Ede, le 15 octobre 2022
Willem Boone (WB) : Ma première question est peut-être très prévisible, mais est-ce que c’est vrai que pour le concours Reine Elisabeth, qu’il y a un avant et un après ?
Jonathan Fournel (JF) ; (rires) Oui, après le concours, on ne sait pas exactement comment cela va se passer, on ne peut pas le prévoir. Pendant le concours, on est très focalisé sur ce qu’on va faire, musicalement pour le travail qu’on va fournir pour chaque épreuve. C’était ma manière de voir les choses, une épreuve après l’autre et ne pas penser à la finale. Et même pour la finale, lorsqu’on se préparait, on était tous enfermé à la chapelle. On avait tous envie que ça finisse, parce que c’était long, ça durait un mois, mais on gardait quand même bien notre esprit ouvert sur l’actualité du moment, qui était de s’inspirer pour la dernière ligne droite. Dès les résultats de la finale, on avait l’impression que sa vie basculait en moins de cinq minutes après une attente de deux ou trois heures. C’est beaucoup moins qu’après la première épreuve, où il faut attendre une semaine. Il y a eu directement après la rencontre avec les reine et des interviews avec des journalistes et la télé. Il y a directement après beaucoup de concerts, cela arrive assez rapidement.
WB : C’est un tourbillon qui commence ?
JF : Oui, c’est un vrai tourbillon qui est difficile. Je ne vais pas me plaindre non plus, mais c’est difficile à gérer au début. Il faut trouver de bonnes personnes à vous aider à faire les choses au début. Il y a beaucoup de choses qui arrivent, cela foisonne dans tous les sens. De toute façon, il faut s’accrocher.
WB : Et vous avez eu un bon agent après ?
JF : C’est l’agent que j’ai maintenant et que j’ai rencontré après le concours, Roman Blandel de Solea. Cela se passe très bien, je suis très content, cela a changé ma vie. C’est bien qu’il y ait une agence comme Solea pour s’occuper de gérer des concerts, je n’y arrivais vraiment pas après le concours. Je passais plus de temps à l’ordinateur et au téléphone que sur le piano. En même temps il fallait que je le fasse à ce moment-là, car il n’y avait pas que les concerts, mais aussi le label Alpha qui attendait que je leur fournisse l’enregistrement que j’avais réalisé au mois de février, avant le concours. Il fallait tout réécouter, cela prenait du temps aussi.
WB : J’ai parlé à Frank Braley il y a longtemps, il m’a dit qu’il savait que sa vie allait changer d’une minute à l’autre quand il a appris qu’il avait gagné le concours. C’était la même chose pour vous ?
JF:Sur le moment, on sait que cela va changer la vie, je pense qu’il ne s’y attendait pas lorsqu’il a remporté la victoire. Il y avait des gens qui lui avaient dit qu’il n’avait pas beaucoup de chance de gagner. Je crois qu’il supportait aussi l’un de ses deux autres amis pour gagner le premier prix et il pensait que c’était l’un de ces amis qui allait gagner. En même temps, au moment des résultats, on a envie d’entendre son nom très vite, parce qu’on a envie que cela finisse. Pour le concours Reine Elisabeth, ils commencent par le premier prix. Il y en a qui commencent par le sixième prix et il y a une tension incroyable..
WB : C’est cruel !
JF : C’est cruel dans les deux cas !
WB : Et est-ce que c’est vrai que vous êtes sollicité par des personnes qui ne vous auraient pas approchées si vous n’aviez pas gagné ?
JF : Oui, je pense. Il y avait des endroits qui m’avaient peut-être oublié pendant un moment et qui ont réalisé que j’existais (rires), ils ont profité de cette occasion pour m’inviter. Cela arrive partout.
WB : Et comment c’était de jouer pour une salle quasiment vide, c’était d’un tel triste à voir, avec des gens qui portaient des masques…
JF : C’était ce qu’il y avait de plus anti-musical..
WB : Est-ce que la présence du public vous a manqué ?
JF : Mais oui, beaucoup, cela rappelait un peu les examens au conservatoire .C’était un peu spécial de se donner à fond pour un public qui n’était pas là. Il fallait s’imaginer qu’il y avait des gens..
WB : Vous avez eu une semaine pour apprendre le concerto imposé de Montovani, pourriez-vous normalement apprendre une pièce dans une semaine ou était-ce stressant ?
