MR : C’est vrai ?
WB : Oui, je me rappelle, Berezovsky les joue aussi…
MR : Là, je sais. Mais comme j’ai dit, pour moi, ce n’est pas les recherches intellectuelles ou techniques..
WB : Concernant la sonate, dans une critique dans Diapason en avril 2021 : « Un monument de 50 minutes au carrefour des fièvres fin de siècle et de la grande tradition, à la polyphonie serrée, où un chromatisme exacerbé bouscule la tonalité », c’est le portrait de cette sonate ?
MR : C’est vrai, c’est extrêmement flottant, on peut penser à Scriabine qui cherche sans résoudre, qui fait une sorte de labyrinthe de polyphonie et des harmonies et tonalité qui fuient la résolution et les règles établies. C’est ce qui rend cette musique extrêmement complexe et difficile à interpréter. Elle n’est probablement pas non plus facile à écouter, mais comme chaque œuvre qui n’est pas souvent jouée, il n’y a aucun cliché. C’est très intéressant de trouver la clé pour défendre un compositeur : pourquoi est-ce qu’il vagabonde tellement avant d’atterrir là ou là ? C’est la recherche sans fin, mon premier concert où je l’ai jouée était devant mes voisins qui m’ont supportée pendant trois mois à Genève. Je les ai invités, ensuite c’était un concert publique à Vilnius au mois de mai 2020, je n’avais pas ma robe de concert, je n’avais rien, j’ai tout laissé à Paris, j’ai envoyé la clé de ma maison à ma voisine pour qu’elle aille cherche la robe et me l’envoie à Genève. Il n’y avait pas l’avion jusqu’à Vilnius, seulement jusqu’à Riga, où il y avait un chauffeur qui était venu me chercher. En plus, il y avait la restriction de 2 mètres entre chaque spectateur, donc à droite et à gauche, en face et derrière. J’ai joué devant une salle quasi vide, mais il y avait un écran géant sur la place, bref, j’ai vécu des expériences incroyables avec cette sonate. La même année, mon agent m’a téléphoné pour me demander si j’étais libre le 5 décembre, pour la jouer au Brésil qui était en plein covid. A ce moment-là, nous n’avons pas encore eu le vaccin, j’ai entendu autour de moi plein de découragement pour ce voyage. Je suis allée la jouer, je suis arrivé le jour d’un nouveau confinement, donc j’ai joué devant une salle vide, avec une transmission en ligne. Il y a plein d’histoires, c’est presqu’un chapitre de livre…J’ai dû jouer cette sonate deux fois jours de suite pour un seul cachet, ici à la Fondation Tindal, car il y avait la restriction de nombre des spectateurs. J’ai voulu soutenir Hans et Reina, les organisateurs, comme eux qui ont soutenu tellement de musiciens lors de cette période si tragique ! Après, il y a la Salle Gaveau, un concert qui a été reporté quatre fois !
WB : J’y étais ! Ça a eu lieu finalement ! Dans la même critique dans Diapason : « Il y a cinq mouvements qui convoquent aussi bien la forme sonate que la fugue, les 3 temps de la valse, comme ceux du ménuet : Bach y croise Scriabine, le Chopin de la Fantaisie, le Ravel des Valses Nobles. » Est-ce qu’il y a tout ça dans la sonate ?
MR : Scriabine sans doute, on vient de parler des harmonies vagabondes, Bach, oui, c’est la fugue, Chopin, hmm, il y un élément où tous les critiques disent : « Mais c’est la Fantaisie de Chopin », je n’ai pas tout de suite vu, mais il y a un endroit qui rappelle deux ou trois figures, sinon, je ne vois pas tout à fait.
WB : Et pour les Valses nobles ?
MR : Oui, peut-être dans le petit scherzo, oui, oui !
WB : J’ai cru encore entendre d’autres influences, cela me rappelle les longues lignes de Wagner !
MR : Tout à fait, des lignes qui continuent, c’est le même vagabondage de séquences des tonalités qui vous tiennent en haleine, absolument, surtout dans le premier mouvement.
WB : Cela me rappelle aussi la transcription de Liszt de La mort d’Isolde, même si elle beaucoup moins longue !
MR : Tout à fait, c’est la fleuve qui vous porte, je suis d’accord.
WB : Et Richard Strauss ?
MR : C’est possible, dans les dernières secondes du dernier mouvement.
WB : Le dernier mouvement est une composition en elle !
MR : Ah, il est beau avec le rétrospectif !
WB : Je trouve très spécial le premier mouvement : on croit que c’est fini et cela reprend, on est pris au dépourvu.
MR : C’est une sorte de conclusion et mise en garde : ce n’est pas encore fini.
WB : Peut-on dire que cette sonate est atypique pour un compositeur qui était l’un des plus grands virtuoses ?
MR : C’est quelqu’un qui voulait laisser la trace, cela me fait penser à Reubke qui était jeune et qui donnait à son maitre Liszt sa sonate : « Tenez, c’est la réponse à votre sonate, c’est plus moderne ». Quand on est interprète, on pense qu’on a emmagasiné tout ce qui est possible, on se dit : « Je vais faire une synthèse de vous tous », une ambition d’englober le monde.
WB : C’est intéressant qu’un compositeur qui était connu comme virtuose ne veut pas du tout impressionner ?
MR : En gros, il n’était pas considéré comme compositeur, il ne figure pas dans tous les dictionnaires des compositeurs, il est plutôt absent !
WB : Est-ce qu’il y a la même virtuosité transcendante que dans les études de Chopin ?
