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Bussum, le 24 avril 2022

Willem Boone (WB) : J’ai pas mal de questions sur Godowsky !
Muza Rubackyté (MR) : Ah, c’est intéressant ! 
WB : Est-ce qu’il était effectivement autodidacte ?
MR : En quelque sorte, c’est-à-dire qu’il a appris plus en étant seul qu’avec des maitres. C’était une sorte de génie, il avait des capacités innées techniques absolument incroyables. Je vois des doigtés dans ses partitions pour piano et violon, mais dans ses partitions pour piano, il n’y en a pas un seul ! C’est très personnel, mais pour moi, c’est inconfortable. Il n’a pas appris « comme il faut », mais il avait sa propre technique qui lui correspondait bien. Il était célèbre pour sa virtuosité et c’est Arthur Rubinstein qui a dit : « Il me faut 500 ans pour acquérir une telle technique. » Néanmoins, il a étudié, notamment avec Saint Seans, mais c’est quelque chose qui s’ajoutait à son génie autodidacte.

WB : Je sais qu’il était connu pour sa virtuosité, mais certains détracteurs ont dit que son jeu était dominé par une extrême virtuosité.
MR : Probablement, c’est Kremer qui a dit : « Dès que le brio surplombe dans trop de virtuosité, cela nuit au message musical. »Peut-être il y avait un excès de virtuosité, qui l’empêchait de faire plus de choses personnelles, c’était sa recherche, qui ressemblait probablement à la recherche de Liszt. On disait souvent qu’il était le seul héritier de Liszt qui a fait progresser la technique du piano jusqu’à un niveau transcendant. Mais c’était peut-être pour cela que ses œuvres ne sont pas vraiment beaucoup jouées. Elles sont trop transcendantes, trop difficile et trop personnel, techniqement cela correspondait à ses mains.

 WB : Connaissez-vous des enregistrements de Godovsky ?
MR : Oui, j’ai entendu, cela circulait d’une main à l’autre, même au conservatoire de Moscou. C’était un génie pour nous, il y avait toutes sortes de légendes autour de lui qui circulaient. Je me souviens surtout de ses Chopin. Je me rappelle aussi un vidéo sans son, comme dans les cinémas muets. Même cette économie des gestes et cette souplesse restent transcendantes.  

WB : Il y a un livre « Conversations avec Claudio Arrau », qui a longtemps habité à Berlin où tous les grands venaient jouer et il a dit sur Godovsky que « c’était l’un des plus grands techniciens, mais que sa manière de jouer était assez ennuyeuse, parce qu’il jouait rarement au-dessus de mezzo-forte ».MR : Pour nous, c’est difficile à juger, car les enregistrements ne reflètent pas forcément le jeu du pianiste, surtout avec la qualité d’enregistrements à cette époque-là ! Pour moi, c’est surtout son rubato, cette légèreté étaient impressionnants, un peu coté belle époque, un peu les films de Chaplin. Hier, nous avons joué en concert une petite Valse à la Chaplin, pleine de suggestions délicates.

WB : Est-ce que c’est vrai qu’il était nerveux et incapable de jouer devant un public, ce qui faisait qu’il jouait souvent dans des salons ?
MR : Je ne sais pas, je n’ai pas étudié cet aspect de sa vie et d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. C’est son héritage qui m’intéresse.

WB : Quand il s’agit d’un si grand virtuose, qui marche sur les pas de Liszt,  on ne s’y attend pas !
MR : Il avait des problèmes pour développer sa carrière, j’ai su que sa femme était sa plus grande mécène et impresario. Elle venait d’une famille riche, son père était richissime et elle justement organisait des salons pour inviter les gens célèbres de l’époque, donc on ne peut pas dire ‘entremetteuse’, mais en quelque sorte, c’était une grande dame comme George Sand dans le sens de capacité de réunir des gens exceptionnels , faire des salons. Godovsky avait peu de récitals dans des salles de concert.
WB : On l’appelait « pianiste pour pianistes », pourquoi ? Est-ce qu’il était le plus grand ?
MR : Pianiste pour pianistes ? J’ai plutôt entendu « pianiste des pianistes’, « God », « Le dieu de la main gauche » Mais je ne connais pas le surnom que vous avez mentionné, c’est probablement une mauvaise traduction ?

WB : C’est possible. Il vivait dans l’âge d’or, où d’autres virtuoses comme Hofmann, Busoni, Moszkowski, …
MR : Sauer ! 
WB : Rachmaninov, Rubinstein, comme situez-vous Godovsky par rapport à eux ? 
MR : Tout d’abord, il a plutôt joué ses transcriptions, hormis ses injouables transcriptions des études de Chopin. Il était un grand interprète de Chopin, sinon, il jouait ses propres transcriptions. Rachmaninov jouait aussi sa propre musique, mais elle n’était pas que pour lui. La sonate en mi mineur est un tel trésor, je suis étonnée qu’elle soit si peu jouée. D’une envergure énorme, c’est dommage que cette très grande musique soit si peu jouée. Si j’avais écrit de la musique, j’aurais écrit de la même manière !  Pour moi, c’est ma langue, probablement parce qu’il est né pas loin de chez moi. Il a peut-être regardé les mêmes arbres pousser ou respiré le même air. Sa musique reflète l’Europe centrale, il y a plein de sentiments de regret, de douleur, de sourire aussi. Très Yiddish également d’esprit, qui fait penser à Chagall ou Roman Gary, un autre « litvak ».

WB : Et est-ce vrai qu’il a arrêté de jouer en 1930 à cause d’une paralysie de la main droite ?
MR : Oui, il parait ! Il a fait une attaque cérébrale, il jouait une Nocturne de Chopin à la radio et c’est arrivé au milieu. 

