Paris, le 5 novembre 2019
Willem Boone (WB): J’ai lu plusieurs interviews avec vous et j’ai vu aussi des interviews sur YouTube et à vous entendre vous me semblez une artiste très optimiste qui aime le métier et qui a envie de partager son envie de faire de la musique et avec vous on dirait qu’il n’y a pas les bas-côtés du métier. Est-ce que ce portrait que j’ai brossé correspond à la vérité ?
Anne Quéffelec (AQ) : (rires) Les « bas-côtés », ça m’amuse, je dirais plutôt des côtés ingrats, on doit se battre contre soi-même, contre ses limites, mais ce qu’on retire est tellement précieux et un tel privilège par rapport à tant d’êtres humains sur ce planète, déjà seulement de savoir que la musique existe !Il y a des merveilles de beauté dans les chansons, de vraies émotions. Je me souviens des mots de Serge Gainsbourg, disant que la chanson est un art mineur. Il avait un très beau piano chez lui et il connaissait très bien la musique classique. Il savait qu’une chanson n’est pas l’équivalent de la sonate opus 111 de Beethoven. Ce n’est pas du même ordre artistique : il s’agit d’une autre sollicitation émotionnelle profonde, même si la chanson vous touche beaucoup. Proust a écrit un très beau texte à propos de « la mauvaise musique », ces chansons sentimentales qui peuvent émouvoir aux larmes ceux à qui elles rappellent des souvenirs. Je suis tout à fait d’accord avec lui disant qu’il ne faut pas les mépriser. Mais la beauté complexe de la musique des génies tels que Bach et Beethoven et autres, touche en nous un mystère plus profond, c’est une autre dimension, un autre questionnement.
Oui, en effet, j’ai une nature plutôt optimiste. J’aime la vie, j’aime mes semblables, j’ai un a priori favorable envers eux, la vie et les êtres me passionnent. J’ai eu aussi beaucoup de chance, je fais partie des privilégiés de cette planète pour bien des raisons : l’époque où je suis née, d’abord mon pays, cette merveilleuse France, l’éducation que j’ai reçue de parents hors normes, ma famille. Je n’ai pas le droit d’être pessimiste, mais à une certaine période, je me suis tout de même questionnée sur mon métier de musicienne. J’avais une admiration éperdue pour certains collègues, telle ma meilleure amie Cathérine Collard, dont j’enviais parfois la confiance qu’elle avait en elle, non sur le plan technique, mais artistique. Elle était habitée de convictions profondes et se lançait à corps perdu dans les œuvres qu’elle aimait avec passion, ne semblant pas s’interroger, comme moi.. La musique était sa langue maternelle, vocation innée. Moi aussi, j’aimais infiniment la musique, mais j’étais passionnée par beaucoup de domaines : la littérature m’attirait, il me semble que j’aurais pu écrire Pendant quelque temps, je me suis dit :« La musique n’a pas besoin de moi ! » me demandant si j’étais légitime dans le métier ! Jusqu’au jour où heureusement, j’ai retourné la proposition et réalisé que si la musique n’avait pas besoin de moi, ça n’avait aucune importance, j’avais besoin d’elle ! Je continue à me poser des questions et je m’en poserai toujours ! Mais aussi la musique, à bien des moments, vient vers moi… en particulier en concert, dans le partage de la relation « triangulaire », entre le compositeur, l’interprète et le public. L’œuvre passe par le prisme de celui qui la joue. Elle ne peut jamais être jouée deux fois de la même manière. Sa vérité est fluctuante, à la fois immatérielle et sensible. Son abstraction peut donner des frissons électriques, physiques, donc concrets, qui correspondent en notre cerveau profond, à quelques chose de nous qui préexiste et se révèle tout à coup. Tout ceci est indicible…j’essaye pourtant de mettre des mots sur ce mystère.
WB : Il y a un collègue russe à vous, Andrei Gavrilov, dont on n’entend plus beaucoup de nos jours, qui a dit une fois qu’il était prêt à mourir pour la musique, mais le fait d’avoir à travailler le piano chaque jour était devenu un sport qu’il finissait par détester et j’ai parlé à Paul Badura Skoda il y a cinq ans, et lui m’a dit le contraire : que c’est très beau de revenir à des œuvres qu’on connait bien …
AQ : Oui, je suis tout à fait d’accord, on se laisse surprendre par l’œuvre. Etant perpétuellement fluctuants dans le temps, puisque nous sommes du temps qui rencontre du temps à travers la musique. J’aime profondément découvrir des œuvres nouvelles, les entendre s’animer sous mes mains, prendre forme, inépuisables dans leur beauté et leur mystère, lequel est paradoxal dans son évidence même ! La musique, c’est du temps qui donne l’impression qu’on peut l’arrêter ! Temps suspendu alors qu’il est éphémère. J’aime travailler, je ne rêve pas de vacances, je déteste l’idée de la retraite et quand les contraintes diverse m’empêchent de travailler, ça me manque. Je suis différente sur ce point de Gavrilov. Il y a travail et travail.. On peut être assis devant le piano, remuer les doigts mécaniquement en pensant à autre chose et cela devient un entrainement sportif. Ce n’est pas grave de s’évader un peu : il est nécessaire de répéter, évidemment, notamment les sauts, les déplacements, il faut acquérir les réflexes physiques et établir dans le cerveau les bonnes connections, les justes synapses. Mais on fait cet exercice dans un but musical.