MR : Ce n’est pas son premier but dans la sonate, sauf qu’il y a des choses très complexes. Il va à l’essentiel et à la polyphonie et justement à la recherche harmonique.
WB : Est-ce que lui-même l’a jouée en public ?
MR : Je ne sais pas, à mon avis non.
WB : Peut-on la comparer à d’autres sonates-fleuve comme la 1ère de Rachmaninov, la « Night wind sonata » de Medtner, Dukas ?
MR : On peut, Medtner, Dukas probablement, c’est un peu une autre période.
WB : Y a-t-il un programme à la base de la sonate comme avec la 1ère de Rachmaninov ?
MR : Non, il ne parle pas de programme, il y a juste un épigraphe : « Pour ma femme bien aimée »J’ai fait beaucoup de recherches, mais je n’ai pas trouvé, même pas pourquoi il a mis « A ma femme bien aimée », de premier abord, je croyais qu’elle était morte. Avec ce finale qui vous met dans les cieux, qui réconcilie avec les tragédies, les drames qui sont passés avant dans la même sonate, je me suis dit que c’était probablement posthume, mais ce n’est pas le cas. J’ai continué ma recherche et il parait qu’il extrêmement reconnaissant à sa femme, pour l’avoir aidé. Il a voulu lui offrir cette sonate en cadeau, comme un bouquet de fleurs.
WB : Combien de temps vous a-t-il fallu pour vraiment la maitriser ?
MR : Trois mois (rires)
WB : Ce n’est pas vrai !
MR : Oui, mais trois mois de travail, sans toucher d’autres répertoires, ce n’était plus nécessaire. C’était la première fois dans ma vie, cette expérience de ne jouer qu’une seule chose. Si, j’ai fait l’expérience avec les 24 Préludes et fugues de Shostakovitch pour les enregistrer et après les jouer, mais c’était beaucoup plus court. Ce n’était pas la même immersion.
WB : Ce qui m’intrigue toujours avec une composition aussi énorme, avec cinq mouvements qui ne semblent pas avoir beaucoup avoir les uns avec les autres, est-ce que vous voyez une structure sous-jacente ?
MR : Vous avez mentionné Wagner, c’est un peu pareil. Là aussi, il y a une dramaturgie, c’est une œuvre basée sur des groupes de thèmes qui sont peut-être apparentés aux leitmotifs, chers à Wagner. Cependant, Godowsky les intègre dans la forme de la sonate dans le premier mouvement. Le dernier mouvement peut être considéré comme la continuation wagnérienne d’utilisation de leitmotifs. Le premier mouvement, c’est une vie, le deuxième mouvement, c’est un peu « A wonderful day », un peu Hollywood, une sorte de joli souvenir, le 3ème et le 4ème sont deux scherzos différents, l’un espiègle, l’autre un peu comme les Valses nobles et sentimentales de Ravel, ensuite il le rétrospectif qui relie tout cela. Le larghetto lamentoso qui nous emmène au chemin de croix, à cette fugue où il y a le Dies Irae qui apparait et qui nous fait cette sorte de marche funèbre ou danse macabre, puis la résurrection. Donc je pense qu’il y a une dramaturgie extra-musicale là-dedans, dont j’espère trouver la source un jour.
WB : Je pense que vous m’avez dit une fois que vous savez la jouer par cœur, ce que je n’arrive pas bien à m’imaginer…
MR : Si, si !
WB : Mais est-ce qu’il y a des repères, c’est comme des méandres, il y a, dans une moindre mesure les Goyescas de Granados ou je me dis….
MR : Mais les gens jouent les Goyescas par cœur !
WB : Je ne comprends pas non plus, car à mon avis c’est comme des improvisations qui continuent et continuent…
MR : Finalement, j’ai pris l’option de ne pas faire cela devant un public, parce que c’est trop lourd. Il suffit une minute de distraction, et vous êtes sortie des rails. Pour moi, c’est une sécurité, mais c’était absolument nécessaire d’apprendre et de répéter, devant mes proches ou voisins, j’ai fait cela sans pression par cœur. C’est là que j’ai compris que je serais plus à l’aise de lever de temps en temps ma tête et de trouver le guide.
WB : Mais vous pourriez donc la jouer par cœur ?
MR : Tout à fait, ce n’est pas par challenge !
WB : Non, je sais, mais ce devrait être éprouvant pour la mémoire aussi, car cela part dans tous les sens…
MR : Je continue à l’étudier, nous sommes en 2022, je vais faire un énorme tour en Colombie et ils ont aussi choisi Godovsky. Je reviens après certains temps de pause vers cette sonate et je découvre plein de choses, je vois mille fois plus clair.
WB : Ce n’est pas comme une sonate de Beethoven après tout, où il y a une structure claire !
MR : Quand même il y a la forme de sonate très claire dans le 1er mouvement. Beethoven est beaucoup plus dangereux pour moi…Ou encore Schubert ou Mozart, qui sont pour moi beaucoup plus dangereux, répéter une deuxième fois l’exposition, où je peux me planter dans la musique répétitive comme le rondo ou la récapitulation de la forme de la sonate classique.
WB : Et Bach ?
MR : Non, il ne se répète pas.
WB : Je trouve Bach extrêmement difficile à mémoriser !
MR : C’est difficile, mais ce n’est jamais pareil, donc à partir de là, c’est intéressant et quand c’est intéressant, vous êtes éveillé !
WB : Je me souviens que j’ai entendu Pollini une fois dans le 1er livre du Clavier Bien tempéré, toutes ces fugues, c’est inouï !