WB : Pourquoi est-ce que vous avez voulu lui rendre hommage, en dehors du fait qu’il est Lithuanien comme vous ? Ou est-ce parce qu’il est méconnu ou pas assez connu ?
MR : Je ne cherche pas forcément la musique méconnue pour être intéressante ou différente ! Je cherche la musique qui me parle et dans laquelle je peux parler, où je peux trouver des liens étroits avec ma propre personnalité, du fait que je peux traduire cette musique probablement mieux. Si je ressens la profondeur de l’intérieur, je peux la traduire mieux au public. L’histoire a commencé par des déclics, comme c’est souvent le cas dans l’histoire de musique, il y a les mécènes ou les commanditaires qui vous donnent un déclic ou qui vous commandent. Ce n’était pas une commande, mais en 2020, la Lithuanie fêtait un grand anniversaire de 200 ans de grande personnalité philosophique, Gaon de Vilnius. A l’époque, Vilnius était considéré comme le Jérusalem du nord, et en 2020, c’était décrété comme « année litvak ». Il y avait Heifetz, Romain Gary, le philosophe Levinas, le pianiste Vlado Perlemuter et tant d’autres, suivant les générations, même dans le sens de Copland ou Gerschwin,. J’ai quatre listes de litvak, soit la première génération, soit la deuxième, et pourquoi il est resté litvak, parce que cette culture yididish était très forte. Pour revenir à votre question, c’était décrété année litvak, et on m’a demandé ce que j’allais faire. Je ne savais pas ce qu’il y a comme musique, je n’allais quand même pas jouer des musiques kletzmer. A ce moment-là, j’ai perdu ma mère et une semaine après, je devais enregistrer mon disque des quintettes de Weinberg-Shostakovitch. Ce sont des musiques de puissance incroyable et le directeur de la Philharmonie m’a envoyé un message en me parlant d’un enregistrement rare de la sonate de Godovsky qu’il avait déniché, avec un commentaire : ‘Je l’entends sous vos doigts.’ Je l’ai écouté en boucle et j’ai dit : « C’est clair, je me lance ! ». C’était en été 2019, je n’avais pas le temps de la travailler, donc c’était pour l’année 2020. Et il y a eu covid en mars 2020, j’étais coincé, je ne pouvais pas aller aux Etats Unis ni en Colombie, tous les tours ont éte annulés. J’étais à Genève pour trois jours et je suis restée trois mois, j’ai commandé la partition et je l’ai apprise lors de ces trois mois ! Cette musique m’a soignée de tout ce qui nous est arrivé, cela m’a apporté un réconfort immense. 

WB : Est- ce qu’il y avait d’autres musiques qui avaient le même effet ?
MR : C’est rare que j’étais dans une telle immersion, j’ai fait 100 diners différents et j’ai appris 1000 mesures. Ce sont 1000 mesures de musique, c’est immense. Je me suis promené, je revenais et je travaillais nonstop. C’étaient des conditions particulières avec une musique particulière, qui était vraiment salutaire. 

WB : Qu’est-ce qu’on connait de Godovsky quand il a écrit 400 compositions pour piano seul ? Je connais la Java suite…
MR : C’est ça, c’est indonésien…Tout ce que vous avez entendu hier pendant le concert, ce sont à l’origine des pièces pour piano. Il y a plein de petits bijoux, dans le disque, on a enregistré l’intégrale pour violon et piano de Godovsky, qui était adaptée pour le violon par Fritz Kreisler. Godovsky a évidemment arrangé la partie piano, donc déjà cela, il y a  cet héritage, cette heure de musique que vous pouvez ajouter aux autres pièces de piano.

WB : Combien est-ce qu’on en connait ?
MR : Il y a les transcriptions de lieder de Schubert, il y en a beaucoup, il y a autour de 50 études d’après Chopin, après, il faudrait consulter Wikipedia, mais on connait peu. 

WB : Est-ce qu’il y a une intégrale sur disque ?
MR : A ma connaissance, non, il y a mon collègue Marc-André Hamelin qui joue plusieurs choses de lui. C’est quelqu’un de curieux qui cherche plutôt de la musique inconnue. Ce n’est pas ma démarche, je cherche la musique où je peux m’exprimer, connue ou inconnue, peu importe ! Lui a fait pas mal de choses, notamment les études d’après Chopin.

WB : Dans la notice du programme de hier soir, il était écrit que « ces compositions avaient déjà trouvé leur place dans le répertoire depuis longtemps », mais comment se fait-il alors qu’on les entende si peu ?
MR : C’est peut-être la fantaisie de l’organisateur ! Non, je ne suis pas d’accord ! C’est plutôt rare d’entendre du Godovsky, même si tous les pianistes le connaissent.
WB : Je me souviens que Zimerman aurait dû jouer une fois la Java suite, mais il ne l’a pas fait..Il était écrit aussi dans la notice de hier soir, que Godovsky était surnommé « le Bouddha du piano »
MR : Exactement, c’était à cause de ses mains ou il ressemblait peut-être avec sa posture zen.


WB : A cause de ses mains vous avez dit ? Pourquoi ?
MR : Parce qu’elles étaient interchangeables, rappelez-vous les études de Chopin. Il y a une étude pour la main droite, une autre pour la main gauche, c’est totalement fou. 

WB : Mais quel est le rapport avec Bouddha ?
MR : Multiplicité je crois (rires) , j’essaye d’expliquer ! 

WB : Il était écrit aussi « en tant que compositeur qu’il était une source d’inspiration pour Ravel et Rachmaninov », qu’est-ce qu’ils ont pu apprendre de lui ?
MR : Techniquement, c’est magnifique, les fioritures justement dans les transcriptions. Rachmaninov a surement appris de lui : toutes les voix du milieu, multiplicité polyphonique dans la sonate, c’est vraiment immense. Après, ces étincelles qu’il ajoute, comme si on jouait à quatre mains. Pour Ravel, je ne sais pas, aussi le coté injouable comme dans Scarbo…

WB : Je croyais que ce n’était pas seulement la virtuosité, mais aussi le style et là, je ne voyais pas l’influence de Godovsky ?
MR : Si, dans les Valses nobles et sentimentales, Rachmaninov, dans la sonate de Godovsky, il y a des séquences qui font penser à Rachmaninov.