JF : Non, je n’ai pas ressenti de stress, j’ai fait la classe d’accompagnement à Paris, on apprend à déchiffrer des partitions d’orchestre et de quatuors à cordes. J’adore ce travail et j’arrive à le faire très vite. Ce n’était pas du tout le stress, cela ne me faisait pas peur du tout. Une semaine pour l’apprendre, c’était excitant.
WB : Concernant le second concerto de Brahms, comme Braley dans le temps avec le 4ème concerto de Beethoven, vous avez joué un concerto un peu atypique, comparé aux concertos de Rachmaninov. Est-ce que vous étiez le premier à gagner ce concours avec une œuvre de Brahms ?
JF : Pour ce concours, oui. Je me sens mal à l’aise dans les concertos de Rachmaninov. Je voulais jouer ce concerto de Brahms depuis longtemps et je ne me voyais pas faire autre chose.
WB : Pourtant, c’était un choix avisé, même si le second de Brahms n’est pas un cheval de bataille virtuose, c’est un concerto qui demande énormément de force et d’endurance ?
JF : Il est extrêmement difficile, sur la longueur, il y a des choses embêtantes à faire au milieu. C’est une œuvre qui dure presque cinquante minutes et qui demande un souffle. C’est une symphonie avec orchestre et un boulot a deux. Je ne me voyais pas faire autre chose, j’adore trop ce concerto.
WB : Dans le premier mouvement, il y a des choses impossibles !
JF : Ah oui, il y a des choses embêtantes (rires).
WB : J’ai vu un petit film sur YouTube et il y a un passage, on voit les déplacements des mains au début et on se dit que c’est impossible !
JF : Cela ne montre pas que c’est difficile, cela ne se voit pas. C’est moins impressionnant qu’un 2ème de Prokofiev par exemple.
WB : Est-ce que le second est plus difficile que le premier concerto de Brahms, je crois qu’il y a des choses moins impossibles ?
JF : Je joue aussi le premier, c’est d’une difficulté différente. Dans le second concerto, il y a beaucoup d’éléments différents, ne serait-ce dans un seul mouvement. Dans le premier concerto, il y a beaucoup de polyphonie, surtout dans le premier mouvement. Peut-être il y a deux ou trois passages, surtout avec des octaves qui sont très durs et qu’il faut travailler énormément. Il y a d’autres difficultés, mais c’est vrai qu’il a l’air plus facile.
WB : Les trilles en octaves ne sont pas faciles non plus ?
JF : Ils ne sont pas faciles, mais il y a des choses plus embêtantes. Avec des octaves et des déplacements, on ne peut pas regarder ses deux mains en même temps ! Ce n’est pas assez de jouer des octaves, il faut avoir le son qui va avec.
WB : Voyez-vous le second concerto comme un combat ?
JF : Non, c’est trop généreux pour être un combat, peut-être seulement dans le deuxième mouvement.
WB : Pourtant il est éprouvant…
JF : C’est vrai, mais le troisième et le quatrième mouvement sont là pour nous rassurer !
WB : J’imagine qu’à la fin du deuxième mouvement on est déjà fatigué !
JF : Oui, en effet, à la fin du scherzo, le troisième mouvement fait du bien.
WB : Et clairement, Brahms est l’un de vos compositeurs de chevet ?
JF : Oui, j’aime beaucoup Brahms.
WB : Et vous ne serez donc pas d’accord avec Samson François qui disait : « Rien que d’y penser me donne mal aux mains ! »
JF : (rires) Je n’ai pas de tension dans mes mains à cause de Brahms, au contraire ! Je prends plaisir à l’étudier et à le jouer.
WB : Je pense que techniquement il est très ingrat, non ?
JF : Oui, il y a des choses impossibles à jouer, par exemple dans les Variations Paganini et dans les variations Haendel. Mais en même temps sa musique est trop belle pour être freiné par deux ou trois problèmes techniques. Il y a d’autres compositeurs qui ont fait des choses complètement impossibles à jouer, mais qui sont moins intéressants et on a moins envie de travailler. Cela donne moins de plaisir, c’est moins généreux musicalement.
WB : A propos, je ne peux pas dire à quel point cela m’ait fait plaisir que vous ayez joué les Variations Haendel, quel caléidoscope !
JF : Quelle belle œuvre !
WB : Une des plus belles séries de variations aussi !
JF : Et en plus, quelle bonne idée de finir une série de variation avec une fugue. On commence dans le style de Haendel et puis on finit dans le style de Bach, mais en ayant fait un voyage dépaysant.