MR : C’est une autre dimension..
WB : Concernant le cd qui vient de sortir, comment avez-vous su qu’il y a des œuvres pour violon et piano de Godovsky ?
MR : C’était même avant cette sonate, mon mari est médecin de renommée et violoniste amateur de très haut niveau, il joue dans un orchestre. Il a une magnifique discographie de violonistes et un jour, un disquaire a conseillé à mon mari de petits bijoux, c’était un disque de ces œuvres de Godovsky. J’ai mis la première pièce, c’était la Légende, je n’avais jamais entendu quelque chose d’aussi beau. Quand mon disque de la sonate a connu du succès, ce qui m’a ravie, et je me suis dit : « Pourquoi ne pas continuer dans cette veine ? ». J’ai écouté ce vieux disque auquel je n’avais pas touché depuis cinq ans, j’ai fait la même combinaison Godovsky-Szymanovsky, comme dans mon CD pour le piano seul, puisque c’est la même époque, que j’adore, 1911, la belle époque.
WB : Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris : c’est des pièces de Kreisler pour lesquelles Godovsky a écrit la partie piano ?
MR : Non, tout ce qu’on a joué hier, tout ce qui est sur ce disque, c’est l’intégrale de l’œuvre pour violon et piano. D’où vient cela ? De l’œuvre pour piano de Godovsky, toutes les œuvres sont à l’origine pour le piano. J’ai joué deux mouvements de la sonate hier qui sont arrangés par Kreisler et Godovsky pour ce setting : c’est d’abord le Poème qu’on a joué en début du concert. Cela n’a plus rien à voir avec le deuxième mouvement de la sonate : c’est une autre tonalité, les thèmes sont les mêmes, cela se développe à peu près, c’est placé autrement.
WB : Qui est-ce qui a écrit la partie violon ?
MR : Kreisler ! Ce n’est pas écrit, c’est tiré de la musique de Godovsky avec l’accord de ce dernier. C’est le travail entre ces deux personnes. Ils étaient très amis.
WB : Là, je comprends, j’ai bien reconnu quelques compositions originales de Kreisler, comme Schoen Rosmarin ou Liebesfreud..
MR : C’est ça, Liebesleid, Liebesfreud. D’abord l’idée de mon partenaire violoniste était de mixer cela avec des œuvres de Kreisler. La partie piano est d’une difficulté majeure.
WB : Mais il n’y a donc pas de compositions pour violon et piano que Godovsky a écrites ?
MR : Non, tout vient de l’héritage de piano.
WB : Est-ce que Godovsky était violoniste aussi ?
MR : Non, peut-être qu’il a étudié le violon..
WB : Je pense que Haskil jouait du violon aussi, il y a même un disque où Grumiaux s’accompagne au piano ! Ils pouvaient échanger les instruments !
MR : Je sais, oui.
WB : Ensuite, j’ai quelques questions sur les concertos de Brahms. Pourquoi y a-t-il si peu de femmes qui les jouent : est-ce une question de force, de libido peut-être ?
MR : C’est intéressant, en fait, le deuxième concerto de Brahms, c’était quelque chose d’inaccessible dans ma tête, depuis toujours. J’ai terminé le premier cursus de mes études à 18 ans par le 3ème concerto de Rachmaninov. Cela me paraissait naturel, mais Brahms 2, c’était inaccessible pour moi, et pas seulement pour moi, mais pour une femme tout court. Plus tard, au conservatoire de Moscou, on avait une pianiste de légende, Elisso Virsaladze. C’était une superwoman, une sorte de Martha Argerich soviétique, j’ai vu sur une affiche qu’elle jouait le 2ème concerto de Brahms. On a couru l’écouter à la grande salle du conservatoire Tchaikofsky et je me suis dit : « Ah oui, ce n’est peut-être pas extraordinaire, mais c’est possible ». Je n’étais pas tout à fait convaincu, mais c’était peut-être possible. Des années sont passées et je ne sais pas ce qui m’a pris, c’était en 2006, j’étais en une sorte de détresse de concerts et de ma vie privée. En 2003, 2004, je m’étais dit que je devais faire quelque chose de grandiose et j’ai pris ce concerto. J’avais des conditions de vie lamentable : pas de piano chez moi à Paris, j’ai loué un studio avec piano droit sur lequel j’ai préparé ce concerto. Après, j’ai essayé d’obtenir des concerts pour des « try out »et finalement, cela a marché. Le concerto que vous allez écouter sur le disque est un live de 2006, sans retouches. Je n’avais pas eu de répétition générale, c’est un vrai live. Pour répondre à votre question : il y a des extensions de doigts presqu’impossibles. C’est comme dans certaines pièces de Rachmaninov, où vous avez besoin de cette patte masculine, c’est juste la taille des mains ! Je ne me plains pas, j’ai une bonne main, mais Brahms devient un peu limite, même pour mes mains confortables pour tout.
WB : Il y a quand même quelques dames qui s’y sont risquées : il y a votre professeur, Bella Davidovich que j’ai entendu dans le 1er concerto !
MR : Elle a les mains très petites, a-t-elle vraiment joué cela ? (sifflement)
WB : Oui, je m’en souviens bien, c’était en 1983 à Rotterdam. Il y a Larrocha qui a joué le second concerto..
MR : En voilà une autre !
WB : Gina Bachauer et maintenant il y a Grimaud et Wang pour les deux concertos.
MR : Tout à fait, dans les deux ?