WB : Vous avez déjà mentionné les transcriptions d’après Chopin, je ne peux pas m’empêcher de vous poser la question : je sais que vous jouez les Etudes de Chopin et tout d’abord, ce que je me demande toujours, est-ce qu’on a affaire à des transcriptions ou est-ce que sont plutôt des paraphrases, peut-être des pastiches. Comment les voyez-vous ?
MR : Il voulait faire avancer la technique jusqu’à ses limites, c’est son côté transcendant. Paraphrases peut-être pas, mais c’est un autre genre polyphonique en quelque sorte, non seulement pour la tête, mais aussi pour la motricité. Une paraphrase est quelque chose qui transforme, un thème par ci et un thème par là. Ici, ce n’est pas le même cas, il est fidèle à la partition ou il la complique, mais il la complique. Vous savez, dans la haute horlogerie suisse, il y a le terme « montre avec les multiples complications. » 

WB : Est-ce qu’il l’a fait pour son propre plaisir, parce que les études de Chopin sont sublimissimes et elles n’ont pas besoin d’être « revisitées » ?

MR : Absolument pas ! Chopin, à mon avis, n’a pas besoin d’être « embelli ». C’est probablement pour cette raison qu’elles ne sont pas trop jouées, c’est pour dépasser ses propres limites je crois. Pour lui, l’original était trop facile et peu intéressant. Il a compliqué d’abord pour que ce soit intéressant pour lui.

WB : J’en ai parlé à un pianiste allemand, Joseph Moog, qui aime beaucoup les transcriptions et qui m’a dit quelque chose d’intéressant : « C’étaient des expérimentations et qu’il transformait des études en nouveaux caractères, pas pour remplacer l’original »
MR : Non, ce sont des œuvres différentes, c’est surtout une recherche personnelle sur la base de quelque chose de connu.
WB : Il y en a une où il combine deux études…C’est un sommet de complexité, mais à quoi bon ? Est-ce qu’on peut les considérer comme des collages, un peu à la Andy Warhol ?
MR : C’est possible.

WB : Les jouez-vous vous-même ?
MR : Non, je ne sais pas si j’en suis capable, mais surtout cela ne m’intéresse pas. Et quand cela ne m’intéresse pas, je ne joue pas cette musique. Chaque nouvelle œuvre que je découvre ou que j’ai envie de jouer pour moi, est une histoire d’amour. Si je ne suis pas amoureuse, je ne peux pas la faire vivre ! 

WB : Je me souviens d’un récital de Jorge Bolet, quand j’étais très jeune, et il a commencé son récital justement par une sélection de ces études ! 
MR : C’est vrai ?
WB : Oui, je me rappelle, Berezovsky les joue aussi…
MR : Là, je sais. Mais comme j’ai dit, pour moi, ce n’est pas les recherches intellectuelles ou techniques..

WB : Concernant la sonate, dans une critique dans Diapason en avril 2021 : « Un monument de 50 minutes au carrefour des fièvres fin de siècle et de la grande tradition, à la polyphonie serrée, où un chromatisme exacerbé bouscule la tonalité », c’est le portrait de cette sonate ?
MR : C’est vrai, c’est extrêmement flottant, on peut penser à Scriabine qui cherche sans résoudre, qui fait une sorte de labyrinthe de polyphonie et des harmonies et tonalité qui fuient la résolution et les règles établies. C’est ce qui rend cette musique extrêmement complexe et difficile à interpréter. Elle n’est probablement pas non plus facile à écouter, mais comme chaque œuvre qui n’est pas souvent jouée, il n’y a aucun cliché. C’est très intéressant de trouver la clé pour défendre un compositeur : pourquoi est-ce qu’il vagabonde tellement avant d’atterrir là ou là ? C’est la recherche sans fin, mon premier concert où je l’ai jouée était devant mes voisins qui m’ont supportée pendant trois mois à Genève. Je les ai invités, ensuite c’était un concert publique à Vilnius au mois de mai 2020, je n’avais pas ma robe de concert, je n’avais rien, j’ai tout laissé à Paris, j’ai envoyé la clé de ma maison à ma voisine pour qu’elle aille cherche la robe et me l’envoie à Genève. Il n’y avait pas l’avion jusqu’à Vilnius, seulement jusqu’à Riga, où il y avait un chauffeur qui était venu me chercher. En plus, il y avait la restriction de 2 mètres entre chaque spectateur, donc à droite et à gauche, en face et derrière. J’ai joué devant une salle quasi vide, mais il y avait un écran géant sur la place, bref, j’ai vécu des expériences incroyables avec cette sonate. La même année, mon agent m’a téléphoné pour me demander si j’étais libre le 5 décembre, pour la jouer au Brésil qui était en plein covid. A ce moment-là, nous n’avons pas encore eu le vaccin, j’ai entendu autour de moi plein de découragement pour ce voyage. Je suis allée la jouer, je suis arrivé le jour d’un nouveau confinement, donc j’ai joué devant une salle vide, avec une transmission en ligne. Il y a plein d’histoires, c’est presqu’un chapitre de livre…J’ai dû jouer cette sonate deux fois jours de suite pour un seul cachet, ici à la Fondation Tindal, car il y avait la restriction de nombre des spectateurs. J’ai voulu soutenir Hans et Reina, les organisateurs, comme eux qui ont soutenu tellement de musiciens lors de cette période si tragique ! Après, il y a la Salle Gaveau, un concert qui a été reporté quatre fois !
WB : J’y étais ! Ça a eu lieu finalement ! Dans la même critique dans Diapason : « Il y a cinq mouvements qui convoquent aussi bien la forme sonate que la fugue, les 3 temps de la valse, comme ceux du ménuet : Bach y croise Scriabine, le Chopin de la Fantaisie, le Ravel des Valses Nobles. » Est-ce qu’il y a tout ça dans la sonate ? 
MR : Scriabine sans doute, on vient de parler des harmonies vagabondes, Bach, oui, c’est la fugue, Chopin, hmm, il y un élément où tous les critiques disent : « Mais c’est la Fantaisie de Chopin », je n’ai pas tout de suite vu, mais il y a un endroit qui rappelle deux ou trois figures, sinon, je ne vois pas tout à fait.