WB : Croyez-vous que la musique fasse du bien aux gens physiquement aussi bien que mentalement ?
AQ : Je pense que le physique et le mental sont liés indissolublement. Oui, je suis sûre que la musique fait du bien, de même qu’un sourire fait du bien à un malade. Il y a des émotions « thérapeutiques »La beauté fait du bien, être relié à la nature est bienfaisant. On ne sait pas bien à quel point le choses résonnent les unes dans les autres. Le cerveau est si mystérieux encore !
WB : Et pensez-vous que la musique puisse empêcher la démence, parce que j’ai entendu dire qu’il y a très peu de musiciens qui sont atteints par la malade d’Alzheimer ?
AQ : Ah oui, en effet, j’ai entendu dire ça. Les effets de la musique sur le psychisme sont puissants et inconnus. Je pense à une parole de Liszt qui refuse de tomber dans l’angélisme et dit de la musique qu’elle est un art à la fois divin et satanique. Il y a, d’un côté ces bienfaiteurs de l’humanité que sont les grands compositeurs, Bach, Beethoven, Mozart, Debussy, Ravel, etc, mais de l’autre, des genres de musique qui peuvent rendre fou par abus des décibels, d’assemblages de sons agressifs, de basses obsédantes, très dommageables pour l’équilibre pyscho-somatique. Concernant la maladie d’Alzheimer, les spécialistes des sources cognitives disent bien qu’apprendre la musique jeune, établit des connexions dans le cerveau qui bénéficient à d’autres domaines. Je l’ai constaté par moi-même ayant joué dans un service de gériatrie où était hospitalisée une majorité de patients atteints de cette terrible maladie. Les soignants m’ont dit, que pendant le concert, les visages se détendaient, certains souriaient, comme si tout à coup un lien pouvait s’etablir avec le monde extérieur. Cela ne m’étonne pas. Le premier sens qui s’éveille « in utero », c’est l’ouïe. C’est par l’oreille qu’on entre d’abord en contact avec le monde et que le cerveau du fœtus reçoit ses premières sensations. Il ne me semble pas étonnant que le dernier sens à faire naufrage en cas d’Alzheimer, soit l’ouie liée à la mémoire primitive.
WB : Et je pense que le piano est particulièrement bon, parce que les mains sont indépendantes l’une de l’autre..
AQ : Non seulement les mains, mais aussi la polyphonie avec le mélange de l’aigu et du grave. C’est un instrument particulier, un orchestre en miniature avec différents timbres et plans et des voix qui conversent entre elles. Le pianiste est plusieurs, il n’est pas que lui. Vous pouvez dire à un pianiste d’essayer d’imaginer dans certaines partitions un basson, un violoncelle, une flûte, alors que vous ne pouvez pas dire à un violon : « Tu dois essayer d’avoir un son de piano ! » Ce n’est pas possible (rires).
WB : Aux Pays Bas, il y a un neuropsychologue qui est très connu et une fois quand il a fait une lecture j’ai fait rire toute l’assistance parce qu’il a dit qu’il y a deux choses qui sont bonnes pour le cerveau, c’est l’apprentissage d’une langue et la pratique d’un instrument, et je me suis dit : « Cela tombe bien, car je suis professeur de langues, de deux langues même, et je joue du piano ! » Je lui ai demandé si j’avais un double avantage, tout le monde a ri, mais il a dit : « C’est vrai, vous avez raison ! » Donc si moi je suis atteint par la maladie d’Alzheimer, il y a un truc qui ne va pas !
WB : Dans une interview avec vous, j’ai lu qu’on ne peut jamais jouer une œuvre deux fois de la même manière et il n’y a pas longtemps, j’ai entendu une interview par Olivier Bellamy avec Martha Argerich qui a dit, justement à propos de Michelangeli avec qui elle a étudié, que lui était plutôt un sculpteur qui avait une idée de ce qu’il voulait et quand il jouait la même œuvre deux semaines plus tard, il jouait exactement de la même manière. Est-ce que là c’est l’exception ?
AQ : C’est une attitude propre à chacun, venant de Michelangeli, cela ne m’étonne pas trop, je l’ai entendu deux fois et on sentait que c’était quelqu’un qui voulait se distancer au maximum de certaines fins d’émotions et aussi en même temps de l’auditoire. Il recherchait peut-être une sorte d’absolu qui était figé pour moi. Avec ce masque impassible, marmoréen au piano, c’était comme s’il n’était pas concerné et peut-être c’était justement ce qu’il cherchait un peu : d’intervenir au minimum dans l’exécution pour être objectif par rapport à la partition. Ce n’est pas ma façon de vivre la musique, mais à côté de cela, c’était un grand artiste, je me souviens d’un Gaspard de la nuit extraordinaire, mais aussi d’un concerto de Mozart qui m’avait paru froid, c’était tellement à travers un mur de cristal. Il ne se donnait pas, il n’était pas le don, ce n’était pas ça qui l’intéresse.
WB : Et un autre passage d’une interview : « Rien ne remplace le moment vivant des concerts, c’est une création collective, je crois beaucoup à ce qu’apporte le public à l’artiste », je vois ce que vous dites, mais le public, est-ce qu’il crée aussi et qu’est-ce qu’il crée, un silence habité ou c’est la tension ?