WB : Oui, je crois. Est-ce qu’on peut dire que la technique pianistique de Brahms est ingrate ?
MR : Complètement, oui, parce qu’il ne prend pas le soin de vérifier pour quel instrument c’est écrit. Il y est totalement inattentif, à la différence de Rachmaninov et Liszt.
WB : Pourtant il était très bon pianiste…
MR : Exactement, on ne peut pas dire qu’il a écrit des choses injouables, parce que lui-même les a jouées.
WB : Je me souviens toujours de ce que Samson François a dit un jour : « Brahms, rien que d’y penser et j’ai mal aux mains ! »
MR : (rires) c’est très bien dit ! J’adhère ! Ceci dit, c’était un challenge d’apprendre le 2nd, c’était avant le 1er, car cela, c’était le vrai challenge. Ma maman a terminé le conservatoire avec ce 1er concerto, mais quand j’étais jeune, j’ai voulu apprendre le 2nd. Celui qui pouvait le jouer au conservatoire était considéré comme un dieu. Je l’ai joué pendant quelques années et j’ai arrêté : je l’avais essayé et c’était suffisant pour moi.
WB : Et le 1er ?
MR : C’est arrivé très tard : c’était en 2019 justement à la mort de maman. J’ai voulu le lui offrir en cadeau, donc dans ce disque il y a un live de 2006 et un de 2019. Ce dernier a été donné lors du concert d’ouverture du 6ème Vilnius Piano Festival que je dirige.
WB : Le 1er est mon favori !
MR : Là, je me sens bien, c’est une expérience que je vais continuer. C’est merveilleux.
WB : C’est un cataclysme, je l’ai entendu pour la première fois quand j’étais jeune et j’ai été saisi tout de suite ! Il faut du temps pourtant, car c’est très vaste comme structure
MR : C’est quand même hyper-classique, regardez le final, on dirait que c’est du Beethoven ! Et ce deuxième mouvement est d’une beauté..
WB : Est-ce que ces trilles en octave sont difficiles ?
MR : Non, c’est un mythe..
WB : Je sais qu’il y a quelques pianistes qui les ont joués, l’un à la suite de l’autre, est-ce que vous le considériez ?
MR : Je ne pense pas que ce soit nécessaire, c’est au moins un challenge personnel pour un pianiste. Par contre, je joue souvent les deux concertos de Liszt la même soirée, je pense qu’il faut le faire, d’abord, parce qu’ils sont courts et c’est un peu le masculin envers le féminin.
WB : Les deux Brahms, c’est costaud quand même !
MR : Trop costaud..
WB :J’ai entendu une fois un pianiste allemand qui l’a fait, Michael Korstick. Le 1er était bien, mais lors du 2nd on a bien entendu qu’il était fatigué…
MR : C’est un challenge personnel, on a tous ce péché de faire des challenges personnels.
WB : Avez-vous des références pour les concertos de Brahms ?
MR : Oui, Gilels !
WB : Je comprends…
MR : Gilels fut un artiste avec une immense capacité de travail respectueux pour un texte de compositeur. Il a toujours vu ce que les autres n’arrivent ou ne veulent pas voir dans cette partition. Pour lui, elle comme la bible, c’est une écriture sacrée. Cependant, c’est vivant et engagé de sa part. Je prêche la même idéologie.
WB : J’aime beaucoup Arrau pour le son et Backhaus, mais ils sont tous les deux austères. J’ai beaucoup aimé Nelson Freire, où il y a une certaine lumière…
MR : Oui, c’est aussi une interprétation que j’aime.
WB : Avez-vous vu le jeune pianiste Jonathan Fournel quand il a gagné le concours Reine Elisabeth, avec le 2nd de Brahms ?
MR : J’ai entendu son nom, mais je ne le connais pas. C’est rare que quelqu’un gagne avec ce concerto-là ! Quand j’étais jeune, on disait : « Quand vous jouez le 2nd de Brahms pendant un concours, on ne gagne que le 2ème prix, jamais le 1er ! » C’est le 3ème de Prokofiev ou Rachmaninov.
WB : Pourtant il faut une technique de béton armé pour le 2nd de Brahms !
MR : Oui, mais cela ne donne pas cet effet spectaculaire immédiat, c’est plus profond et moins ‘tape à l’œil’.
WB : Celui qui a gagné le 2nd prix, c’était un Russe, qui jouait aussi bien Rachmaninov que Mozart que Schubert, mais cela ne m’a pas saisi.
MR : Je crois que le public et le jury ont évolué ! On ne se laisse pas séduire avec de la poudre aux yeux, on cherche un musicien. Heureusement, on ne cherche plus forcément un gladiateur qui gagne.
WB : Vendredi dernier, j’ai entendu un concert de l’Orchestre du Concertgebouw qui a joué les trois concertos pour piano de Bartok lors d’une même soirée, avec trois pianistes différents, Quel est votre rapport avec ce compositeur ?
MR : Vous vous rappelez les noms des pianistes ? C’étaient des Hongrois ?
WB : Oui, en effet, mais je ne me souviens plus de noms.
MR : Ce n’était pas Adam Sokolay ?
WB : Non.
MR : J’ai gagné le concours Liszt-Bartok, c’était la première fois que Bartok était intégré dans le programme du célèbre concours Liszt de Budapest pour l’anniversaire de ses 150 ans. J’ai dû faire connaissance avec la musique de Bartok un peu grâce à cela, je jouais l’Allegro barbaro, les deux merveilleuses Elégies et son 3ème concerto. Ce n’était pas un compositeur permis au conservatoire de Moscou dans les années ’50 ! Quand on le trouvait dans les cartables d’étudiants, ce n’était pas bien vu.