WB : Et pour les Valses nobles ?
MR : Oui, peut-être dans le petit scherzo, oui, oui !
WB : J’ai cru encore entendre d’autres influences, cela me rappelle les longues lignes de Wagner !
MR : Tout à fait, des lignes qui continuent, c’est le même vagabondage de séquences des tonalités qui vous tiennent en haleine, absolument, surtout dans le premier mouvement.

WB : Cela me rappelle aussi la transcription de Liszt de La mort d’Isolde, même si elle beaucoup moins longue !
MR : Tout à fait, c’est la fleuve qui vous porte, je suis d’accord.
WB : Et Richard Strauss ?
MR : C’est possible, dans les dernières secondes du dernier mouvement.

WB : Le dernier mouvement est une composition en elle !
MR : Ah, il est beau  avec le rétrospectif !
WB : Je trouve très spécial le premier mouvement : on croit que c’est fini et cela reprend, on est pris au dépourvu.
MR : C’est une sorte de conclusion et mise en garde : ce n’est pas encore fini. 

WB : Peut-on dire que cette sonate est atypique pour un compositeur qui était l’un des plus grands virtuoses ?
MR : C’est quelqu’un qui voulait laisser la trace, cela me fait penser à Reubke qui était jeune et qui donnait à son maitre Liszt sa sonate : « Tenez, c’est la réponse à votre sonate, c’est plus moderne ». Quand on est interprète, on pense qu’on a emmagasiné tout ce qui est possible, on se dit : « Je vais faire une synthèse de vous tous », une ambition d’englober le monde.

WB : C’est intéressant qu’un compositeur qui était connu comme virtuose ne veut pas du tout impressionner ?
MR : En gros, il n’était pas considéré comme compositeur, il ne figure pas dans tous les dictionnaires des compositeurs, il est plutôt absent ! 

WB : Est-ce qu’il y a la même virtuosité transcendante que dans les études de Chopin ?
MR : Ce n’est pas son premier but dans la sonate, sauf qu’il y a des choses très complexes. Il va à l’essentiel et à la polyphonie et justement à la recherche harmonique.
WB : Est-ce que lui-même l’a jouée en public ?
MR : Je ne sais pas, à mon avis non.

WB : Peut-on la comparer à d’autres sonates-fleuve comme la 1ère de Rachmaninov, la « Night wind sonata » de Medtner, Dukas ?
MR : On peut, Medtner, Dukas probablement, c’est un peu une autre période. 
WB : Y a-t-il un programme à la base de la sonate comme avec la 1ère de Rachmaninov ?

MR : Non, il ne parle pas de programme, il y a juste un épigraphe : « Pour ma femme bien aimée »J’ai fait beaucoup de recherches, mais je n’ai pas trouvé, même pas pourquoi il a mis « A ma femme bien aimée », de premier abord, je croyais qu’elle était morte. Avec ce finale qui vous met dans les cieux, qui réconcilie avec les tragédies, les drames qui sont passés avant dans la même sonate, je me suis dit que c’était probablement posthume, mais ce n’est pas le cas. J’ai continué ma recherche et il parait qu’il extrêmement reconnaissant à sa femme, pour l’avoir aidé. Il a voulu lui offrir cette sonate en cadeau, comme un bouquet de fleurs.

WB : Combien de temps vous a-t-il fallu pour vraiment la maitriser ?
MR : Trois mois (rires)
WB : Ce n’est pas vrai !
MR : Oui, mais trois mois de travail, sans toucher d’autres répertoires, ce n’était plus nécessaire. C’était la première fois dans ma vie, cette expérience de ne jouer qu’une seule chose. Si, j’ai fait l’expérience avec les 24 Préludes et fugues de Shostakovitch pour les enregistrer et après les jouer, mais c’était beaucoup plus court. Ce n’était pas la même immersion. 

WB : Ce qui m’intrigue toujours avec une composition aussi énorme, avec cinq mouvements qui ne semblent pas avoir beaucoup avoir les uns avec les autres, est-ce que vous voyez une structure sous-jacente ?
MR : Vous avez mentionné Wagner, c’est un peu pareil. Là aussi, il y a une dramaturgie, c’est une œuvre basée sur des groupes de thèmes qui sont peut-être apparentés aux leitmotifs, chers à Wagner. Cependant, Godowsky les intègre dans la forme de la sonate dans le premier mouvement. Le dernier mouvement peut être considéré comme la continuation wagnérienne d’utilisation de leitmotifs. Le premier mouvement, c’est une vie, le deuxième mouvement, c’est un peu « A wonderful day », un peu Hollywood, une sorte de joli souvenir, le 3ème et le 4ème sont deux scherzos différents, l’un espiègle, l’autre un peu comme les Valses nobles et sentimentales de Ravel, ensuite il le rétrospectif qui relie tout cela. Le larghetto lamentoso qui nous emmène au chemin de croix, à cette fugue où il y a le Dies Irae qui apparait et qui nous fait cette sorte de marche funèbre ou danse macabre, puis la résurrection. Donc je pense qu’il y a une dramaturgie extra-musicale là-dedans, dont j’espère trouver la source un jour.

WB : Je pense que vous m’avez dit une fois que vous savez la jouer par cœur, ce que je n’arrive pas bien à m’imaginer…
MR : Si, si !
WB : Mais est-ce qu’il y a des repères, c’est comme des méandres, il y a, dans une moindre mesure les Goyescas de Granados ou je me dis….
MR : Mais les gens jouent les Goyescas par cœur !

WB : Je ne comprends pas non plus, car à mon avis c’est comme des improvisations qui continuent et continuent…
MR : Finalement, j’ai pris l’option de ne pas faire cela devant un public, parce que c’est trop lourd. Il suffit une minute de distraction, et vous êtes sortie des rails. Pour moi, c’est une sécurité, mais c’était absolument nécessaire d’apprendre et de répéter, devant mes proches ou voisins, j’ai fait cela sans pression par cœur. C’est là que j’ai compris que je serais plus à l’aise de lever de temps en temps ma tête et de trouver le guide.
WB : Mais vous pourriez donc la jouer par cœur ?
MR : Tout à fait, ce n’est pas par challenge !