AQ : Ce moment des concerts, c’est vraiment une association de beaucoup d’éléments et une chimie. Nous, en tant qu’interprètes, ne créons pas non plus, et dans l’œuvre que nous jouons, il y a une infinité d’interprétations possibles. Il y a même une infinité d’interprétations justes, dans le cas d’une sonate de Beethoven par exemple, qui sont au plus près de ce que Beethoven avait en tête, même si lui avait aussi un rapport entre l’œuvre et le créateur. C’est mystérieux. Je pense que parfois les grands artistes sont dépassés eux-mêmes par leur œuvre et qu’au fond ils ne sont peut-être pas les mieux placés pour la jouer ou même la comprendre.
J’imagine par exemple Beethoven, mais ce peut être n’importe quel grand compositeur, aurait de quoi être étonné si on faisait défiler devant lui une centaine d’interprétations différentes de son œuvre: »Ah, mais oui, ça peut être ça » ou « ça pouvait être ça aussi », ce n’est pas une sculpture, mais du vivant ou la métamorphose. Il y a des choses qui ne peuvent pas se décréter, qui arrivent en concert et c’est ça que j’entends par « création collective » Quand il y a une salle vraiment à l’écoute et quand il y a un silence, ce n’est pas le silence de la salle vide, mais il y a quelque chose de palpable, vous pouvez le sentir dans cette espèce de communion.
On peut se demander quel est l’impact du public, il y a une rencontre où on ne sait rien l’un de l’autre. Puis il y a cette œuvre que l’interprète joue, il est écouté, et tout à coup il s’entend prendre du temps ou des libertés à des endroits où d’habitude il n’en prend pas. Il arrive qu’il se surprenne lui-même aussi et laisse l’œuvre le surprendre.
WB : Surtout ce silence avant que les gens se mettent à applaudir, ce peut être très puissant !
AQ : Oui, les gens s’en veulent à ceux qui applaudissent trop tôt, il y en a toujours au moins un qui décide : « ça va, je vais montrer que je m’y connais ». Quand on dit « merci » trop tôt, ça ne va pas du tout !
WB : Vous avez dit « Une des principales difficultés de ce métier, c’est de durer, on réalise peu à peu dans quoi on s’est embarqué, une histoire d’amour fou, irréversible », justement, comment fait-on pour durer dans ce métier ? Est-ce qu’il y a des recettes ?
AQ : Quand vous dites « durer » vous voulez dire au cours du chemin professionnel ?
WB : Oui, effectivement.
AQ : Je n’aime pas le mot « carrière » du tout.. Pour moi, il n’y a pas de recettes, je ne suis pas un bon exemple, ouf..Il y a quelque temps, nous n’avions pas le téléphone portable, c’est la meilleure et la pire des choses, comme beaucoup d’avancées technologiques et scientologiques. Je n’ai pas de Facebook, pas de site, de temps en temps je me dis que ce n’est pas bien, et qu’il faut qu’on aille avec son temps, en supportant cette pression terrible.
Je ne veux pas avoir de jugement moral là-dessus, mais il y a une grande attention à porter où on met son temps, où on se disperse, et quand on est musicien, il ne faut jamais perdre de vue et que la musique c’est de l’invisible. Ça doit être préservé, parce que c’est une liberté. Maintenant on demande d’être transparent, Amazon, Google, ces espèces de grandes entreprises colossales, ils savent tout de nous ! Avec qui on a parlé, à quelle heure, ce qu’on a dit, on peut traficoter tout, il y a une espèce de manipulation généralisée. Au moins dans la musique, quand on joue, on est dans une espèce de liberté où on a le choix intérieurement d’être en contact avec le plus secret de soi-même, son for intérieur, et éventuellement croiser celui des autres, C’est impossible à quantifier, mais c’est à sauvegarder.
WB : Mais quand on parle de carrière, il y a des musiciens qui sont extrêmement doués, et qui n’ont pourtant pas la carrière qu’ils méritent, je pense à un ami à moi que vous devez connaitre, il joue souvent à la Roque d’Anthéron et à la Folle Journée, Luis Fernando Perez. C’est un très bon pianiste..
AQ : Je croyais qu’il faisait une belle carrière ? Je ne sais pas comment il fonctionne par rapport aux réseaux sociaux.
WB : Il est sur Facebook, il m’a dit l’année dernière quand je lui ai parlé, en compagnie de quelques amis, « Je ne sais pas si je reste dans le métier, il faut qu’il se passe quelque chose », pour quelqu’un de si doué, mais comment se fait-il que quelqu’un comme lui ne fasse pas carrière..
AQ : C’est une question d’offre et de demande, ce que je trouve dommage, si on en arrive à dire qu’il y a « trop de pianistes » ou « trop de musiciens ». Par contre, je me dis « Il y a trop de gens en prison ou qui sont malades ou mal éduqués » et il y a trop de gens qui ne savent pas qu’ils ont besoin de la musique et que ça leur fait du bien. Il faudrait au contraire remplir les salles avec du public. Ce qui est terrible dans l’époque actuel, c’est le fake news et les fake artistes. Il y a énormément de manipulation à travers l’œil, on se montre, on ne va pas donner de noms..
WB : Chez nous, aux Pays Bas, il y a une expression, je ne pense pas qu’il y ait un équivalent en français, si on compare deux choses qu’on ne peut pas comparer, on compare « des pommes et des poires » et en anglais, c’est « apples and oranges », je sais que je n’ai pas le droit de le faire, mais prenons une Katia Buniatishvili, comment se fait-il qu’elle ait tellement de succès ?