WB : Trop moderne ?
MR : Oui, c’était considéré comme une musique décadente, trop moderne..Il y avait toute une série de raisons, pour Hindemith c’était pareil. Il figurait aussi dans la liste noire des compositeurs. Je n’étais donc pas familière avec la musique de Bartok, sauf quelques pièces comme l’Allegro barbaro. Je devais apprendre certaines de ses compositions et je trouvais cela formidable. La variété de rythmes est incroyable, c’est une sorte de rage rythmique. J’ai découvert grâce à ce concours, mais j’ai choisi le concerto qui est moins « ensanglant », moins agressif, je ne suis pas adepte de musique ethnique, ce n’est pas ma tasse de thé, peu importe laquelle. J’ai adoré le deuxième mouvement du troisième concerto, l’andante religioso, et ce final qui est un peu fête populaire, mais élégante et légère. Il ne vous impose pas cette force populaire et ethnique. Le premier mouvement, c’est vraiment les oiseaux, cela ressemble au Catalogue d’oiseaux de Messiaen. Bartok est très large : c’est aussi le château de Barbe bleu et le Mandarin merveilleux, il y a certaines œuvres imprégnées d’images surréalistes.
WB : Et les deux premiers concertos ?
MR : J’aime écouter..
WB : Ce sont des œuvres fascinantes, le 1er concerto a été écrit il y a presqu’un siècle et j’ai été frappé par sa modernité !
MR : Il y a deux ans, j’ai été dans le jury du concours Bartok, 80% de la musique était celle de Bartok et j’ai commencé à avoir des palpitations cardiaques et je me suis dit : « Qu’est-ce qui m’arrive ? » Après le concours, j’ai rencontré plein de gens qui ont dit : « J’aime sa musique, mais cela me donne des palpitations. »
WB : Mon père qui aime beaucoup la musique m’a dit qu’il y a trop de dissonances dans les deux premiers concertos, je ne veux pas dire que ce soit de la belle musique…
MR : Non, ce n’est pas une belle musique, mais il y a une force de la nature, c’est un peu comme Le sacre du printemps, quoi !
WB : J’ai fait des recherches, parce que j’écris pour une revue musicale et je pense qu’il faut s’informer quand on va au concert. Je sais qu’Ashkenazy a joué les trois concertos de Bartok et je suis tombé sur une interview qu’il a donnée quand il était encore pianiste et il y avait même un film entier où il joue le 2ème concerto, c’était un sacré pianiste !
MR : Tout à fait, oui !
WB : Il a dit concernant le 2ème mouvement du 2ème concerto que « Bartok a voulu mettre en musique le sentiment de peur », parce qu’il y a un presto qui est injouable et je trouve cela fascinant comme expérience ! Mais ce n’est pas une musique facile d’accès !
MR : Non, cela continue à être difficile et le vainqueur du concours Bartok de 2019, Adam Sokolay, que j’ai invité au Festival de Vilnius, a impressionné tout le monde avec le 1er concerto. A Vilnius, il a joué la sonate, ce sont des harmonies qui vous endoctrinent en quelque sorte, c’est sauvage, presque païen comme musique.
WB : Ashkenazy a dit aussi que c’est très difficile à mettre en place avec le chef et l’orchestre…
MR : C’est vrai, pour les concours, ce n’est pas donné !
WB : Pour le 1er concerto, il y a aussi un rôle important pour les percussions qui étaient autour du piano, parce que normalement, ils sont loin derrière. C’est intéressant de voir en concert, je ne m’étais jamais rendu compte que pendant le 1er mouvement du 2ème concerto, il n’y a que les cuivres et le piano qui jouent, les cordes ne font rien là.
WB : Ce weekend de Pâques était un sale weekend, musicalement parlant avec le décès de Radu Lupu et celui de Nicholas Angelich, comment avez-vous vécu la disparition de ces deux pianistes ?
MR : C’est choquant, j’ai su assez vite pour Lupu, mais une heure après, j’avais du mal à croire qu’Angelich est mort aussi. Je me suis souvenu qu’il s’était déjà retiré depuis un certain temps, il avait des problèmes respiratoires. On ne savait pas trop, car il était très discret. Il était trop jeune pour mourir, c’est certain. C’est une disparition brutale de perdre en un jour ces grands messieurs.
WB : Quels sont vos souvenirs de Lupu ?
MR : Je ne l’ai jamais entendu en concert, mais je suis adepte de ses enregistrements, surtout ses Schubert.
WB : Je n’oublie jamais la première fois que je l’ai entendu live : il a joué Chopin, ce qu’il ne faisait pas beaucoup, la sonate en si mineur. C’était un peu inégal, parce qu’en 1987, il pouvait parfois aussi « taper », dans le dernier mouvement, il a commencé à taper un peu, mais le 3ème mouvement, je me suis dit que c’était un funambule. Je me souviens aussi de la dernière sonate de Schubert et à un certain moment, je ne savais plus si j’avais somnolé ou si c’était l’impression hypnotique que son jeu m’avait procuré, c’était comme une transe…
MR : Oui, vous étiez comme une mouche englobée par une araignée, c’est l’immersion totale. C’est un art incroyable..
WB : J’ai été en contact avec un collectionneur qui avait justement un enregistrement de cette même 3ème sonate, il me l’a envoyée, ce n’était pas un pirate, mais un enregistrement de radio. J’ai écouté dans la voiture et je me demandais si cela me ferait le même effet une trentaine d’années après, j’ai fini arrêter sur la bande d’arrêt !