WB : Non, je sais, mais ce devrait être éprouvant pour la mémoire aussi, car cela part dans tous les sens…
MR : Je continue à l’étudier, nous sommes en 2022, je vais faire un énorme tour en Colombie et ils ont aussi choisi Godovsky. Je reviens après certains temps de pause vers cette sonate et je découvre plein de choses, je vois mille fois plus clair.
WB : Ce n’est pas comme une sonate de Beethoven après tout, où il y a une structure claire !
MR : Quand même il y a la forme de sonate très claire dans le 1er mouvement. Beethoven est beaucoup plus dangereux pour moi…Ou encore Schubert ou Mozart, qui sont pour moi beaucoup plus dangereux, répéter une deuxième fois l’exposition, où je peux me planter dans la musique répétitive comme le rondo ou la récapitulation de la forme de la sonate classique.

WB : Et Bach ?
MR : Non, il ne se répète pas. 
WB : Je trouve Bach extrêmement difficile à mémoriser !
MR : C’est difficile, mais ce n’est jamais pareil, donc à partir de là, c’est intéressant et quand c’est intéressant, vous êtes éveillé !
WB : Je me souviens que j’ai entendu Pollini une fois dans le 1er livre du Clavier Bien tempéré, toutes ces fugues, c’est inouï !
MR : C’est une autre dimension..

WB : Concernant le cd qui vient de sortir, comment avez-vous su qu’il y a des œuvres pour violon et piano de Godovsky ?
MR : C’était même avant cette sonate, mon mari est médecin de renommée et violoniste amateur de très haut niveau, il joue dans un orchestre. Il a une magnifique discographie de violonistes et un jour, un disquaire a conseillé à mon mari de petits bijoux, c’était un disque de ces œuvres de Godovsky. J’ai mis la première pièce, c’était la Légende, je n’avais jamais entendu quelque chose d’aussi beau. Quand mon disque de la sonate a connu du succès, ce qui m’a ravie, et je me suis dit : « Pourquoi ne pas continuer dans cette veine ? ». J’ai écouté ce vieux disque auquel je n’avais pas touché depuis cinq ans, j’ai fait la même combinaison Godovsky-Szymanovsky, comme dans mon CD pour le piano seul, puisque c’est la même époque, que j’adore, 1911, la belle époque.

WB : Je ne suis pas sûre d’avoir bien compris : c’est des pièces de Kreisler pour lesquelles Godovsky a écrit la partie piano ?
MR : Non, tout ce qu’on a joué hier, tout ce qui est sur ce disque, c’est l’intégrale de l’œuvre pour violon et piano. D’où vient cela ? De l’œuvre pour piano de Godovsky, toutes les œuvres sont à l’origine pour le piano. J’ai joué deux mouvements de la sonate hier qui sont arrangés par Kreisler et Godovsky pour ce setting : c’est d’abord le Poème qu’on a joué en début du concert. Cela n’a plus rien à voir avec le deuxième mouvement de la sonate : c’est une autre tonalité, les thèmes sont les mêmes, cela se développe à peu près, c’est placé autrement. 

WB : Qui est-ce qui a écrit la partie violon ?
MR : Kreisler ! Ce n’est pas écrit, c’est tiré de la musique de Godovsky avec l’accord de ce dernier. C’est le travail entre ces deux personnes. Ils étaient très amis.
WB : Là, je comprends, j’ai bien reconnu quelques compositions originales de Kreisler, comme Schoen Rosmarin ou Liebesfreud..
MR : C’est ça, Liebesleid, Liebesfreud. D’abord l’idée de mon partenaire violoniste était de mixer cela avec des œuvres de Kreisler. La partie piano est d’une difficulté majeure.

WB : Mais il n’y a donc pas de compositions pour violon et piano que Godovsky a écrites ?
MR : Non, tout vient de l’héritage de piano. 
WB : Est-ce que Godovsky était violoniste aussi ?
MR : Non, peut-être qu’il a étudié le violon.. 
WB : Je pense que Haskil jouait du violon aussi, il y a même un disque où Grumiaux s’accompagne au piano ! Ils pouvaient échanger les instruments !
MR : Je sais, oui.

WB : Ensuite, j’ai quelques questions sur les concertos de Brahms. Pourquoi y a-t-il si peu de femmes qui les jouent : est-ce une question de force, de libido peut-être ?
MR : C’est intéressant, en fait, le deuxième concerto de Brahms, c’était quelque chose d’inaccessible dans ma tête, depuis toujours. J’ai terminé le premier cursus de mes études à 18 ans par le 3ème concerto de Rachmaninov. Cela me paraissait naturel, mais Brahms 2, c’était inaccessible pour moi, et pas seulement pour moi, mais pour une femme tout court. Plus tard, au conservatoire de Moscou, on avait une pianiste de légende, Elisso Virsaladze. C’était une superwoman, une sorte de Martha Argerich soviétique, j’ai vu sur une affiche qu’elle jouait le 2ème concerto de Brahms. On a couru l’écouter à la grande salle du conservatoire Tchaikofsky et je me suis dit : « Ah oui, ce n’est peut-être pas extraordinaire, mais c’est possible ». Je n’étais pas tout à fait convaincu, mais c’était peut-être possible. Des années sont passées et je ne sais pas ce qui m’a pris, c’était en 2006, j’étais en une sorte de détresse de concerts et de ma vie privée. En 2003, 2004, je m’étais dit que je devais faire quelque chose de grandiose et j’ai pris ce concerto. J’avais des conditions de vie lamentable : pas de piano chez moi à Paris, j’ai loué un studio avec piano droit sur lequel j’ai préparé ce concerto. Après, j’ai essayé d’obtenir des concerts pour des « try out »et finalement, cela a marché. Le concerto que vous allez écouter sur le disque est un live de 2006, sans retouches. Je n’avais pas eu de répétition générale, c’est un vrai live. Pour répondre à votre question : il y a des extensions de doigts presqu’impossibles. C’est comme dans certaines pièces de Rachmaninov, où vous avez besoin de cette patte masculine, c’est juste la taille des mains ! Je ne me plains pas, j’ai une bonne main, mais Brahms devient un peu limite, même pour mes mains confortables pour tout. 