AQ : Elle a l’impact, c’est sa façon de se présenter, la façon comme telle, parce qu’elle fait tout pour arriver charnellement et qu’on commence par la regarder. Les cheveux, tout est étudié, elle ne porte jamais deux fois la même robe. Je ne la suis pas à la trace, mais il doit y avoir une entreprise la-derrière de management, de communication, de conseillers et elle doit étudier toutes ces attitudes.
Au départ, elle avait sans doute musicalement quelque chose de parlant qu’elle aurait pu développer davantage, mais maintenant pour moi, c’est du détournement d’attention, total.. Malheureusement un certain public se laisse envahir et écoute d’une oreille beaucoup moins attentive qu’avec Sokolov par exemple. On n’imagine pas ce dernier moulé dans un jeans. En tant que femme, cela m’hérisse et ça me choque beaucoup. Je trouve que c’est de la fausse monnaie, et encore une fois, avec la musique, on ne va pas regarder un concert, mais on va écouter quelqu’un qui est au service de la musique, pas devant !
WB : Musicalement aussi, il y a un film sur YouTube où elle joue la septième sonate de Prokofiev, dont le dernier mouvement est terriblement difficile, elle commence à un tempo d’enfer qu’elle n’arrive pas à tenir et à la fin il y a plus de fausses que de bonnes notes !
AQ : Mais ça ne dérange personne !
WB : Le pauvre Prokofiev, s’il écoutait sa propre sonate, je pense qu’il ne la reconnaitrait pas..
AQ : Il y a un moment que ça devient aléatoire, à la limite, c’est ce que je trouve malhonnête artistiquement.
WB : Est-ce que là on peut dire que la musique est devenue un produit de marketing ?
AQ : Elle l’est parfois, on l’utilise comme tel. La sonate de Prokofiev, elle aura beau être, excusez-moi, salopée ou très mal jouée, elle reste intact en tant qu’œuvre, ce n’est pas comme si on arrive devant la Joconde et que l’on envoie .. d’acide, là, c’est catastrophique tandis que faire n’importe quoi dans la sonate de Prokofiev, elle abîme le moment, mais c’est vrai que maintenant il y a des craques en communication, cet envahissement de réseaux, c’est une idée de toile d’araignée.. Je pense que pour les jeunes musiciens, c’est indispensable de faire passer un minimum d’informations, moi-même je pense que si j’avais eu un site, j’aurais eu plus de concerts sans doute, qualitativement ou quantitativement, mais je ne vais surtout pas me plaindre, je n’ai jamais travaillé dans le vide en espérant qu’un jour je vais être engagée, je n’avais probablement pas non plus une ambition dévorante, si je ne joue pas avec le New York Philharmonic. Je considère encore une fois que j’ai eu des opportunités, des rencontres aux bons moments qui m’ont énormément aidée, sur le plan des disques, sur le plan d’un certain nombre de concerts dont je garde des souvenirs forts, avec des gens comme Boulez ou Gardener, de très belles rencontres, je voulais avoir des enfants, j’aime lire..
WB : Et à propos lire, je sais que votre frère est un écrivain connu, qu’est-ce que la musique peut exprimer ce que les mots ne peuvent pas exprimer ? Est-ce que cela rejoint ce qu’a dit Roland Barthes..
AQ : Il n’y pas que Roland Barthes, mais aussi Schopenhauer, Steiner.
WB : Est-ce que la musique exprime l’inexprimable ?
AQ : Tous les grands philosophes qui aimaient et connaissaient la musique, étaient capables de s’interroger sur le fait qu’on ne peut pas en parler. On aimerait, mais elle va au-delà des mots. Serand ( ?) a dit quelque chose que je trouve très juste, on ne peut pas dire avec des mots des sentiments qui sont d’ordre musical. On peut dire en effet que certaines de nos émotions sont indicibles littéralement, mais elles ne sont pas hors musique, par exemple le moment d’un deuil, certaines musiques correspondent exactement à ce que vous souhaitez entendre à ce moment-là, à ce que vous ressentez et peuvent vous faire du bien. Il y a des sentiments d’ordre musical et je pense que c’est pour cela qu’on a des frissons électriques. Quand on lit une parole aussi dans des grands livres, il y a des formulations qui frappent par leur justesse. Dans la musique il y a de ces moments, on a envie de dire : « Ah oui, ça je reconnais, c’est exactement ce que je ressens. « A propos de Shakespeare, je l’ai peut-être déjà dit dans des interviews, il y a des phrases qui m’accompagnent depuis longtemps , dans une pièce qui n’est pas souvent jouée, qui s’appelle ´Mesure pour mesure », on dirait presque un nom musical, qui dit : « La musique porte en elle la chance si puissante qu’elle fait d’un mal un bien et d’un bien un douleur », je la cite souvent, car elle m’avait frappée. C’est parfois soigner le mal par le mal, quand vous écoutez « Le voyage d’hiver » de Schubert, même si vous êtes triste, à la limite, c’est comme s’il y avait une prise en charge par la musique de votre peine, de votre chagrin, de votre douleur, par cette beauté.. qui la transforme en beauté.
WB : Vous avez dit une fois qu’en concert on essaye de donner le meilleur de soi-même, c’est Ivo Pogorelich qui a dit : « Il ne faut pas donner le meilleur, il faut se dépasser. » Qu’en pensez-vous ?
AQ : Cela revient plus ou moins au même, c’est une petite nuance, c’est mystérieux, il y a en concert ce qu’on appelle l’état de grâce, mais elle ne se décrète pas, c’est l’état idéal lorsqu’on a la sensation qu’on n’intervient pas. On ne fait pas écran, on se transforme en public en quelque sorte, en écouteur, ça passe par vos mains, mais c’est donné !