WB : Mon père aime beaucoup la musique, il joue de l’orgue et il m’a dit : « Cette fugue n’est pas bonne, celles de Bach sont bien meilleures, cela ne dure pas assez longtemps ! »
JF : Celle de Brahms dure quand même six minutes ! (rires), si cela fait penser à quelques fugues, c’est celle en ré mineur de Bach pour orgue (fredonne), c’est un peu le même esprit que celle qui clôt les variations Haendel. Mais ce qui compte, c’est cet espèce de cérémonie après toutes ces variations, c’est une célébration. Il y a toute cette série de variations juste avant, à partir de la 20ème variation, il y a aussi la boite à musique qui nous sort un peu du temps, elle nous fait oublier un peu qu’on est dans quelque chose de sérieux. Les trois dernières variations sont des ouvertures qui nous préparent petit à petit à la fin. Quand on arrive sur le thème de la fugue, on sent qu’on en avait besoin. C’est un souffle qui continue. On ne peut pas avoir de meilleure manière que de finir par cette fugue, qui n’est pas toujours forcément une vraie fugue, parce que cela devient du Brahms, de l’orchestre. On est bien au-delà des difficultés pianistiques, Brahms pense à la meilleure façon de faire sonner le piano. A la fin, cela fait penser à une partition d’orchestre.
WB : A propos, votre disque est très réussi, j’ai été frappé par votre approche presque symphonique de la troisième sonate, est-ce que vous la voyez en effet comme une symphonie déguisée ?
JF : Oui, c’est ainsi qu’elle a été présentée, je ne pense pas qu’on puisse la voir d’une autre manière que comme une œuvre orchestrale, pour 90% il est possible d’imaginer quel instrument ou quelle orchestration Brahms aurait voulu utiliser. C’est intéressant d’ailleurs de voir qu’il y a beaucoup d’œuvres qu’il a écrites à la fois pour orchestre et pour piano seul, comme les variations Haydn. Même la 1ère sonate est une symphonie qu’il a peut-être du écrire dans sa tête pour orchestre. Après il l’a retranscrite pour piano, c’est un orchestre au piano.
WB : Et quels sont les mérites de la 1ère sonate que l’on entend beaucoup moins souvent ?
JF : C’est un peu une sonate mal-aimée, même si c’est son opus 1, ce n’est pas sa première œuvre, car il avait écrit d’autres compositions avant. Si cela avait été son opus 30, on aurait probablement dit que c’est une œuvre magnifique.. Maintenant on dit que sa première œuvre et qu’il y a beaucoup de choses à faire. Il peut y avoir dans les transitions des choses un peu abruptes, mais il y a beaucoup de magie à l’intérieur. Quelle bonne idée aussi de commencer sa première sonate éditée en do majeur, c’est une tonalité très basique. Il l’a choisi vraiment pour ouvrir cela comme la porte de Kiev de Moussorgsky et aussi pour sa 1ère symphonie. Il a voulu montrer aussi qu’il était capable d'écrire techniquement pour un pianiste. L’écriture est variée : le 3ème mouvement est une danse, le 4ème est un rondo qui avance et qui s’emballe complètement, et dans le 2ème mouvement il y a un choral auquel on ne s’attendait pas du tout.
WB : Est-ce que vous voyez dans le 1er mouvement un renvoi à la sonate Hammerklavier ?
JF : Ah oui, il peut y avoir des similarités, même si c’est une autre tonalité (fredonne début de la sonate Hammerklavier), il peut y avoir quelque chose !
WB : Claudio Arrau qui était un grand brahmsien et qui jouait pas mal d’œuvres pour piano seul de Brahms a dit à propos de cette sonate qu’il la trouvait faible et qu’il n’aimait que le mouvement lent. Est-ce que vous lui donnez tort ?
JF (rires) : Oui, c’est loin d’être une faiblesse de Brahms d’avoir écrit cette sonate!
WB : Est-ce qu’il n’y a pas un peu trop d’octaves pourtant par ci, par là ?
JF : Il y en a beaucoup plus dans Liszt, hein ! (rires)
WB : Oui, d’accord, dans la Dante sonate…
JF : Là-dedans, il y en a beaucoup plus !
WB : Vous avez dit que dans le piano, il se cache tout un orchestre. Je me suis dit si c’est vrai, parce que pour moi, c’est un instrument au son un peu neutre, est-ce qu’il n’est pas plus difficile d’y rechercher différents timbres que sur un instrument à cordes, où un peut modeler le son ?