WB : Il y a quand même quelques dames qui s’y sont risquées : il y a votre professeur, Bella Davidovich que j’ai entendu dans le 1er concerto ! 
MR : Elle a les mains très petites, a-t-elle vraiment joué cela ? (sifflement)
WB : Oui, je m’en souviens bien, c’était en 1983 à Rotterdam. Il y a Larrocha qui a joué le second concerto..
MR : En voilà une autre ! 

WB : Gina Bachauer et maintenant il y a Grimaud et Wang pour les deux concertos.
MR : Tout à fait, dans les deux ?
WB : Oui, je crois. Est-ce qu’on peut dire que la technique pianistique de Brahms est ingrate ? 
MR : Complètement, oui, parce qu’il ne prend pas le soin de vérifier pour quel instrument c’est écrit. Il y est totalement inattentif, à la différence de Rachmaninov et Liszt. 
WB : Pourtant il était très bon pianiste…
MR : Exactement, on ne peut pas dire qu’il a écrit des choses injouables, parce que lui-même les a jouées. 

WB : Je me souviens toujours de ce que Samson François a dit un jour : « Brahms, rien que d’y penser et j’ai mal aux mains ! »
MR : (rires) c’est très bien dit ! J’adhère ! Ceci dit, c’était un challenge d’apprendre le 2nd, c’était avant le 1er, car cela, c’était le vrai challenge. Ma maman a terminé le conservatoire avec ce 1er concerto, mais quand j’étais jeune, j’ai voulu apprendre le 2nd. Celui qui pouvait le jouer au conservatoire était considéré comme un dieu. Je l’ai joué pendant quelques années et j’ai arrêté : je l’avais essayé et c’était suffisant pour moi. 

WB : Et le 1er ?
MR : C’est arrivé très tard : c’était en 2019 justement à la mort de maman. J’ai voulu le lui offrir en cadeau, donc dans ce disque il y a un live de 2006 et un de 2019. Ce dernier a été donné lors du concert d’ouverture du 6ème Vilnius Piano Festival que je dirige. 
WB : Le 1er est mon favori ! 
MR : Là, je me sens bien, c’est une expérience que je vais continuer. C’est merveilleux.

WB : C’est un cataclysme, je l’ai entendu pour la première fois quand j’étais jeune et j’ai été saisi tout de suite ! Il faut du temps pourtant, car c’est très vaste comme structure
MR : C’est quand même hyper-classique, regardez le final, on dirait que c’est du Beethoven ! Et ce deuxième mouvement est d’une beauté..
WB : Est-ce que ces trilles en octave sont difficiles ?
MR : Non, c’est un mythe..

WB : Je sais qu’il y a quelques pianistes qui les ont joués, l’un à la suite de l’autre, est-ce que vous le considériez ?
MR : Je ne pense pas que ce soit nécessaire, c’est au moins un challenge personnel pour un pianiste. Par contre, je joue souvent les deux concertos de Liszt la même soirée, je pense qu’il faut le faire, d’abord, parce qu’ils sont courts et c’est un peu le masculin envers le féminin. 
WB : Les deux Brahms, c’est costaud quand même !
MR : Trop costaud..

WB :J’ai entendu une fois un pianiste allemand qui l’a fait, Michael Korstick. Le 1er était bien, mais lors du 2nd on a bien entendu qu’il était fatigué…
MR : C’est un challenge personnel, on a tous ce péché de faire des challenges personnels. 
WB : Avez-vous des références pour les concertos de Brahms ?
MR : Oui, Gilels !
WB : Je comprends…
MR : Gilels fut un artiste avec une immense capacité de travail respectueux pour un texte de compositeur. Il a toujours vu ce que les autres n’arrivent ou ne veulent pas voir dans cette partition. Pour lui, elle comme la bible, c’est une écriture sacrée. Cependant, c’est vivant et engagé de sa part. Je prêche la même idéologie. 

WB : J’aime beaucoup Arrau pour le son et Backhaus, mais ils sont tous les deux austères. J’ai beaucoup aimé Nelson Freire, où il y a une certaine lumière…
MR : Oui, c’est aussi une interprétation que j’aime. 
WB : Avez-vous vu le jeune pianiste Jonathan Fournel quand il a gagné le concours Reine Elisabeth, avec le 2nd de Brahms ?
MR : J’ai entendu son nom, mais je ne le connais pas. C’est rare que quelqu’un gagne avec ce concerto-là ! Quand j’étais jeune, on disait : « Quand vous jouez le 2nd de Brahms pendant un concours, on ne gagne que le 2ème prix, jamais le 1er ! » C’est le 3ème de Prokofiev ou Rachmaninov. 
WB : Pourtant il faut une technique de béton armé pour le 2nd de Brahms !
MR : Oui, mais cela ne donne pas cet effet spectaculaire immédiat, c’est plus profond et moins ‘tape à l’œil’.
WB : Celui qui a gagné le 2nd prix, c’était un Russe, qui jouait aussi bien Rachmaninov que Mozart que Schubert, mais cela ne m’a pas saisi.
MR : Je crois que le public et le jury ont évolué ! On ne se laisse pas séduire avec de la poudre aux yeux, on cherche un musicien. Heureusement, on ne cherche plus forcément un gladiateur qui gagne.