WB : ça arrive sur le moment ou est-ce que vous vous dites après ?
AQ : Sur le moment, on est à sa place dans l’univers, comme si tout était simple, il n’y a plus de points d’interrogation, mais une espèce d’évidence d’existence, c’est compliqué de trouver des mots, mais sur l’instant, c’est très simple.
WB : Il y a des jours où on est en état de grâce où tout se passe bien et il y a des jours où on est très déçu par soi-même, presque trahi vous avez dit, mais « au fond c’est très sain. », dans quel sens c’est sain ?
AQ : Cela empêche d’abord de devenir prétentieux et de reconnaître qu’on ne peut pas tenir quelquefois! Cela oblige à se remettre en question et à ne pas s’installer dans des pans de confort.
WB : J’ai encore une question qui est assez longue, je trouve difficile de bien la formuler, il s’agit donc de la différence entre ce qui est conscient et ce qui est inconscient. Il y a peu, j’ai vu un beau portrait télévisé d’Ithzhak Perlman, qui a dit : « Je n’ai pas de plan, quand je monte sur scène et l’œuvre me parle, je réagis », Martha Argerich a dit à peu près la même chose quand elle a parlé à Olivier Bellamy : « Je n’ai pas de plan, je veux me surprendre ». Je pense que là, c’est l’idée idéale de n’importe quel musicien de monter sur scène et de donner libre cours à sa fantaisie, mais j’ai parlé l’autre jour à l’un des meilleurs profs de piano aux Pays Bas et qui a formé un grand nombre de pianistes et je lui ai demandé s’il est possible de monter sur scène et d’oublier tout simplement ce qu’on a fait avant, tout ce travail, on a vécu longuement avec une œuvre, l’œuvre est dans vos fibres pour ainsi dire, est-ce qu’on peut faire abstraction de tout ce qu’on a fait avant et lui a dit : « Je pense que non, le concert est le fruit de tout un travail acharné, assidu, on est passé par tout un processus d’émotions, de frustrations, de récompenses » et dernièrement, même si c’est possible, Martha Argerich et Ithzhak Perlman ont beau parler, parce qu’ils n’ont aucune contrainte technique et une fantaisie débordante, donc est-ce que ce n’est donné qu’à quelques monstres sacrés ?
AQ : D’abord, ils ont beaucoup travaillé, surtout elle, dont on dit qu’elle a une personnalité fantasque. Je sais par des amis qui la connaissent bien qu’elle a beaucoup travaillé avec des dons exceptionnels et sidérants, ils n’arrivent pas vierges en scène après tout ce qu’ils ont accumulé. Ils partent d’un sacré noyau, qui est ancré comme vous dites dans leurs fibres, c’est tout un métier et des réflexes, et donc il y a une grande limite dans le fait de dire « j’oublie tout », ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible et ce n’est pas souhaitable. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour l’attitude de Brendel qui laisse la porte ouverte.. Je n’essaye pas de me surprendre, mais de laisser l’œuvre me surprendre, l’œuvre vient vers vous à partir d’une réflexion et d’une recherche personnelle. Quant au respect de la partition, il ne s’agit pas d’un respect scolaire, il y a une connaissance du style, une recherche du timbre, de la forme, de la structure, de la ligne générale. C’est ce que fait tellement bien Brendel, qui arrive à faire tenir une grande sonate de Schubert en donnant l’impression que ce n’était pas très long, parce qu’il avait cette capacité d’avoir une sorte de surplan qu’on est au-dessus d’un paysage en avion et qu’on voit les points culminants, le détail le plus subtil et par ailleurs la notion d’ensemble. Rechercher la surprise purement un peu d’ordre épidermique m’intéresse moins, par ailleurs, ce sont de merveilleux musiciens, naturellement..
WB : Vous êtes consciente de ce que vous faites sur scène ?
AQ : Oui et non, il y a une partie qu’on peut contrôler, certains jours, on ne contrôle pas du tout (rires) et on se surprend en mal et on se dit : « C’est pas possible ! »
WB : Pourtant, il y a un pianiste, Shura Cherkassky, que j’aimais beaucoup, et là c’était quelqu’un qui travaillait comme un fou, mais qui pouvait aller sur scène et se dire : « Vraiment, je ne sais pas comme je vais jouer » et je ne pense pas que ce soit par caprice, c’était un paradoxe : quelqu’un qui travaillait très dûr et qui était extrêmement spontané sur scène, on disait que s’il jouait deux ou trois fois un concerto avec un orchestre, les chefs avaient peur de lui, parce qu’il jouait trois fois totalement différemment et il leur disait : « Ne vous en faites pas, je jouerai différemment ce soir »
AQ : Je ne connaissais pas ces histoires ! Disons qu’il y a des œuvres qui souffrent moins que d’autres œuvres ou auxquelles ça convient, c’est très possible,…
WB : Avec lui, c’était très imprévisible, mais il y avait une telle science aussi, une telle sonorité..
AQ : Mais la recherche de l’originalité pour l’originalité, c’est pas mon truc, je me rappelle certaines interprétations d’une œuvre de Chopin où littéralement le pianiste faisait l’inverse de ce qui était marqué, il était marqué crescendo, il jouait diminuendo, à ce moment-là, ça donnait un résultat très étonnant.. Techniquement, ça roulait, mais c’’était complètement fabriqué ! Certains n’avaient jamais entendu cela joué comme cela, en effet, moi non plus, mais cela ne me convenait pas, on est accoutumé à la tradition et très souvent, elle est juste et dans sa mémoire on a stocké une certaine sorte d’interprétation.