JF : En classe d’accompagnement on faisait beaucoup de travail sur la manière d’imaginer au plus profond de nous de ce qui peut sonner, ce qui peut se rapprocher de la sonorité d’orchestre lorsqu’on travaillait sur les partitions d’orchestre. On a par exemple déchiffré la 2ème symphonie de Sibelius où il y a beaucoup de timbres différents. On sait comment cela sonne à l’orchestre, comment les trombones sonnent, on sait qu’on ne peut pas faire une attaque de la même manière pour deux trompettes en do qui sont là-haut et qui sont un peu perçantes, puis les cors qui ont quelque chose d’un peu plus noble. Cette approche aussi du hautbois et de la flute, on essaye d’imiter au maximum. On ne sait qu’on n’arrivera pas avec ce clavier qui est mécanique, avec des marteaux qui frappent les cordes. C’est difficile, mais on doit garder à l’esprit quand on essaye d’imiter des instruments avec un piano que chaque voix est l’imitation d’une voix pour avoir la longueur du son ou la respiration, ou à quel moment on aurait besoin de ralentir. Après, quand on a compris au point de vue de chaque voix, comment on arrive à les mettre ensemble pour pas que ce ne soit pas complètement déconnecté et que ça fasse un tout, plutôt que de le prendre comme un tout avec des choses à l’intérieur. C’est une identité de dix personnes différentes qui essayent de jouer ensemble. C’est peut-être décortiqué, mais je trouve ce travail excitant !
WB : Je me dis que rechercher des sons différents au piano est le privilège de quelques très grands, comme Radu Lupu par exemple ?
JF : (rires)
WB : Il y arrivait, n’est-ce pas ?
JF : Oui, c’est Radu Lupu, il était magnifique. Lupu, Lipatti, Kempff, ces anciens qui recherchent les sons, aussi à l’intérieur, mais je pense que la volonté n’était pas premièrement de fixer sur le piano la technique du piano, il y avait quelque chose derrière la tête qui était plus grand : certainement le chant de l’opéra.
WB : Votre professeur Gisèle Magnan vous a montré comment on peut jouer tout un opéra sur un piano, je me suis dit : comment le fait-on ? Certes, c’est possible de jouer les notes, mais comment incarner des caractères sur un piano ?
JF : Justement, en s’imaginant qu’on peut y mettre des paroles. Pour les caractères, le plus facile est de prendre Mozart. Dans la sonate en do mineur, c’est tellement évident d’avoir un caractère différent pour les premières mesures. Il faut y croire, à l’intérieur du début pour le premier et le second thème, on essaye d’imaginer les conversations que pourraient avoir différents personnages. Quand on veut que l’autre comprenne vraiment, on essaye d’insister au maximum pour que ce soit compréhensible. Avec le piano, c’est un peu la même chose, on peut insister au point de vue phrasé aussi.
WB : Dans la Fantaisie en do mineur, il se passe quelque chose de pareil. C’est Perahia qui a expliqué une fois lors d’une masterclass qu’il y a un dialogue entre une soprano et un ténor.
JF : Il y a des thèmes qui sont aussi utilisés dans certains opéras, dans des lieder, qu’on retrouve partout et qui sont assimilées à la voix, surtout chez Mozart. Il était un précurseur, Chopin s’inspirait aussi du bel-canto italien et de Bellini.
WB : Et est-ce Gisèle Magnan qui vous a, en quelque sorte, dissuadé de la virtuosité ?
JF : (rires) : Lorsque je l’ai rencontrée, j’avais beaucoup de volonté à jouer beaucoup de Rachmaninov, Prokofiev et Liszt. Je suis arrivé chez elle et travaillais la sonate de Liszt à ce moment-là. Elle est un peu à part, car il y a tellement de choses à l’intérieur avec l’opéra, Faust, etc. Je jouais aussi la Dante sonate, c’est un peu un passage obligé de repasser par les classiques avant de griller les étapes. Elle m’a dit : « Tu peux apprendre le 1er de Tschaikofsky ou le 3ème de Rachmaninov plus tard, tu peux les travailler si tu veux, mais ce qui va forger ta recherche musicale et ta manière de concevoir les choses en quelque sorte, c’est les compositeurs classiques », donc Beethoven, Schubert, Mozart, Chopin aussi. En tout cas, on restait vraiment dans les classiques. C’est effectivement moins excitant et impressionnant que toutes les études de Rachmaninov. J’ai toujours envie de jouer des œuvres de Rachmaninov et de Prokofiev, ça commence à revenir, mais ma manière de voir les choses maintenant est passée par ces années très classiques. Cela me donne un regard complètement différent sur les choses et me donne plus de plaisir à jouer encore du Mozart et du Beethoven. Il y a beaucoup moins de choses à jouer, c’est plus facile techniquement et encore..mais il y a tellement de choses à l’intérieur. On pourrait travailler toute une vie, on n’aura jamais fini..