MR : Même pas dans la salle, c’est rare ! Il avait des capacités inouïes au sens artistique.
WB : Mais à la fin de sa carrière, il était devenu très fragile, il ne jouait pas plus fort que mezzo forte…
MR : La limite de vie est différent chez chacun, récemment, il y a aussi eu le décès de Nelson Freire..
WB : Oui, on vit de vilains temps ! Avez-vous entendu Nelson Freire en concert ?
MR : Oui.
WB : Que pensez-vous de lui ?
MR : C’était quelqu’un de naturel, sincère qui cherchait l’essentiel sans paraitre.
WB : C’est vrai, quand on compare Nelson et Martha, on a du mal à mettre en mots pourquoi lui était tellement bien !
MR : Je ne le connaissais pas personnellement, mais à travers de son jeu, je perçois qu’il n’était pas forcément sûr de lui, il cherchait, il doutait, c’est ça qui est charmant. C’est cette ‘faiblesse’ qui nous séduit probablement. C’est cette incertitude qui nous pousse à évaluer.
WB : Angelich a dit lors d’une interview qu’aucun musicien ne devait devenir blasé, comment ça peut s’éviter ?
MR : Blasé dans quel sens : de ne plus frémir à la scène ?
WB : Des fois dans la vie, on devient blasé, malgré soi, comment cela peut-il s’éviter ?
MR : C’est absolument impossible, enfin, c’est mon cauchemar de nuit que je perds l’appétit ou le gout pour l’excitation musicale. J’ai peur de perdre cela, sinon, je ne vais plus faire ce métier. J’aurais toujours mes moyens intellectuels et techniques, mais si je n’ai plus l’appétit ni le désir…Pour l’instant, aucune maladie, ni les difficultés de la vie ne m’ont empêché d’être excitée et d’être prise en jeu dans le quotidien du travail. Je ne travaille pas pour travailler, parce que j’en ai envie, je brule !
WB : Moi en tant qu’amoureux de musique il m’arrive qu’il y ait des œuvres dont je me lasse, par exemple la dernière sonate de Schubert que tout le monde joue tout le temps. J’aimerais que les pianistes jouent l’avant-dernière sonate, cela vous arrive aussi ?
MR : Oui, j’ai la même chose, pendant des masterclasses, on m’apporte des ballades de Chopin et pour moi, c’est une mauvaise nouvelle !
WB : Est-ce qu’on vous demande des œuvres que vous n’avez plus envie de jouer ?
MR : Non, c’est ma liberté, je joue seulement ce que j’aime jouer, des choses qui me transportent. Je cultive cela pendant les concerts, ce doit être un événement, d’abord pour moi !
WB : Et si on vous demande de jouer un concerto que vous ne connaissez pas, l’apprendriez-vous pour l’occasion ?
MR : Certainement, mais ceci n’a pas toujours bien terminé. Il y a quelques années, on m’a proposé un projet avec l’Orchestre symphonique Radiodiffusion de Moscou sous la baguette de V. Fedoseyev dans un super endroit avec un cachet magnifique. Une autre expérience heureuse fut la proposition de jouer un concerto que je n’ai pas travaillé avant. J’ai dit ‘oui’ tout de suite, c’est assez typique pour moi. Si jamais on me propose de jouer un concerto que je ne joue pas, mais que je voudrais apprendre, j’ai toujours dit « oui », car je considère ceci comme une chance d’acquérir la musique que j’aime et enrichir mon répertoire. Il s’agissait du concerto de Grieg et il ne figurait pas dans mon répertoire de 40 concertos ! J’ai seulement joué le 1er mouvement à 12 ans et puis je n’avais plus envie. Ce n’était pas intéressant, je suis passée directement à Tchaikofsky, Rachmaninov et Liszt et je n’ai plus eu l’occasion d’apprendre le reste.
C’est pourtant une très belle musique, je l’adore et je me suis toujours dit : « Pourquoi est-ce que le concerto de Grieg ne figure pas dans mon répertoire ? » Maintenant, je veux l’apprendre, c’est le contraire de ce que vous m’avez demandé. Je suis contente que ce soit tombé des cieux, je vais enfin le faire pour janvier prochain.
WB : Donc ce concert va avoir lieu ?
MR : Oui, c’est ça, ce sera à Wiesbaden, avec …….( ?) avec qui j’ai joué Penderecki, une cheffe d’orchestre merveilleuse. Je voulais trouver un concerto contemporain pour moi, pour que je puisse parler la langue d’aujourd’hui et j’ai parlé à tous les compositeurs possible, aux organisateurs en Lithuanie pour trouver quelqu’un qui m’écrive un concerto.
WB : Dernière question : j’ai travaillé avec une dame russe la semaine dernière et hier j’étais à la maison et cela a sonné. Il y avait un fleuriste qui était venu m’apporter des fleurs, je ne m’attendais à rien. Je suis descendu et c’étaient des fleurs justement de la dame avec qui j’avais travaillé. Elle m’avait écrit un mot pour me remercier, cela fait plus de 30 ans que je donne des cours, mais cela m’a profondément touché. Je croyais avoir fait mon travail, quant à vous, on a dit qu’il ne faut jamais devenir blasé, si quelqu’un vous fait un compliment, est-ce que cela vous touche ou est-ce qu’on s’y habitue ?