En concert, les gens se réfèrent à la version d’une œuvre, la vérité, c’est à dire la version qu’ils ont chez eux. Mais quand on connait la pièce, quand on la joue, quand on sait ce qui est écrit dans la partition et quand c’est fait à l’inverse, on est choqué ! Je me souviens aussi d’avoir entendu Lang Lang expédier un scherzo de Chopin en cinq minutes, alors que c’est obligatoirement quand même au moins dix minutes, mettons huit, mais en cinq minutes, ça devient comme des sculpteurs d’autrefois, de César.. La compression d’un scherzo, et puis au milieu, il y avaient des notes dont je savais qu’elles étaient sforzatissimos par Chopin, il faisait pianissimo, mais ça ne va pas du tout !
WB : Je l’ai entendu une fois et ça m’a suffi !
AQ : Et par ailleurs, il peut, c’est ça qui est horripilant, un grand manipulateur, un peu art satanique, il est tout à fait capable, je me souviens à l’intérieur de ce scherzo, il y avaient de très beaux moments, magnifiques, très bien conduits, avec un beau légato, et internement, je me suis dit : »Salaud, tu es capable de faire ça ! » et par ailleurs de faire de grands gestes..
WB :Je l’ai entendu une fois dans le concerto en do mineur de Mozart et c’était soporifique. Je ne peux pas me souvenir de Mozart plus superficiel que cela..
WB : J’ai quelques questions concernant vos études. Avec qui est-ce que vous avez étudié à Paris ? Je n’ai pas pu trouver..
AQ : Au départ j’ai étudié en privé jusqu’à 15 ans avec un professeur, c’était madame Baskoret, qui avait une fille qui était formidable pédagogue, la mère était l’une des deux assistantes de Cortot à l’Ecole Normale, l’autre était Yvonne Lefébure. Madame Baskoret avait un problème de hanche, elle avait un mal fou à se déplacer, elle n’avait pas fait de carrière de pianiste concertiste, mais elle était remarquable pédagogue. Elle a eu l’intelligence de dire à mes parents que c’était nettement mieux de suivre des études générales à côté de la classe préparatoire au conservatoire. Je n’ai jamais regretté, j’aimais beaucoup les études générales, tout : les langues, les maths, cela me passionnait, cela m’a coûté d’arrêter, j’aurais volontiers continué ! Elle a été un guide formidable, elle a optimisé le temps dans ses années fondatrices, quand je suis entré au conservatoire, à l’époque, il était possible de faire un passage éclair, il n’y avait pas les cursus de maintenant de cinq ans, ce qui était un peu dommage d’un certain point de vue. Je me souviens d’être entrée en novembre l’année de mes 15 ans, au mois de juin, j’avais mon premier prix de piano après 6 mois au conservatoire, à ce moment-là, j’étais dans la classe de Leylia Rousseau. Je ne sais pas si ce nom vous dira quelque chose, elle avait renoncé à sa carrière de concertiste pour se consacrer à la pédagogie. Puis il y a eu la création du troisième cycle, où on réintégrait une forme de scolarité, mais d’une façon différente, on n’était pas tenu par préparer des concours, on pouvait travailler avec l’orchestre du conservatoire, il y avait des musiciens étrangers, je me souviens de Kempff, de Sebok, qui,quand ils passaient par Paris, donnaient des cours, donc il y a eu de belles rencontres. Et on pouvait aussi préparer des concours internationaux, ce que j’ai fait, je suis allée suivre des cours de Brendel et de Badura Skoda à Vienne, et après les choses se sont évoluées presque un peu trop vite pour mon goût, mais je n’allais pas non plus sauter du train en marche ! J’ai passé le concours de Munich à 20 ans, où j’ai gagné le premier prix, et le concours de Leeds où j’étais en finale avec Radu Lupu, ce n’était pas mal comme compagnie .. Et à 20 ans, j’ai fait mon premier disque Scarlatti, puis j’ai eu un agent qui est venu de lui-même et il était excellent. Cela s’est mis en route , j’ai suivi des cours de harmonie. Il n’y pas d’itinéraire modèle dans ce métier, je n’ai jamais eu de plan de carrière, les choses se sont évoluées de façon harmonieuse au fond, un peu rapide, j’aurais aimé suivre des classes d’écriture, apprendre mieux l’allemand, j’aurais aimé continuer des cours de littérature.
WB : Et est-ce que c’est vrai qu’en France il y avait deux « camps », si je peux dire, Marguérite Long d’un côté et Pierre Sancan d’un autre côté et que Long, c’était surtout les doigts et ..
AQ : Je n’aurais pas dit Sancan, j’aurais dit Cortot.
WB : Et Yvonne Lefébure ?
AQ : Elle était plutôt Cortot. Margúerite Long, c’était une femme très intelligente, fort cultivée, même si elle n’était pas particulièrement sympathique en tant que personne, il y a des histoires qui montrent qu’elle était très intéressée par l’argent. Il y a quelques histoires corsées qui ne la rendent pas sympathique. Je ne sais pas assez les caractéristiques de son enseignement, en revanche, j’ai une admiration infinie pour Cortot, qui avait aussi des défauts en tant qu’être humain, si on pense à son comportement lors de la guerre, mais ne mélangeons pas tous les plans, comme artiste, il était absolument exceptionnel. Il avait cette espèce de respect du texte, et une liberté incroyable dans le discours musical, quand on entend les préludes de Chopin par exemple, il y a des sommets dans l’inspiration et la beauté du son, du chant, c’est vraiment un très grand artiste.