WB : Vendredi dernier, j’ai entendu un concert de l’Orchestre du Concertgebouw qui a joué les trois concertos pour piano de Bartok lors d’une même soirée, avec trois pianistes différents, Quel est votre rapport avec ce compositeur ?
MR : Vous vous rappelez les noms des pianistes ? C’étaient des Hongrois ?
WB : Oui, en effet, mais je ne me souviens plus de noms. 
MR : Ce n’était pas Adam Sokolay ?
WB : Non. 
MR : J’ai gagné le concours Liszt-Bartok, c’était la première fois que Bartok était intégré dans le programme du célèbre concours Liszt de Budapest pour l’anniversaire de ses 150 ans. J’ai dû faire connaissance avec la musique de Bartok un peu grâce à cela, je jouais l’Allegro barbaro, les deux merveilleuses Elégies et son 3ème concerto. Ce n’était pas un compositeur permis au conservatoire de Moscou dans les années ’50 ! Quand on le trouvait dans les cartables d’étudiants, ce n’était pas bien vu.
WB : Trop moderne ?
MR : Oui, c’était considéré comme une musique décadente, trop moderne..Il y avait toute une série de raisons, pour Hindemith c’était pareil. Il figurait aussi dans la liste noire des compositeurs. Je n’étais donc pas familière avec la musique de Bartok, sauf quelques pièces comme l’Allegro barbaro. Je devais apprendre certaines de ses compositions et je trouvais cela formidable. La variété de rythmes est incroyable, c’est une sorte de rage rythmique. J’ai découvert grâce à ce concours, mais j’ai choisi le concerto qui est moins « ensanglant », moins agressif, je ne suis pas adepte de musique ethnique, ce n’est pas ma tasse de thé, peu importe laquelle. J’ai adoré le deuxième mouvement du troisième concerto, l’andante religioso, et ce final qui est un peu fête populaire, mais élégante et légère. Il ne vous impose pas cette force populaire et ethnique. Le premier mouvement, c’est vraiment les oiseaux, cela ressemble au Catalogue d’oiseaux de Messiaen. Bartok est très large : c’est aussi le château de Barbe bleu et le Mandarin merveilleux, il y a certaines œuvres imprégnées d’images surréalistes. 

WB : Et les deux premiers concertos ? 
MR : J’aime écouter..
WB : Ce sont des œuvres fascinantes, le 1er concerto a été écrit il y a presqu’un siècle et j’ai été frappé par sa modernité !
MR : Il y a deux ans, j’ai été dans le jury du concours Bartok, 80% de la musique était celle de Bartok et j’ai commencé à avoir des palpitations cardiaques et je me suis dit :  « Qu’est-ce qui m’arrive ? » Après le concours, j’ai rencontré plein de gens qui ont dit : « J’aime sa musique, mais cela me donne des palpitations. » 
WB : Mon père qui aime beaucoup la musique m’a dit qu’il y a trop de dissonances dans les deux premiers concertos, je ne veux pas dire que ce soit de la belle musique…
MR : Non, ce n’est pas une belle musique, mais il y a une force de la nature, c’est un peu comme Le sacre du printemps, quoi ! 

WB : J’ai fait des recherches, parce que j’écris pour une revue musicale et je pense qu’il faut s’informer quand on va au concert. Je sais qu’Ashkenazy a joué les trois concertos de Bartok et je suis tombé sur une interview qu’il a donnée quand il était encore pianiste et il y avait même un film entier où il joue le 2ème concerto, c’était un sacré pianiste ! 
MR : Tout à fait, oui !
WB : Il a dit concernant le 2ème mouvement du 2ème concerto que « Bartok a voulu mettre en musique le sentiment de peur », parce qu’il y a un presto qui est injouable et je trouve cela fascinant comme expérience ! Mais ce n’est pas une musique facile d’accès !
MR : Non, cela continue à être difficile et le vainqueur du concours Bartok de 2019, Adam Sokolay, que j’ai invité au Festival de Vilnius, a impressionné tout le monde avec le 1er concerto. A Vilnius, il a joué la sonate, ce sont des harmonies qui vous endoctrinent en quelque sorte, c’est sauvage, presque païen comme musique. 

WB : Ashkenazy a dit aussi que c’est très difficile à mettre en place avec le chef et l’orchestre…
MR : C’est vrai, pour les concours, ce n’est pas donné ! 
WB : Pour le 1er concerto, il y a aussi un rôle important pour les percussions qui étaient autour du piano, parce que normalement, ils sont loin derrière. C’est intéressant de voir en concert, je ne m’étais jamais rendu compte que pendant le 1er mouvement du 2ème concerto, il n’y a que les cuivres et le piano qui jouent, les cordes ne font rien là. 

WB : Ce weekend de Pâques était un sale weekend, musicalement parlant avec le décès de Radu Lupu et celui de Nicholas Angelich, comment avez-vous vécu la disparition de ces deux pianistes ?
MR : C’est choquant, j’ai su assez vite pour Lupu, mais une heure après, j’avais du mal à croire qu’Angelich est mort aussi. Je me suis souvenu qu’il s’était déjà retiré depuis un certain temps, il avait des problèmes respiratoires. On ne savait pas trop, car il était très discret. Il était trop jeune pour mourir, c’est certain. C’est une disparition brutale de perdre en un jour ces grands messieurs. 

WB :   Quels sont vos souvenirs de Lupu ?
MR : Je ne l’ai jamais entendu en concert, mais je suis adepte de ses enregistrements, surtout ses Schubert. 
WB : Je n’oublie jamais la première fois que je l’ai entendu live : il a joué Chopin, ce qu’il ne faisait pas beaucoup, la sonate en si mineur. C’était un peu inégal, parce qu’en 1987, il pouvait parfois aussi « taper », dans le dernier mouvement, il a commencé à taper un peu, mais le 3ème mouvement, je me suis dit que c’était un funambule. Je me souviens aussi de la dernière sonate de Schubert et à un certain moment, je ne savais plus si j’avais somnolé ou si c’était l’impression hypnotique que son jeu m’avait procuré, c’était comme une transe…
MR : Oui, vous étiez comme une mouche englobée par une araignée, c’est l’immersion totale. C’est un art incroyable..

WB : J’ai été en contact avec un collectionneur qui avait justement un enregistrement de cette même 3ème sonate, il me l’a envoyée, ce n’était pas un pirate, mais un enregistrement de radio. J’ai écouté dans la voiture et je me demandais si cela me ferait le même effet une trentaine d’années après, j’ai fini arrêter sur la bande d’arrêt !
MR : Même pas dans la salle, c’est rare ! Il avait des capacités inouïes au sens artistique.
WB : Mais à la fin de sa carrière, il était devenu très fragile, il ne jouait pas plus fort que mezzo forte…
MR : La limite de vie est différent chez chacun, récemment, il y a aussi eu le décès de Nelson Freire..