MR : Je trouve que c’est très touchant de recevoir des remerciements. Ce n’est pas facile pur tout le monde. Il faut recevoir chaque compliment pour avoir une bonne estime de soi, pour avoir les critiques et les compliments, les deux. Donc la réception d’un compliment demande aussi un effort, les artistes aiment être complimentés et reconnues, même dans la rue. On peut dire qu’on en a marre des photographes, mais c’est ça qui est blasé. Cela me fait plaisir, vraiment, cela donne une forme de continuation, on se sent nécessaire. Je tiens à me rappeler un certain nombre de compliments et de commentaires très importants, par exemple « J’ai entendu chaque note que vous avez jouée », c’est très important. C’est pour cela que je travaille et pour moi, c’est juste. Ces compliments restent dans les oreilles, la réception des fleurs est aussi très importante. La preuve : j’emporte toujours avec moi le bouquet de mon dernier concert.
le 25 mars 2007
Mes premiers souvenirs de Nelson Freire remontent à très loin. A 15 ans (en 1978), mon intérêt pour la musique et pour le piano en particulier, commençait tout juste à s’éveiller. Près de là où j’habitais (Arnhem), il y avait une salle de concert, Musis Sacrum, qui offrait une série de piano, ce qui était assez rare pour une ville de province. J’ai insisté auprès de mon père pour qu’il aille avec moi et on a entendu 5 récitals de Jean Bernard Pommier, Daniel Wayenberg, Jorge Bolet, Jean Rodolphe Kars et donc Nelson Freire. Je me souviens notamment d’un Carnaval éblouissant et de plusieurs oeuvres de Chopin qu’il a enchainées, de sorte que je n’ai pas bien reconnu l’Andante Spianato et Grande Polonaise brillante...
Quelques années plus tard, Nelson Freire m’a fait une impression tout simplement inoubliable quand il s’est remis à jouer en duo avec l’incomparable Martha Argerich. C’était en 1980 et leurs premiers concerts ont eu lieu en Hollande. Contrairement à un concert pas très réussi (aux dires du pianiste brésilien lui même) avec la même pianiste à Londres en 1968, cette fois-là l’entente a beaucoup mieux marché et les deux pianistes forment toujours un formidable duo. Pourtant, il y a quelque chose de paradoxal chez Nelson Freire : pianiste aux moyens phénoménaux (non moins pour le déchiffrage, il parait qu’Argerich l’envie !), qui possède toute une science du toucher et du son, tout comme ses célèbres devanciers Hoffmann, Cherkassky et Moiseiwitsch, il n’a longtemps pas eu la carrière qu’il méritait. Certes, les vrais aficianados le connaissaient et parlaient avec beaucoup de respect de lui, mais il jouait relativement peu de concerts et il a été scandaleusement négligé par les compagnies de disques. On l’a surtout connu comme « le partenaire d’Argerich », alors que cette dernière n’a jamais été appelée « la partenaire de Freire ».... Dieu merci, les choses ont changé depuis 6 ou 7 ans. Decca l’a pris sous contrat et diffuse ses disques dans le monde entier, dans certains pays, notamment en France (où il habite pendant une partie de l’année) et au Brésil, il est devenu une légende du piano.
Moi même, je l’ai beaucoup entendu depuis 2002, aussi grâce à un ami qui le connait bien. Ce dernier m’avait dit que Freire n’aime guère les interviews, je m’étais donc presque « résigné »à l’idée qu’une interview avec ce pianiste que j’aime tant n’allait jamais se concrétiser. Grande a donc été ma surprise quand mon ami m’a dit que je pouvais quand même tenter le coup. C’était pour aider un autre ami, brésilien et journaliste qui avait lancé son propre magazine mi-hollandais, mi-portuguais. Quoi de plus beau de faire un peu de « pub »pour le concert de jubilé (1) de la série « Meesterpianisten »(pour la 20ème saison) que Freire devait donner en compagnie de son amie Argerich. Quand je lui ai demandé à l’issu d’un concert à la Philharmonie de Cologne (lors duquel il a joué un fabuleux 4eme concerto de Rachmaninov), il m’a proposé de l’appeler chez lui à Paris, quelques jours plus tard. C’était bien la première (et jusqu’ici l’unique) interview par téléphone, une heure plus tard que prévue, car j’avais totalement oublié qu’on venait de changer d’heure, mais heureusement Freire ne m’en a pas voulu......
Nelson Freire (NF) : En 1964, il y a eu une grande amie, que j’avais connue lors de mes études à Vienne, qui s’est fixé à la Haye. Son mari travaillait pour Shell. Comme il était financièrement difficile d’aller souvent au Brésil, sa maison est devenue une sorte de pied-à- terre. Je trouvais les Pays Bas très mignons et exotiques, c’était bien différent de ce que je connaissais. Plus tard, j’ai connu le pianiste hollandais Frederic Meinders, qui est mariée avec une Brésilienne, il est devenu un ami. A partir de 1972, j’ai beaucoup joué aux Pays Bas après qu’on m’avait remis le prix Edison pour mon enrégistrement des Préludes de Chopin. Je jouais partout dans le pays. Les concerts étaient organisés par un impresario qui était bien connu alors, De Koos. Certains orchestres ont disparu maintenant, mais dans le temps, il était incroyable d’avoir tellement d’orchestres et de salles dans un pays si petit.. Et les Hollandais étaient surpris que je connaisse même des endroits comme Stadskanaal.... (petit village dans le nord du pays, WB)
NF : Non, je n’y ai pas habité, j’allais et je venais.
NF : Oui, en effet,mais c’est un public très musical !