WB : Mais est-ce que la virtuosité n’est pas un plaisir tactile ?
JF : Si, cela peut faire du bien !
WB : Je suis mauvais pianiste, mais si j’arrive à jouer un trait virtuose, cela fait plaisir !
JF : (rires) : Oui, de temps en temps, cela peut faire plaisir.
WB : Il ne faut pas que ça devienne un but en soi…. Je pense que le piano est premièrement un instrument virtuose ?
JF : Liszt a créé le récital au 19ème et il a amené le piano à être plus vu comme un instrument virtuose et c’est vrai qu’il y a eu des compositeurs qui ont écrit des œuvres très difficiles. En même temps, Brahms est virtuose à sa manière. Je joue aussi du Szymanovsky qui est aussi virtuose à sa manière. Il y a toute une tradition : Liszt, Busoni Rachmaninov. On les remercie, car ils ont écrit de belles choses !
WB : Croyez-vous que cette envie de jouer de la musique virtuose soit une phase passagère ?
JF : C’est un choix de ce qu’on aime jouer ou pas, cela dépend de la personnalité. Il y a des musiciens qui adorent jouer des choses virtuoses, comme chez les violonistes qui adorent Paganini. Pour l’instant, je ne suis pas dans une phase très virtuose, sauf dans Szymanovsky qui me fait plaisir. J’ai plus de plaisir à rechercher des choses musicales, je n’ai pas envie de montrer quoi que ce soit avec mes doigts.
WB : J’ai lu une fois : « La virtuosité, c’est ce qu’il faut pour réaliser ses buts »
JF : Je pense que le but principal est de faire de la musique et que la virtuosité vient après par rapport à ce qu’on veut.
WB : J’ai encore quelques questions sur le répertoire : j’ai beaucoup aimé votre interprétation du 18ème concerto de Mozart lors du concours, je crois que c’est un excellent test pendant un concours, car dans Rachmaninov, Prokofiev et Brahms, il y a beaucoup de notes, mais dans Mozart beaucoup moins. Il y a des pianistes très virtuoses, mais qui ont peu à dire dans sa musique.
JF : C’est là que c’est toujours un peu dangereux avec ces compositeurs et le fait de mettre un mouvement de sonate de Mozart ou de Beethoven dans un concours, un concerto de Mozart permet dans beaucoup de compétitions de faire le tri parmi ceux qui ont des choses à dire dans ce compositeur, c’est vrai. Le choix de ce concerto en particulier s’est fait sur l’avis de mes professeurs de l’époque, il y avait une liste de six ou sept concertos de Mozart pour le concours Reine Elisabeth et il n’y avait pas le seul concerto que je jouais (rires), celui en do majeur. Je voulais donc jouer le numéro 23 et Louis Lortie m’a avoué : « Ah non, il y aura sans doute quinze personnes qui vont le jouer, tu n’as qu’à faire le 18ème, il est moins joué et il y a dix fois moins de chance que quelqu’un d’autre le fasse ». Il y aura moins de volonté de vouloir comparer avec une autre interprétation, les membres de jury peuvent être fatigués d’entendre jouer la même chose. Pour le 18ème concerto, c’est le deuxième mouvement qui m’a fait craquer !
WB : Je pense qu’il y a même un rapport entre le second de Brahms et ce concerto-là de Mozart, est-ce que ce n’était pas Brahms lui-même qui disait qu’il recherchait l’intimité de Mozart ?
JF : Je ne sais pas…
WB : Vous jouez ce soir Prélude, Fugue et Variation de Franck, je ne connais pas du tout, est-ce une œuvre pour orgue ?
JF : Oui, en effet, c’est écrit pour piano et harmonium, après il y a eu une version pour orgue…
WB : Ah si, je me souviens !
JF : Franck n’a pas fait la transcription pour piano, c’est Bauer qui l’a faite. Du coup, j’ai fait ma propre transcription, j’ai repris la partition d’orgue..