WB : Oui, on vit de vilains temps ! Avez-vous entendu Nelson Freire en concert ?
MR : Oui.
WB : Que pensez-vous de lui ?
MR : C’était quelqu’un de naturel, sincère qui cherchait l’essentiel sans paraitre.

WB : C’est vrai, quand on compare Nelson et Martha, on a du mal à mettre en mots pourquoi lui était tellement bien !
MR : Je ne le connaissais pas personnellement, mais à travers de son jeu, je perçois qu’il n’était pas forcément sûr de lui, il cherchait, il doutait, c’est ça qui est charmant. C’est cette ‘faiblesse’ qui nous séduit probablement. C’est cette incertitude qui nous pousse à évaluer.

WB : Angelich a dit lors d’une interview qu’aucun musicien ne devait devenir blasé, comment ça peut s’éviter ?
MR : Blasé dans quel sens : de ne plus frémir à la scène ?
WB : Des fois dans la vie, on devient blasé, malgré soi, comment cela peut-il s’éviter ?
MR : C’est absolument impossible, enfin, c’est mon cauchemar de nuit que je perds l’appétit ou le gout pour l’excitation musicale. J’ai peur de perdre cela, sinon, je ne vais plus faire ce métier. J’aurais toujours mes moyens intellectuels et techniques, mais si je n’ai plus l’appétit ni le désir…Pour l’instant, aucune maladie, ni les difficultés de la vie ne m’ont empêché d’être excitée et d’être prise en jeu dans le quotidien du travail. Je ne travaille pas pour travailler, parce que j’en ai envie, je brule ! 

WB : Moi en tant qu’amoureux de musique il m’arrive qu’il y ait des œuvres dont je me lasse, par exemple la dernière sonate de Schubert que tout le monde joue tout le temps. J’aimerais que les pianistes jouent l’avant-dernière sonate, cela vous arrive aussi ?
MR : Oui, j’ai la même chose, pendant des masterclasses, on m’apporte des ballades de Chopin et pour moi, c’est une mauvaise nouvelle ! 
WB : Est-ce qu’on vous demande des œuvres que vous  n’avez plus envie de jouer ?
MR : Non, c’est ma liberté, je joue seulement ce que j’aime jouer, des choses qui me transportent. Je cultive cela pendant les concerts, ce doit être un événement, d’abord pour moi !

WB : Et si on vous demande de jouer un concerto que vous ne connaissez pas, l’apprendriez-vous pour l’occasion ?
MR : Certainement, mais ceci n’a pas toujours bien terminé. Il y a quelques années, on m’a proposé un projet avec l’Orchestre symphonique Radiodiffusion de Moscou sous la baguette de V. Fedoseyev dans un super endroit avec un cachet magnifique. Une autre expérience heureuse fut la proposition de jouer un concerto que je n’ai pas travaillé avant. J’ai dit ‘oui’ tout de suite, c’est assez typique pour moi. Si jamais on me propose de jouer un concerto que je ne joue pas, mais que je voudrais apprendre, j’ai toujours dit « oui », car je considère ceci comme une chance d’acquérir la musique que j’aime et enrichir mon répertoire.  Il s’agissait du concerto de Grieg et il ne figurait pas dans mon répertoire de 40 concertos ! J’ai seulement joué le 1er mouvement à 12 ans et puis je n’avais plus envie. Ce n’était pas intéressant, je suis passée directement à Tchaikofsky, Rachmaninov et Liszt et je n’ai plus eu l’occasion d’apprendre le reste. 
C’est pourtant une très belle musique, je l’adore et je me suis toujours dit : « Pourquoi est-ce que le concerto de Grieg ne figure pas dans mon répertoire ? » Maintenant, je veux l’apprendre, c’est le contraire de ce que vous m’avez demandé. Je suis contente que ce soit tombé des cieux, je vais enfin le faire pour janvier prochain.
WB : Donc ce concert va avoir lieu ?
MR : Oui, c’est ça, ce sera à Wiesbaden, avec …….( ?) avec qui j’ai joué Penderecki, une cheffe d’orchestre merveilleuse. Je voulais trouver un concerto contemporain pour moi, pour que je puisse parler la langue d’aujourd’hui et j’ai parlé à tous les compositeurs possible, aux organisateurs en Lithuanie pour trouver quelqu’un qui m’écrive un concerto. 
WB : Dernière question : j’ai travaillé avec une dame russe la semaine dernière et hier j’étais à la maison et cela a sonné. Il y avait un fleuriste qui était venu m’apporter des fleurs, je ne m’attendais à rien. Je suis descendu et c’étaient des fleurs justement de la dame avec qui j’avais travaillé. Elle m’avait écrit un mot pour me remercier, cela fait plus de 30 ans que je donne des cours, mais cela m’a profondément touché. Je croyais avoir  fait mon travail, quant à vous, on a dit qu’il ne faut jamais devenir blasé, si quelqu’un vous fait un compliment, est-ce que cela vous touche ou est-ce qu’on s’y habitue ?
MR : Je trouve que c’est très touchant de recevoir des remerciements. Ce n’est pas facile pur tout le monde. Il faut recevoir chaque compliment pour avoir une bonne estime de soi, pour avoir les critiques et les compliments, les deux. Donc la réception d’un compliment demande aussi un effort, les artistes aiment être complimentés et reconnues, même dans la rue. On peut dire qu’on en a marre des photographes, mais c’est ça qui est blasé. Cela me fait plaisir, vraiment, cela donne une forme de continuation, on se sent nécessaire. Je tiens à me rappeler un certain nombre de compliments et de commentaires très importants, par exemple « J’ai entendu chaque note que vous avez jouée », c’est très important. C’est pour cela que je travaille et pour moi, c’est juste. Ces compliments restent dans les oreilles, la réception des fleurs est aussi très importante. La preuve : j’emporte toujours avec moi le bouquet de mon dernier concert.