NF : Oui, c’était en 1966 au Kleine Zaal du Concertgebouw d’Amsterdam.
NF : Toccata et Fugue en ré de Bach, la Fantaisie de Schumann et la Sonate en si mineur de Chopin, puis mon premier concert au Grote Zaal, c’était en 1975 avec Prélude, Choral et Fugue de Franck, les Etudes Symphoniques de Schumann, la 12ème Rhapsodie Hongroise de Liszt et probablement aussi de l’Albeniz...
NF : C’est à Amsterdam que Martha et moi ont recommencé à jouer en 1980, c’est donc spécial qu’on y joue de nouveau. Nous avions joué ensemble pour la première fois à Londres en 1968, et peu après à Düsseldorf. A ce moment-là, on n’avait pas l’expérience des concerts, c’était un peu improvisé pour ainsi dire, ça ne comptait pas vraiment...
NF : Oh, Argerich et Pletniev le jouent tellement bien, je n’ai rien à faire là !
NF : Non, je ne pense pas..
NF : C’est vrai qu’en principe je ne fais que du deux pianos avec Martha, mais nos calendriers ne s’accordaient pas. Je suis content de jouer avec Goerner, c’est un ami et un très bon pianiste !
NF : Peut être, oui.. C’est une question de nature et de physique.
NF : Merci ! C’est vrai que je suis fasciné par le son, c’est la chose la plus personnelle d’un pianiste ! J’y fais toujours très attention. Il est important de travailler sa sonorité et de s’écouter soi même.
NF : Il y a un son pour tout le monde...
NF : Martha dit toujours que je suis un chat déguisé en chien !
NF : Que je suis d’apparence bien calme et douce, mais il ne faut pas réveiller le lion. Je peux devenir un lion quand je m’énerve..
NF : Bien sûr,la virtuosité me plait ! Le 4eme concerto de Rachmaninov que j’ai joué (que j’ai entendu live à Cologne, le 23 mars 2007) est très virtuose.
NF : Non, pas pour l’instant, je me suis un peu fatigué de ce concerto. Tout le monde le joue. J’ai entendu le comeback de Horowitz au Carnegie Hall en 1978 avec ce même concerto, j’y suis allé avec Martha.. mais ça ne veux pas dire que je ne le joue plus jamais ! J’ai aussi laissé de côté la Rhapsodie sur un thème de Paganini, que j’ai beaucoup jouée. J’aime bien le 2eme Concerto de Rachmaninov.
NF : Je meurs d’envie de le jouer !
NF : Bien sûr, ce n’est plus la même chose par rapport à ma jeunesse, où j’apprenais le 2nd concerto de Tschaikofsky en deux semaines...On ne peut plus tout se permettre, mais ce n’est pas impossible que je me mette à apprendre le 1er concerto de Rachmaninov, Magaloff l’a appris aussi quand il avait 69 ans, mais Rachmaninov fait peur parfois, il y a beaucoup de choses diaboliques, par exemple le début du 1er concerto (Il fredonne la mélodie avec l’entrée du piano), on se sent un trapéziste !
NF : C’ est vrai..
NF : Je vais en faire, mais je ne sais pas encore quoi, il y a beaucoup de projets. Je voudrais faire un disque Ravel/Debussy ou reéngistrer la Sonate de Liszt..
NF : Oui, mais il y en a d’autres aussi, Rachmaninov, Schumann, Mozart...
NF : Les concerts qui ne marquent pas ne sont pas bons... J’étais au Musikverein de Vienne l’ autre jour, où j’ai entendu l’Orchestre de Vienne, c’était très spécial, la salle et l’orchestre. Cela m’a rappelé l’époque où j’y vivais et étudiais, j’y ai encore des amis..Quant à mes propres concerts, je pense à ce qui vient, pas à ce qui a été !
NF : Je ne l’ai pas entendu live, uniquement en DVD, je dois dire que les Réminiscences de Don Juan de Liszt étaient remarquables.
NF : Ce sont deux choses différentes : les pianistes d’un côté et le marketing d’un autre. Ce sont des autres qui font du marketing autour de lui. Je pense qu’il mérite son succès.
NF : J’avais raison si vous voulez. Une amie m’a fait écouter plusieurs de ses disques, elle m’en avait apporté toute une quantité, j’ai entendu deux ou trois choses et je me suis dit qu’il y avait quelque chose de bizarre. C’était formidable, mais cela ne me touchait pas. Ce n’était pas vivant..L’amie qui me les avait apportés était déçue que je n’aie pas aimé. Je ne suis pas surpris du scandale.. Pourtant, j’ai entendu Feux Follets de Liszt et c’était remarquable. Il parait que je connais le pianiste qui jouait en réalité, Laszlo .... (à vérifier). Je l’ai rencontré autrefois, c’était quelqu’un de très gentil.
NF : Cela s’est déjà passé quelques fois avec un disque de Lipatti, où c’était Halina Czerny-Stefanska qui jouait..
NF : Ni l’un ni l’autre... Toute cette histoire était bizarre. Je me souviens que du temps où j’habitais à Londres à la fin des années ’60 avec Martha, Kovacevich, Barenboim et d’autres, déjà personne ne se souvenait d’elle, personne ne l’avait jamais entendue jouer !
NF : Ah, encore un jubilé alors... !
© Willem Boone 2007
(1) Le concert de jubilé a été assuré par Nelson Freire, Martha Argerich ayant été obligée d'annuler pour des raisons de famille, survenues juste quelques heures avant le concert.