WB : J’ai entendu que l’écriture de Franck est ingrate, parce qu’il était organiste ?
JF : Il y a des choses un peu bizarres effectivement. Dans Prélude, Choral et Fugue, il y a des choses embêtantes, de même que dans Prélude, Air et Final et le Quintette avec piano. Il avait les mains très grandes, il y a des choses difficiles à jouer sans devoir les arpéger, par exemple le Prélude de Prélude, Air et Final.
WB : Et les Variations opus 3 de Szymanovsky, sont-elles aussi éblouissantes que celles d’opus 10 ?
JF : Elles sont encore plus romantiques et romantisées que celles d’opus 10, il y a un an de différence entre les deux opus et il y a déjà une évolution dans l’écriture de ce compositeur. Il a à peine vingt ans et il est train de se chercher, il est encore un peu à la manière de Scriabine. Ces variations sont un peu un exercice de style, il y a un thème magnifique, qu’il veut utiliser dans une dizaine de variations dans tous les recoins possibles du piano, avec beaucoup de virtuosité par moments. En même temps, c’était un grand fan de polyphonie et de voix qui s’entremêlent, un peu comme Chopin.
WB : C’est vrai que ses premières œuvres sont chopiniennes !
JF : Chopin est passé par là, on peut retrouver la polyphonie de Chopin dans la sonate pour violoncelle avec beaucoup de chromatisme. Dans la 3ème sonate aussi on retrouve aussi ce qu’il entendu, assimilé, appris. Szymanovsky est unique, car il ne ressemble à personne d’autre. C’est un compositeur romantique qui se cherche et qui écrit de très belles variations. J’ai très envie de les jouer, elles ne sont pas très souvent jouées, mais je content de le faire.
WB : J’ai été frappé encore lors du concours quand vous avez joué le 3ème Scherzo de Chopin et j’ai remarqué que vous êtes très fidèle au texte, parce qu’il y a un passage que presque tout le monde joue trop vite. Il s’agit des cascades au milieu que vous avez joués dans le bon tempo !
JF : C’est un choral avec quatre mesures et quatre mesures de cascades descendantes, je n’aime pas ce côté inéluctable, un peu comme une marche, quelque chose de solennel. Il n’a pas marqué de changement de tempo, ce n’est pas parce qu’il n’écrit pas de changement de tempo qu’on ne peut pas le faire.
WB : Il n’y a que Claudio Arrau et vous qui jouent ce tempo-là !
JF : Claudio Arrau aussi ?
WB : Oui, il était très fidèle au texte, toujours !
JF : Ah, j’ai l’intérêt de l’écouter !
WB : Tous les grands chopiniens comme Pollini, Ashkenazy et Argerich changent de tempo, c’est frappant !
JF : Je ne comprends pas pourquoi ils le font !
WB : Concernant Arrau, j’ai lu une fois dans une critique, j’ai pris la partition et je me suis dit : « Mince, c’est vrai ! »
JF : Si on a l’habitude de l’entendre joué comme ça, on ne se pose plus la question si ça doit être joué ainsi ou non. C’est comme la marche turque de Mozart, c’est marqué si-la-sol-la-do avec trois doubles croches (chante) , ça sonne beaucoup plus comme une marche turque !
WB : C’est vrai, ou le rondo du 1er concerto de Beethoven !
JF : Je ne me souviens plus, j’ai le dernier mouvement du concerto pour violon en tête !
WB (chante)
JF : C’est pareil, oui ! C’est difficile à faire, c’est certain..
WB : J’ai encore deux questions : Alain Lompech vous a appelé ‘un tigre sauvage et raffiné qui entre dans la légende rocassienne’, cela vous va ? Il y a un tigre en vous ?
JF (rires) : Je ne sais pas, c’est ce qu’il a remarqué peut-être ! Si c’est ce qu’on pense de moi, pourquoi pas ? Je trouve que le tigre est un très bel animal, vraiment stylé !
WB : J’aime les gens qui rugissent, il y a des pianistes qui ne le font pas assez ! J’ai encore une dernière question : est-ce que vous avez d’autres projets de cd ?
JF : Oui, pour l’instant ce n’est pas tout à fait planifié, l’année prochaine, il y a aura du Chopin. Il y a aussi deux concertos de Mozart au mois de février, les numéros 18 et 21.
WB : Avec quel orchestre ?
JF : Le Mozarteum de Salzburg.
WB : Nourri dans le sérail !