WB : Qu’est-ce que Brendel vous a apporté ?
AQ : Enormément de choses, c’est difficile de répertorier exactement, déjà, j’ai eu la chance de travailler avec lui le grand répertoire germanique. ça paraît bizarre, mais à mon époque, on travaillait à peine les sonates de Schubert et même Mozart, je me souviens d’avoir travaillé une sonate de Mozart, très peu Haydn, beaucoup Beethoven, Bach, Schumann, Brahms, mais Schubert et Mozart, on ne s’approchait pas, à la limite. Je me suis dit après, ce n’était pas plus mal, je n’avais pas l’idée de me consacrer à cette musique que j’aimais pourtant profondément. Mon père avait une passion de Mozart et de Schubert et il nous a apporté des enregistrements de la Flute Enchantée par exemple, qu’on écoutait en boucle. Je travaillais Mozart pour moi-même très tôt, j’avais une espèce de familiarité, je ne savais pas que c’était très difficile. Je n’avais pas de bonnes éditions, je me souviens quand j’étais à Vienne, ce n’était pas les « Urtext » qu’utilisaient Brendel et Badura Skoda. Le soin apporté au détail, la grande ligne, la conduite, la recherche de la polyphonie, la connaissance d’autres œuvres aussi, les symphonies de Beethoven quand on joue une sonate de Beethoven, les quatuors, les opéras de Mozart, écouter Furtwängler et d’autres grands chefs, les grands chanteurs, affiner son oreille. Puis le phrasé dans Mozart est très particulier, c’est un mélange de chant et de cantabile, aussi de diction, le fait de prononcer la clarté, mais qu’il ne soit pas sècheresse.
WB : Et quand vous avez travaillé avec lui, c’était avant qu’il ait eu son contrat avec Philips ?
AQ : Ah oui !
WB : Parce qu’il a eu une carrière atypique..
AQ : Tout à fait, c’était parfait, idéal comme cheminement, parce qu’il avait tout son répertoire, il avait déjà enregistré l’intégrale de Beethoven pour Vox. Je peux remercier mon destin, je l’ai rencontré au bon moment, j’avais 20 ans, et lui n’était pas encore connu, il était disponible. Il s’était pris de sympathie pour moi, ce n’étaient pas des leçons, je ne payais pas, je lui jouais des choses. Il y avait une espèce de générosité et disponibilité qui était vraiment formidable.
WB : Il a été très honnête, il a dit une fois : « Je ne comprends pas trop mon succès, je ne suis pas virtuose, je ne déchiffre pas très bien, je n’ai pas de bonne technique.. « Croyez-vous qu’il aurait pu faire carrière maintenant ?
AQ : Il a réussi pour d’autres raisons, heureusement qu’il y a des personnalités fortes qui s’imposent parce qu’elles ont une dimension supérieure, je pense qu’obscurément le public fait la différence. Quand il entrait sur scène, il avait une façon de capter l’attention du public et qui vous demandait de ne pas lâcher, il a une capacité de concentration incroyable, c’est comme un magnétisme, la présence ne s’explique pas et ça ne se travaille pas. Vous avez parlé de Martha Argerich, il y a d’autres raisons pour son succès, mais avant qu’elle ne joue, quand elle arrive sur la scène, il y a quelqu’un qui entre. Il y aussi des artistes incolores, ceux qui trichent avec les belles robes et les talons, si on retire ça, est-ce que leur présence est toujours aussi convaincante, c’est moins sûr ! Il y a cela qui est de l’ordre de l’inexplicable et Brendel exagère quand il dit qu’il n’a pas beaucoup de technique, il n’a peut-être pas la technique facile, transcendante de certains Chinois ou Russes. La technique au fond, c’est faire en sorte que l’œuvre soit.. comment dire .. dans le son, dans le rythme, dans les plans, le contrôle du son, de ce qui se passe au bout des doigts, et cela, il l’a. J’ai eu la chance de le voir il y a 15 jours, je jouais à Londres, on a beaucoup échangé et écouté beaucoup de musique, entre autres une version du Proms de Londres qui n’existe pas dans sa discographie officielle du 2ème concerto de Brahms. C’était absolument stupéfiant d’inspiration, de beauté, de force rythmique, de caractère, et là, on peut dire, c’est la technique suprême.
WB : Je sais qu’il est un grand intellectuel, est-ce qu’il était intellectuel dans son approche aussi ?
AQ : Ce mot « intellectuel » est souvent trop réducteur, chez lui, la vivacité intellectuelle, l’exigence intellectuelle, la recherche, l’approfondissement, l’ouverture d’esprit, sa culture, ne vont pas au détriment d’une vraie passion intérieure, c’est quelqu’un de très intense. La concentration à ce niveau-là, pour moi, est une forme d’incandescence intérieure. Il y a une telle tension dans des concertos de Mozart, même dans des sonates de Schubert. Il joue avec une vraie passion, ce n’est pas l’intellect qui va refroidir.
WB : J’entends parfois qu’il est un rien cérébral, professoral..
AQ : Ecoutez, il faut de temps en temps qu’il ait un peu plus de cerveau.. C’est quand même complexe, quand on joue la sonate Hammerklavier, ça demande un sacré cerveau ! Il faut habiter cela autrement que par le cerveau pur, de toute façon, tout passe par là, y compris les émotions.
WB : A propos déchiffrage, vous-même vous avez dit et vous étiez très candide, « Malheureusement, j’ai dû renoncer à bien des explorations dans le domaine contemporain, d’autant plus que le déchiffrage n’est pas mon fort »
AQ : Mais non !
WB : Je trouve cela quand même très candide !
AQ : Ce n’est pas candide, c’est la vérité. Je regrette de ne pas l’avoir davantage, le déchiffrage est comme une espèce d’activité sportive, l’œil surtout est obligé de lire à l’avance. ça s’entraîne, je n’en ai pas suffisamment fait, peut-être justement comme je vous ai dit que les choses sont allées vite pour moi à un moment donné. Si j’avais eu ces prix internationaux quatre ou cinq ans plus tard, j’aurais peut-être mieux déchiffré, c’est vrai qu’après j’étais plus dans l’apprentissage de nouvelles œuvres que dans la découverte d’ouvrir des partitions. Je suis jalouse et admirative de mes collègues qui ouvrent une partition et qui vont déchiffrer.
WB : Et pourtant, vous avez joué Gaspard de la nuit et si j’en vois la partition, je ne comprends pas que quelqu’un puisse la lire !
AQ : J’y ai passé du temps, je ne l’ai certainement pas déchiffré, ça se travaille.
WB : Et une dernière question concernant les études : je sais que votre fils a une carrière de pianiste aussi, est-ce que vous êtes content de ne pas vivre l’époque que lui vit, car je pense que sa carrière se fait d’une toute autre manière..
AQ : C’est son destin, il vivra d’autres choses que moi bien sûr, ce qui importe le plus à mes yeux, c’est que cela a complètement été son choix à lui et qu’il est éperdument passionné de musique. Vous avez évoqué Adam Laloum tout à l’heure, ils se connaissent bien, ils sont amis, il est un peu dans le même genre de quête, c’est-à-dire, pour moi c’est la juste quête, qui n’est pas celle de l’ego, il y a un moi qui veut entre guillemets « arriver » conquérant vis-à-vis de ceux qui veulent partir comme des guerriers. Chez mon fils, il y a un amour profond de la musique et toujours une forme d’humilité aussi, d’exigence, et puis de curiosité aussi. Justement, il a aussi suivi cette classe d’accompagnement de chant au conservatoire de Paris pendant deux ans. C’était passionnant et cela l’a fait explorer un autre répertoire où il fallait être attentif à une voix à côté, à la respiration. Puis il avait un merveilleux professeur, Anne de Bausec, une pédagogue et personne remarquable et cultivée et donc par rapport à moi, en revanche, il a un bagage plus complet. Pour moi, le métier commençait presqu’un peu trop tôt, à mes yeux.
WB : J’espère que vous n’allez mal prendre la question suivante, mais est-ce qu’il est content de ne pas porter le même nom que vous ?
AQ : Ah oui, nous sommes contents tous les deux !
WB : J’ai parlé à Vladimir Ashkenazy et j’ai pitié de son fils et aussi du fils de Pollini, parce que le fils sera toujours comparé au père ou à la mère..
AQ : A la fois, ils ont un meilleur carnet d’adresses que d’autres, ce peut être un atout, mais c’est vrai que c’est pénible quand on vous dit : « Ah oui, vous êtes le fils de … » De père en fils, c’est peut-être plus gênant, comme identification, parce qu’il faut tuer le père, la fille a moins besoin de tuer le père. Et lui n’a pas non plus besoin de tuer la mère. Nous sommes l’un et l’autre heureux, je trouve que nous sommes de bons collègues. On partage des concerts, on fait attention au répertoire qu’on choisit, chacun joue solo et on finit par du quatre mains. On joue des répertoires bien différents, l’un et l’autre, ce qui fait qu’il n’y a pas de comparaison. Il y a une complicité et j’ai tout à fait confiance dans son goût, je lui joue parfois des choses et réciproquement on ne se fait pas de cadeaux. C’est un beau cadeau de la vie, là..
WB : J’ai quelques questions sur Satie que vous avez beaucoup défendu. Je me suis préparé à l’interview, j’ai écouté un disque que vous avez fait sur Satie et contemporains, j’aime bien vos tempos qui sont assez allants, par exemple dans la 1ère gnossienne ou la 1ère gymnopédie, je sais pas si vous le connaissez : il y a un pianiste (et chef) hollandais qui a fait beaucoup de Satie, Reinbert de Leeuw, qui ont fait un succès fou dans les années ’70, et lui le joue très lentement, ça donne un aspect mollasse que je n’ai pas aimé…
AQ : (rires) Je ne connais pas ce pianiste, mais en tout cas, je suis heureuse dans un sens, je ne dirais pas d’ailleurs que je l’ai défendu, en fait, je suis allé au départ un peu un trainant les pieds, parce que c’était hasardeux. Cela n’a pas été une démarche spontanée, je ne me suis pas dit : « Tiens, Satie, il faut faire quelque chose pour lui, le pauvre, on va l’aider, j’adore sa musique ». Cela ne s’est pas du tout passé comme ça, j’avais en tout pour tout joué les préludes… pour un chien, parce que c’était dans le cadre d’un certain concert de musique française et on m’avait demandé de jouer ça et je m’étais dit : « Bon, ça suffit ».